Jérôme Blanchet-Gravel. La face cachée du multiculturalisme

Jérôme Blanchet-Gravel
La face cachée du multiculturalisme, Les éditions du Cerf, collection Idées, 2018, 224 pages

La face cachée du multiculturalisme est le plus récent ouvrage de l’essayiste Jérôme Blanchet-Gravel. La lecture révèle chez lui un grand talent. Ce talent n’a rien à voir avec la sociologie, l’étude des religions, l’histoire des idées, la science politique ou l’écriture d’essais. Le talent de Blanchet-Gravel est de convaincre des éditeurs crédules ou opportunistes de publier ses manuscrits. On en voit des signes sans ouvrir le livre. Le quatrième de couverture déclare que l’essayiste serait « considéré comme l’une des nouvelles figures de la libre-pensée au Québec », une déclaration qui devrait surprendre les connaisseurs des débats d’idées du Québec. Autre signe inquiétant, la couverture annonce une préface signée par le sociologue Michel Maffesoli. Un auteur produisant surtout des textes anecdotiques qui masquent souvent leur peu de méthode et d’analyse par une érudition qui s’en tient au verbiage et aux références inutiles à des sources d’envergure.

Mais que dit l’essai de Blanchet-Gravel ? Sa thèse est que l’idéologie multiculturaliste n’est pas de gauche, mais qu’elle aurait plutôt des racines réactionnaires qui mèneraient à une vie sociale marquée par les divisions ethniques et religieuses. Le texte répète des critiques déjà connues du multiculturalisme. Par exemple, le multiculturalisme serait fortement influencé par des marxistes déçus (voir chapitre trois). Ces idéologues auraient transféré leurs espérances et leurs allégeances de la classe ouvrière aux minorités ethnoculturelles lorsque les ouvriers se sont avérés trop conservateurs face au projet révolutionnaire. Le livre s’attaque aussi au multiculturalisme en lui attribuant un fort pouvoir de division sociale qui exacerberait les différences et rivalités entre les groupes sociaux. Encore une fois, l’essai reprend un propos déjà répandu. Pour étoffer sa critique, Blanchet-Gravel imite parfois Maffesoli, en ayant recours aux noms de grands auteurs. Par exemple, un passage de quelques pages se réfère à Hobbes pour expliquer en quoi le multiculturalisme briserait l’effet pacificateur et unificateur de l’état moderne (voir p. 151 à 154). Hélas, la réflexion déployée fait très peu d’efforts pour tenir compte des différences de contexte entre aujourd’hui et l’époque lointaine d’Hobbes. Malheureusement, en ce qui concerne ce genre d’analyse rustique, le livre récidive souvent.

Cela se voit dans les nombreux passages où La face cachée du multiculturalisme tente d’offrir une critique originale du multiculturalisme. Blanchet-Gravel déclare que le multiculturalisme serait fondamentalement réactionnaire. Selon l’essayiste, l’Occident serait une civilisation sortie de la spiritualité. Déroutés par ce profond changement, de vastes pans de la population occidentale chercheraient à retourner dans le monde abandonné de la religion. Pour retrouver son chemin vers le religieux, cette population tournerait ses désirs vers des phénomènes disparates tels que l’islam, le bouddhisme ou la spiritualité hindoue. Ce désir de retour au sentiment religieux perdu serait une des principales sources d’inspiration du multiculturalisme. Blanchet-Gravel défend cette interprétation en décrivant des phénomènes tels que la fascination pour l’Orient d’intellectuels du XIXe siècle et des hippies de la contre-culture. Cette interprétation est toutefois affaiblie, elle aussi, par le manque de nuances de l’auteur. Par exemple, l’ouvrage ne mentionne pas que ces admirateurs de l’Orient du XIXe siècle étaient surtout de petites cliques d’intellectuels, de bourgeois et d’aristocrates politiquement dispersés. Quant aux hippies des années 60 et 70, on peut contester la réelle profondeur de leur intérêt pour le yoga et le sitar. L’interprétation est aussi affaiblie par un fait capital : Blanchet-Gravel ne cite pas les auteurs et défenseurs de l’idéologie multiculturalisme. Il se contente de déclarer que leur désir de retour au spirituel serait inconscient. Le lecteur critique reste avec l’impression que la thèse du livre est produite moins par réflexion que par fabulation. On pourrait dire plus poliment que l’auteur préfère la création d’un métadiscours à l’analyse.

Cette tendance à déformer ou ignorer la pensée d’autrui se voit aussi quand Blanchet-Gravel tente de défendre sa thèse en ayant recours au traditionaliste mystique René Guénon (voir chapitre cinq). L’essayiste dépeint ce dernier comme un précurseur des racines cachées et réactionnaires du multiculturalisme. Blanchet-Gravel résume la pensée de Guénon : ce mystique détesterait un Occident devenu sans spiritualité, sans symbole, sans notion de l’autorité religieuse. Guénon tournerait ensuite ses espoirs vers « l’Orient », lieu ayant gardé un attachement aux hiérarchies d’ordre divin et aux symboles spirituels. Selon Blanchet-Gravel, ces éléments feraient de Guénon un prémulticulturaliste. Malheureusement, l’auteur passe sous silence de très larges pans de la pensée de Guénon. Rappelons aux lecteurs que le multiculturalisme est une pensée surtout libérale, dont les réflexions portent surtout sur l’aménagement d’une société pluraliste abritant une multitude de groupes sociaux aux repères spirituels et identitaires très variés. Quant à Guénon, une part importante de son œuvre idéalise des sociétés divisées entre les prêtres, les guerriers, et ceux qui leur obéissent en silence. Par exemple, Guénon préfère le Moyen-Âge européen aux démocraties libérales du début du XXe siècle. Sans oublier que Guénon est un auteur peu connu et peu influent, autant avant qu’après sa mort. Le fait que l’essayiste déclare malgré tout un lien entre ce vieux mystique et le multiculturalisme est troublant. On peut se poser la question suivante. Si Blanchet-Gravel voyait un carrosse d’épicerie à côté d’une voiture, s’exclamerait-il « Ils sont pareils, regardez le nombre de roues ! » ?

En somme, c’est bien plus la question de la rigueur intellectuelle que celle du multiculturalisme qui transpire des pages de La face cachée du multiculturalisme. Les meilleurs passages du livre disent des choses déjà dites et connues. Les idées originales de Blanchet-Gravel sont vite sabotées par sa plume empressée. Cette allergie à la nuance et à la démonstration donne l’impression que le but de l’essai n’est pas de contribuer aux débats. La fin des années 2010 est marquée par les controverses et les polémiques concernant l’idéologie multiculturaliste. Le quatrième de couverture de l’essai et sa thèse promettent à l’acheteur multiculturalo-sceptique un contenu original qui apportera de nouvelles munitions à sa pensée. Mais le livre lui-même ne livre pas cette marchandise. Ses réflexions sont souvent brouillonnes. Les affirmations originales offertes résistent très mal à l’examen critique. Dit autrement, le livre rappelle un vendeur de voitures usagées qui promet une voiture fiable, indispensable et désirable. Mais chez les livres comme chez les voitures, sous les plus belles et séduisantes promesses, se cachent parfois les qualités d’un agrume jaune vif.

Sébastien Bilodeau
M. Sc. service social, secrétaire-trésorier de Génération Nationale

 

Jérôme Blanchet-Gravel
La face cachée du multiculturalisme, Les éditions du Cerf, collection Idées, 2018, 224 pages

La face cachée du multiculturalisme est le plus récent ouvrage de l’essayiste Jérôme Blanchet-Gravel. La lecture révèle chez lui un grand talent. Ce talent n’a rien à voir avec la sociologie, l’étude des religions, l’histoire des idées, la science politique ou l’écriture d’essais. Le talent de Blanchet-Gravel est de convaincre des éditeurs crédules ou opportunistes de publier ses manuscrits. On en voit des signes sans ouvrir le livre. Le quatrième de couverture déclare que l’essayiste serait « considéré comme l’une des nouvelles figures de la libre-pensée au Québec », une déclaration qui devrait surprendre les connaisseurs des débats d’idées du Québec. Autre signe inquiétant, la couverture annonce une préface signée par le sociologue Michel Maffesoli. Un auteur produisant surtout des textes anecdotiques qui masquent souvent leur peu de méthode et d’analyse par une érudition qui s’en tient au verbiage et aux références inutiles à des sources d’envergure.

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