Professeur de philosophie et chercheur au CIÉQ-UQTR
Lors de son allocution au conseil national du Parti québécois, le 18 octobre 2003, le politologue Jean‑Herman Guay, partant du constat qu’à la dernière élection (celle d’avril 2003) le PQ avait réalisé son pire résultat depuis trente ans, refusait d’imputer cette « dégringolade » à quelque cause conjoncturelle. « Se cacher derrière la conjoncture pour éviter un examen de conscience, c’est, disait-il, faire preuve de myopie » ; la myopie consistant ici à refuser de voir qu’en dépit des sondages l’appui à la souveraineté diminuait comme peau de chagrin, et ce du fait même de la trop grande réussite du Parti québécois. Car en travaillant à éliminer l’infériorité économique et l’insécurité linguistique des Québécois, le PQ avait en même temps contribué à faire disparaître, selon lui, « les raisins de la colère » dont s’était nourri le projet souverainiste.
Difficile de nier que le double sentiment d’infériorité économique et d’insécurité linguistique des Québécois francophones ne soit plus ce qu’il était dans les années soixante, comme il est aussi difficile de ne pas reconnaître que le PQ y ait été pour beaucoup dans cette évolution. Était-ce à dire pour autant, comme le suggérait M. Guay, que cette infériorité économique et cette insécurité linguistique avaient réellement disparu ?
Mais ce n’est pas tant sur ce point que cette analyse m’était apparue, à l’époque, le plus discutable. J’y avais surtout relevé une confusion fondamentale entre la souveraineté et la souveraineté-association. Il est vrai, à la décharge de M. Guay, que la confusion est quasiment inévitable, tant elle a été soigneusement entretenue par le Parti québécois lui-même depuis sa fondation. Reste qu’on ne saurait faire fi de tous les débats, de tous les déchirements, de toutes les crises, de toutes les défections, bref de toutes les luttes idéologiques qui ont marqué l’histoire de ce parti politique. Or quel fut l’enjeu premier de toutes ces luttes, sinon le sens à donner au mot souveraineté ? Car si la souveraineté-association (qui représentait d’abord, rappelons-le, un mouvement politique fondé en 1967 par René Lévesque) s’est affirmée dès le départ comme l’idéologie officielle du Parti québécois, et si elle a réussi à s’imposer comme telle pendant quatre décennies, jamais n’a-t-elle pour autant cessé d’être contestée de l’intérieur comme de l’extérieur par les partisans de la souveraineté sans trait d’union. Jamais l’orthodoxie péquiste n’est-elle venue à bout de la dissidence indépendantiste. Jamais l’idéologie de la souveraineté-association n’a réussi à faire oublier l’idéal d’indépendance nationale dont elle avait du reste besoin pour fonder sa légitimité en jouant sur les deux tableaux, en tablant sur la bonne vieille ambivalence canadienne-française.
Mais alors, si l’on doit distinguer la souveraineté proprement dite de la souveraineté-association, se pourrait-il que la désaffection à l’égard de la souveraineté ne porte pas tant sur la souveraineté elle-même que sur la souveraineté-association et le parti qui l’incarne ? On m’objectera que tous les sondages indiquent au contraire que c’est la souveraineté-association, et non pas la souveraineté « pure et dure », qui rallie le plus grand nombre de Québécois ? Mais je ne prétends pas que tous ceux et celles qui, depuis 1976, ont voté pour le Parti québécois voulaient la souveraineté; je pense au contraire, comme M. Guay, qu’une forte proportion d’entre eux ne voulait pas vraiment la souveraineté. Cependant, ce que lui et tant d’autres ne semblent pas voir, c’est que c’est précisément parce qu’ils ne voulaient pas vraiment la souveraineté qu’ils ont voté pour le PQ, c’est-à-dire pour la souveraineté-association.
Et pourquoi donc tous ces Québécois-là ne voulaient-ils pas de la souveraineté pure et simple ? Parce que, misant dès le départ – inconsciemment peut-être, mais d’autant plus efficacement – sur l’ambivalence identitaire des Québécois, travestie en prudence, le Parti québécois a réussi à les convaincre que la souveraineté-association était la seule option politiquement réalisable et économiquement rentable. C’est donc bien la réussite du PQ qui explique la désaffection à l’égard de la souveraineté, sauf que cette réussite est celle de l’idéologie de la souveraineté-association, c’est-à-dire de ce que, depuis l’humiliante défaite qu’a subi le PQ le 26 mars dernier, tout le monde ou presque s’accorde enfin à reconnaître comme une impasse. Reste maintenant à sortir de cette impasse, ce qui sera une tâche extrêmement ardue et qui exigera d’abord que soit nettement dissociée la souveraineté de la souveraineté-association.
Or on peut difficilement attendre du PQ qu’il préside à cette dissociation, lui qui, à force de jouer la carte de la « gouvernance » provinciale, a perdu de vue et surtout a fait perdre de vue à la majeure partie du peuple québécois les raisons profondes, historiques et culturelles, de faire l’indépendance politique; lui qui n’a cessé, délibérément ou non, d’exploiter la confusion du peuple qu’il prétendait servir en perpétuant l’ambiguïté intrinsèque du concept de souveraineté-association, cette option contradictoire selon laquelle en votant pour le PQ vous votez pour une souveraineté qui n’en est pas vraiment une, pour une souveraineté conditionnelle, assujettie au bon vouloir de l’État fédéral canadien. Sur ce sophisme, entretenu depuis longtemps par les stratèges du Parti québécois, repose, ou reposait, sa légitimité.
Reposait, puisque le sophisme en question s’avère de moins en moins efficace, qu’il ne parvient plus à contenir les questions refoulées par quarante ans de souveraineté-association. Et c’est ce que les caciques du Parti québécois se sont eux-mêmes employés à démontrer, à leur insu, en invitant Jean-Herman Guay à prononcer son discours sur « les raisins de la colère ». Ce qui était manifestement une grossière erreur de leur part, vu la très mauvaise nouvelle qu’il avait à leur annoncer, à savoir qu’il est temps pour le Parti québécois de renoncer à la souveraineté, autrement dit à ce qui fait formellement sa raison d’être!
Difficile, on l’admettra, de mieux réussir un acte manqué. Car un acte manqué est aussi un acte réussi, c’est-à-dire un acte où se réalise, en se dissimulant comme tel à la conscience, un désir inconscient. L’acte manqué correspond à ce que les psychanalystes appellent une formation de compromis entre une intention consciente et un désir inconscient, en l’occurrence entre l’intention avouée de faire la souveraineté et le désir inavouable de ne pas la faire. C’est pour entendre ce qu’inconsciemment ils désiraient entendre, pour se faire dire que « les raisins de la colère » ont disparu et, avec eux, les raisons de faire la souveraineté, que les dirigeants du Parti québécois ont invité Jean-Herman Guay. Mais ce qu’ils désiraient inconsciemment entendre, c’est aussi ce que, consciemment, ils ne veulent surtout pas laisser entendre, et pour cause, puisque le Parti québécois se veut officiellement un parti souverainiste. Comment pourrait-il survivre à l’aveu qu’il ne l’est plus et qu’il ne l’a jamais vraiment été ? D’où la fin de non-recevoir à laquelle s’est heurté le discours de M. Guay, le PQ ne pouvant que refuser « l’occasion de réfléchir » que lui offrait le politologue. Car l’accepter l’eût forcé à prendre conscience de l’ambiguïté foncière sur laquelle s’est fondée sa réussite et à reconnaître que cette réussite fut celle d’une formation de compromis entre le séparatisme et le fédéralisme, entre une volonté d’indépendance et un désir de dépendance. Une réussite qui portait en elle les conditions de cet échec dont le Parti québécois est maintenant appelé à payer le prix, non sans le faire payer aussi, ce qui est infiniment plus grave, au peuple québécois.