Kristoff Tallin
Les valeurs de la société distincte: une comparaison Québec-Canada
Québec, Les Presses de l’Université Laval, 2017, 242 pages
Les Québécois sont-ils fondamentalement différents des autres Canadiens ? Cette simple question a été si souvent posée par le passé qu’on peut se demander si elle ne résume pas à elle seule 50 années de débats. En effet, pour un peu qu’on se décide à chercher plus loin que les dichotomies classiques « français-anglais » et « catholiques-protestants », il faut reconnaître que les Québécois et les Canadiens partagent bel et bien quelques caractéristiques et opinions. Naturellement, certains s’empresseront de magnifier ces similitudes, car elles servent leur projet politique : si les Québécois et les Canadiens se ressemblent autant, pourquoi le Québec devrait-il se séparer du Canada ? Ainsi, lors de la sortie en 2016 de l’ouvrage Le code Québec, coécrit par le sondeur Jean-Marc Léger, Radio-Canada reprenait une nouvelle de la Presse canadienne en titrant « Les Québécois ne sont pas si différents des Canadiens, selon un nouvel ouvrage ». Dans les premières lignes de l’article, on affirmait même que la perception des Québécois comme étant différents du reste du Canada relève du « mythe ». Le bémol apporté par Léger, selon lequel les Québécois présentent tout de même de profondes différences avec les Canadiens, n’aura pas suffi, la manchette ne fera pas état de ces nuances.
Ce type de réaction s’observe aussi à l’autre extrémité du spectre politique. On se rappellera par exemple le grand bruit entourant l’enquête baptisée « boussole électorale », en 2011. Présentés sous forme de carte géographique, les résultats de cette étude laissaient voir un Québec aux idées diamétralement opposées à celle du Rest of Canada (ROC) sur une foule de sujets, des dépenses militaires aux sables bitumineux, en passant par les accommodements religieux et l’interventionnisme économique. Sans surprise, les souverainistes n’avaient pas hésité à largement diffuser ces constats, considérés comme une preuve irréfutable du caractère unique du Québec.
La question de la différence (ou de l’absence de différence) entre le Québec et le ROC reste donc éminemment politique, et il ne faut pas s’étonner de voir les études sur ce sujet faire l’objet de vives polémiques. Dans ce contexte, on lira avec intérêt l’ouvrage de Kristoff Tallin, affilié au CNRS à Lille, récemment publié aux Presses de l’Université Laval. En tant que chercheur invité, Talin a séjourné au Québec pendant une dizaine d’années (de 2002 à 2010), et cette expérience l’a mené à se pencher sur la question de la spécificité du Québec au sein du Canada. Cette différence, qu’il caractérise en usant du vocable bien connu de « société distincte », Talin tente de la démontrer de manière scientifique, au moyen d’une approche comparatiste fondée sur le concept de « valeur ». Il résume son projet ainsi : « Si le Québec est une société distincte, on doit pouvoir en observer ses modalités dans les valeurs des Québécoises et des Québécois ».
Il découle de cette prémisse que si l’on veut connaître les valeurs des habitants du Québec et vérifier si elles diffèrent de celles des autres Canadiens, il nous faut aussi connaître les valeurs de tous les Canadiens. Or, comme l’auteur l’explique en introduction, il existe étonnamment peu de recherches scientifiques sur le sujet. Pour contourner cet écueil, Talin a fait le choix d’utiliser les données du World Values Survey, une enquête généralement menée à tous les neuf ans (de 1981 à 2007) et portant sur « le travail, la religion, l’individu, la politique, la famille, les relations homme-femme » dans une centaine de pays du monde. Les résultats du WVS permettent de faire des comparaisons spatiotemporelles.
L’objectif de l’auteur est donc de « dresser une cartographie des valeurs des Canadiens », puis, dans un second temps, de comparer les valeurs des Québécois à celles des Canadiens des autres provinces. Il cherche ainsi à contribuer au débat sur la société distincte en appliquant ce concept aux valeurs individuelles. Son troisième objectif, un peu périphérique, est de montrer la validité des méthodes compréhensives pour analyser les attitudes sociales et politiques des individus. Comme il l’explique lui-même, Talin ne vise pas à faire la genèse des différents systèmes de valeurs existant au Canada ni à analyser leurs conséquences sociopolitiques (comme le vote, par exemple). Ceux qui voudront comprendre « pourquoi » ou « comment » ces valeurs se sont enracinées et ont évolué au fil du temps ne trouveront donc pas ici réponse à leurs questions ; cet ouvrage consiste plutôt en une « photographie » de la situation.
On comprendra que Les valeurs de la société distincte est le fruit d’une analyse ancrée dans la tradition quantitative des sciences sociales. En d’autres termes, on ne se trouve pas ici devant un ouvrage de vulgarisation, mais bien une étude rigoureuse destinée à un public universitaire. Le livre regorge de statistiques, et les 59 tableaux et 29 graphiques rebuteront certainement le néophyte. Cela dit, l’auteur fait parfois l’effort de rendre ses conclusions plus accessibles. Par exemple, les deux premiers chapitres du livre étant de nature plus méthodologique, Talin prend la peine de faire une suggestion : « La lectrice ou le lecteur peu enclin à la réflexion théorique peut donc commencer la lecture au chapitre 3 ». Aussi, tout au long de l’ouvrage, certains passages résumant le propos seront mis en évidence au moyen de caractères gras.
Qu’en est-il des résultats ? Avant de répondre à cette question, il faut savoir de quels résultats on parle. Que l’on s’intéresse surtout à l’individu, à la politique ou aux relations entre sexes, les Canadiens ont des perspectives différentes selon qu’ils soient des hommes ou des femmes, des jeunes ou des personnes âgées, ou encore que la question soit posée en 1981 ou 2007. Devant une telle abondance d’information (certains parleront d’une orgie de chiffres), le lecteur moyen éprouvera un certain étourdissement ; il vaudra peut-être mieux lire chacun des chapitres individuellement, au gré de nos intérêts ou d’un besoin spécifique de recherche. Ainsi, ceux souhaitant mieux connaître les valeurs des Québécois et des Canadiens sur la question du travail ne se sentiront peut-être pas interpellés par le thème de la religion, et ainsi de suite.
Il reste qu’au bout de ce long et difficile parcours, Talin est en mesure de tirer la conclusion suivante : de tous les critères influant la distribution des réponses individuelles, celui de l’implantation géographique est toujours le plus discriminant. Autrement dit, le fait d’habiter au Québec a plus d’influence sur les valeurs que tout autre critère. Ceci ne signifie pas pour autant qu’il existerait un système de valeurs unique au Québec opposé à un autre en vigueur au Canada. Plusieurs systèmes cohabitent au Québec et dans le ROC. Mais il faut réaliser deux choses : 1) les modèles en vigueur au Québec diffèrent de ceux présents dans le ROC et 2) il existe plus de différences entre le Québec et les autres provinces qu’entre les autres provinces entre elles. La « société distincte » ne s’observe donc pas uniquement dans les institutions, elle s’illustre aussi par les valeurs individuelles.
L’étude de Talin le démontre hors de tout doute : malgré l’échec de l’Accord du lac Meech et la défaite du OUI au référendum de 1995, la notion de société distincte ne peut être simplement être « reléguée aux oubliettes de l’histoire ». Elle existe réellement dans les attitudes des Québécoises et des Québécois, dans toutes les aires de leur vie. Cela explique peut-être pourquoi, contre toute attente, le débat est resté ouvert. On remarquera qu’au cours des dernières années, des gouvernements provinciaux libéraux ont remis cette question à l’ordre du jour. On peut penser à Jean Charest, qui en 2006 reconnaît que le Québec forme une nation. Plus récemment, Philippe Couillard tâtait le terrain en vue de prochaines négociations constitutionnelles. Comme le rappelle l’auteur, « si ces revendications de spécificité du Québec affectent aussi les fédéralistes du Québec, la sociologie ne peut que se demander si cette société distincte – caractérisée par une langue, une religion et des valeurs propres – n’est pas une réalité inaliénable ».
Mathieu Thomas
Bibliothécaire