Jérôme Blanchet-Gravel
Le nouveau triangle amoureux : gauche, islam et multiculturalisme, Boisbriand, Éditions Accent Grave, 2013, 151 pages
Le « politiquement correct » n’est certainement pas une étiquette que l’on pourrait aisément attribuer au jeune auteur Jérôme Blanchet-Gravet. Cet étudiant en science politique, âgé de seulement 23 ans, n’hésite pas à afficher ses intentions dans son premier ouvrage Le nouveau triangle amoureux : gauche, islam et multiculturalisme, sorti en janvier dernier. Dès le départ, le ton est perceptible. Il s’agit là d’un discours qui se veut non pas rassurant, mais percutant et dénonciateur. Il n’hésite pas à affirmer le caractère inquiétant de son message en clamant sans hésitation que « notre société est menacée » (p. 17).
Comme le titre l’annonce de manière évidente, Blanchet-Gravel présente une critique virulente, ponctuée de quelques sarcasmes bien sentis, de l’affiliation de plus en plus assumée qu’entretiennent les tenants du multiculturalisme, le milieu idéologique de la « gauche » ainsi que les apôtres et fidèles de l’Islam, que l’auteur appelle « religion mahométane » ce qui n’est guère surprenant étant donné l’admiration de son éditeur pour Voltaire. La première partie du livre aborde d’abord toute la question du multiculturalisme, notamment au Québec et au Canada. Il y dénonce haut et fort le relativisme absolu dont de nombreuses élites intellectuelles font l’exercice, notamment les pères de la commission de 2007 sur les accommodements raisonnables, Gérard Bouchard et Charles Taylor. L’auteur insiste sur l’immense danger que constitue l’idéologie multiculturaliste pour la cohésion sociale, à savoir que « toutes les cultures se valent » (p. 19) et que celles-ci ont, de surcroît, droit à une reconnaissance politique et juridique. Autrement dit, le devoir d’intégration des communautés culturelles est complètement nié, rejetant ainsi toute possibilité d’un partage d’idées et de valeurs communes au sein de la société. Selon Blanchet-Gravel, cette conception du vivre-ensemble contredirait l’idée même d’État démocratique. La balkanisation ou la communautarisation progressive de la société qui s’en suivrait ferait en sorte qu’il devient de plus en plus « normal » de voir apparaître des pratiques comme l’excision ou le port de la burqa dans l’espace public, pratiques en quelque sorte légitimées par le relativisme multiculturel. Or, cette section consacrée au multiculturalisme laisse rapidement place à une critique sévère de l’Islam, religion notamment « bénéficiaire » des droits et libertés assurés par la Charte canadienne, elle-même corollaire de cette vision du vivre-ensemble.
L’auteur démontre comment l’Islam se constituerait en une culture, une idéologie, transcendant le simple cadre de confession religieuse, qui ne pourrait jamais être compatible avec une société qui se voudrait moderne, démocrate et libérale. D’abord, la question de la séparation du religieux et du politique ne semblerait pas possible au sein de l’Islam. En effet, Blanchet-Gravel explique le fait que cette théocratie étant basée sur son propre système juridique « opère de facto une fusion des pouvoirs politiques et religieux » (p. 41). À titre d’exemple, il n’y aurait qu’à penser aux nombreux soubresauts manifestés par les tenants de l’Islam quant au retrait du voile chez les représentants de la fonction publique. Ce système juridique qu’est la Sunna impliquerait des sanctions ou avis juridiques (fatwa) ainsi qu’une législation islamique composée de hadiths, dictant la conduite que le bon musulman devrait adopter. Parmi ces commandements, l’auteur souligne d’ailleurs que l’on peut y retrouver une recommandation sur la manière dont le bon pratiquant devrait battre sa femme. L’Islam ne pourrait, d’autre part, se conjuguer avec l’esprit démocratique de notre société actuelle dans la mesure où elle tendrait à fixer les rapports sociaux dans le temps. Les quelques versets du Coran ne s’étendant que sur peu d’années, les recommandations prendraient donc un aspect beaucoup plus « directif et autoritaire » (p. 47) que la Bible qui, par exemple, présenterait une possibilité d’être réinterprétée différemment de par les nombreux rebondissements de son histoire. En d’autres mots, l’Islam, serait la soumission à une vision fixe de la société. Finalement, Blanchet-Gravel rappelle que l’Islam est d’abord une idéologie qui embrasserait le rejet de l’Occident, interdisant à ses fidèles de s’intégrer à une société qui serait pervertie. Ainsi, non seulement cette religion proscrirait l’intégration – et encouragerait la xénophobie occidentale, dont on entend bien moins parlée par nos élites bien-pensantes –, mais dicterait le prosélytisme par son « militarisme conquérant » (p. 45). L’Islam serait non seulement incompatible avec les sociétés démocratiques propres à l’Occident, mais il menacerait également bon nombre de leurs acquis – démocratie, libéralisme politique et valeurs humanistes – avec ce mandat de conquête idéologique.
Dans la seconde partie de son ouvrage, l’auteur se penche plus particulièrement sur cette nouvelle mouvance de la gauche idéologique qui embrasserait volontairement la cause islamiste, à savoir, « l’islamo-gauchisme », étiquette popularisée au Québec par l’essayiste Djemila Benhabib. L’étiquette d’islamo-gauchisme peut sembler relever en elle-même de l’antithèse. Comment la gauche, une famille politique ayant pour valeurs centrales la laïcité, le libéralisme politique, la démocratie et l’égalité entre les hommes et les femmes, peut-elle constituer l’allié objectif d’un système de pensée assimilable à un obscurantisme ? L’auteur répond que c’est la haine de l’Occident qui les réconcilie. La civilisation occidentale constituerait encore aujourd’hui pour ces individus la figure du colonisateur, imposant ainsi son système capitaliste aux valeurs perverses. Dans une telle mesure, les musulmans constitueraient le nouveau symbole d’un peuple martyr, charmant du coup l’imaginaire d’une certaine frange du gauchisme de par sa dimension opprimée. Reprenant les propos du documentariste français Jacques Tarnero à l’effet que « le djihad [aurait] maintenant remplacé la lutte des classes » (p. 76), les musulmans prenant désormais la place des prolétaires dans une nouvelle révolution qui ne saurait tarder. Cette formule aurait ainsi le mérite de plaire aux gauchistes, se drapant ainsi d’un vertueux devoir de supporter les opprimés dans leur lutte contre l’Occident. L’essayiste soulève par ailleurs qu’il voit dans la gauche un certain caractère messianique, une tendance à la « sacralisation du combat social » (p. 80) menant inévitablement à une diabolisation de l’adversaire inhérente au monopole de la vertu qu’elle s’octroie, peu compatible avec le pluralisme démocratique qu’elle prétend servir. À la suite de ces observations, il semble logique que la Palestine devienne le symbole des opprimés et que de plus en plus de « gauchistes » arborent le foulard palestinien, ignorant ou niant – politiquement correct oblige – le profond paradoxe que pourrait constituer ce signe ostentatoire.
L’une des conséquences malheureuses de cette alliance serait, aux dires de l’auteur, la montée de l’antisémitisme ambiant. Israël, château fort de l’Occident, serait de plus en plus dépeint comme l’oppresseur contemporain. Par conséquent, gauchistes et islamistes convergeraient vers cet ennemi commun, renforçant du coup leur complicité. Or, Blanchet-Gravel estime que, jusqu’en 1948, les rapports entre les juifs et le monde arabo-musulman auraient été beaucoup plus pacifiques que ceux qu’ils auraient connus avec l’Occident. L’auteur explique ce qu’il conçoit comme un renversement de situation par l’antisionisme émergeant en 1948 – rapidement transformé en antisémitisme – qui aurait permis « la consolidation d’une unité musulmane » (p. 88), en danger de dissémination depuis les débuts de l’Islam. La même recette serait applicable à la gauche radicale, ce qui expliquerait par le fait même la montée de crimes antisémites qui sévissent dans de nombreux pays libéraux et démocrates. Par conséquent, l’auteur fait la remarque que la dénonciation d’Israël par les gauchistes, empruntée aux islamistes, semblerait de plus en plus revêtir l’apparence d’une position progressiste centrée sur une « optique du Bien de l’humanité » (p. 96).
Dans un autre ordre d’idées, Blanchet-Gravel dénonce haut et fort le laxisme dont ferait preuve une part non négligeable de l’intelligentsia. Le rapport de cette dernière à l’islam politique pourrait être qualifié de « nouvel opium » – pour reprendre Raymond Aron –, prenant ainsi la place du marxisme, lequel était jadis l’idéologie centrale des élites intellectuelles. Ces « penseurs » adhérant à ces nouvelles « valeurs » de tolérance, d’ouverture à l’autre et de protection des opprimés – dont les musulmans sont le symbole – se retrouveraient partout, selon l’auteur, que ce soit dans une certaine « bienveillance médiatique » (p. 99) – pensons aux quotidiens tels que Le Monde diplomatique en France ou La Presse au Québec. L’essayiste pose le même diagnostic par rapport aux universités, où la neutralité scientifique de plusieurs chercheurs serait parfois douteuse. Bien-pensance, autocensure et aveuglement volontaire obligent, toute critique d’idées ou de valeurs relevant des religions minoritaires serait ipso facto cataloguée sous la rubrique de la fermeture à l’autre ou de la xénophobie, qualificatifs que craignent au plus haut point tous ceux qui souhaitent être reconnus comme intellectuels. Le terme d’« islamophobie » s’inscrirait dans la même ligne de pensée de cet esprit. Blanchet-Gravel rappelle que l’Islam n’est ni une race, ni une ethnie. Plus qu’une simple religion – rappelons que le christianisme n’évite toutefois pas les critiques des bien-pensants – l’Islam est une idéologie politique dont il devrait être possible de soumettre à la critique.
À ce titre, l’auteur rappelle que l’essayiste français Pascal Bruckner mentionnait que nous n’avons jamais entendu parler de « libéralophobie » ni de « socialistophobie » (p. 116). Or, Blanchet-Gravel estime que l’épouvantail de l’islamophobie, dans la plupart des cas, n’est qu’un leurre servant la censure des uns au profit des autres.
En guise de court épilogue, l’auteur conclut son essai en rappelant l’ampleur de la menace à laquelle il souhaite sensibiliser ses lecteurs. En fait, il avance que les visées de la gauche se seraient profondément transformées, abandonnant le projet d’émancipation des peuples qui lui était si cher à l’époque de la Révolution française. Par conséquent, l’héritage national serait voué à être oublié dans un monde où l’affirmation de soi est à bannir au profit d’une haine de soi. L’ouverture et la tolérance inconditionnelles sembleraient désormais constituer les nouveaux dogmes de cette gauche qui ne réaliserait cependant pas qu’elle met en danger les acquis fondamentaux durement acquis par ses luttes passées, à savoir les droits des femmes, la liberté d’expression et la laïcité. C’est sur cette note pessimiste que se clôt le premier ouvrage du jeune auteur.
Cet essai, qui n’a pas peur de sortir des sentiers bien réconfortants du politiquement correct, présente une analyse intéressante, mais quelque peu insuffisante de l’enjeu de l’islamisme. Bien que l’analyse soit centrée sur le rapport que les islamistes entretiennent avec les gauchistes, la critique de nombreux courants de la nouvelle droite québécoise ou des libéraux antinationalistes aurait effectivement enrichi la réflexion. Une critique virulente du chef du Parti libéral du Québec, Philippe Couillard, ayant entretenu des liens étroits avec l’Arabie saoudite, est certes présente dans l’ouvrage, mais l’analyse du discours de nombreux « droitistes » classant la question identitaire dans la catégorie du racisme ou l’excluant de celle des « vraies affaires », aurait été des plus pertinentes. Pensons notamment à Joanne Marcotte, Lise Ravary, Éric Duhaime et plusieurs autres qui, s’opposant au projet de Charte de la laïcité au nom de la stricte défense de l’identité individuelle de chacun et étant incapables d’envisager le concept de choix de société, n’ont rien à envier aux Khadir et David de ce monde. L’ouvrage suscite néanmoins une lecture dynamique et intéressante – ce qui n’est pas négligeable pour une première publication – constituant également une alternative rafraichissante au style en vogue au Québec, soit celui de la complaisance bienfaisante.
Valérie Vézina Dubois
Candidate à la maîtrise en sociologie à l’UQAM