L’anthropologue et l’écrivain partagent une raison

Titre complet: Le lièvre québécois. L’anthropologue et l’écrivain partagent une raison

Dans les bois, cela discute fort entre lièvres filous et coyotes jongleurs.
Serge Bouchard (1947-2021)

Qu’est-ce qu’une mythologie ? Souvent, elle est réduite à un panthéon de figures divines ou héroïques. Non pas tant des figures animées que des portraits qui, en quelques caractéristiques, disent de quoi il s’agit. Par exemple : Poséidon, dieu grec de la mer ou Chaahk, dieu maya de la pluie. Évidemment, quand il s’agit de figures mayas, on se les approprie en suggérant que nous savons de quoi il s’agit : nous en faisons des divinités parce que ce concept (dieu) existe dans la civilisation occidentale.

 

Ce qui est moins apparent, ou plutôt ce qui est sous-jacent au panthéon de figures contenues dans une mythologie, a trait à l’ensemble de récits, à la collection de narratifs disant quelque chose à propos d’une société, d’une manière de penser dans cette société et des orientations singulières et sociales induites par différentes modalités éducatives (jeux, rituels, veillées, lectures). Au-delà de figures dessinées hors contexte, la mythologie est une production collective, un ensemble de récits avec variantes.

Tout se passe comme si les aventures mythiques prédisposent les singularités individuelles et collectives des gens. Or, si les anthropologues sont préoccupés par l’itinéraire mythique, ils le sont aussi par l’organisation de la société. Encore plus si l’itinéraire et l’organisation sont liés dans une mutation de grande amplitude1. Ceci étant posé, encore faut-il comprendre qu’une mythologie, contrairement à ce qu’on enseigne, n’est pas fixée une fois pour toutes.

Certaines institutions religieuses immobilisent leur mythologie dans des textes et des rituels, même si l’imaginaire humain est plus créatif que le voudrait l’orthodoxie de ces institutions. Or, une mythologie se rapporte à une mutation anthropologique. Donc, tant que sa pertinence est avérée en rapport avec la transformation et y fait du sens, elle se maintient. Ensuite, elle vacille. On aura compris que des enchevêtrements relationnels et des incertitudes existentielles sont le propre des grands bouleversements où se jouent les mythes anciens et nouveaux, les institutions qui se défont et celles qui se créent.

Longtemps, la mythologie a aussi été l’étude des mythes, une tâche reprise par l’anthropologie. Des anthropologues ont été prompts à saisir que la mutation en cours requérait de nouveaux moyens méthodologiques. Des travaux de Pierre Maranda2 et d’Éric Schwimmer3 valent le détour pour aborder ce dont il est question : entrer dans une lecture analytique pour éclairer les récits mythiques, les itinéraires du sujet, les éléments de son organisation sociale et les transformations.

Si Maranda et Schwimmer sont des outilleurs du métier d’anthropologue, d’autres abordent la même montagne à partir d’un corpus différent et dans une direction qui leur est propre. Avec Rémi Savard, on croise Pierre Beaucage, Sylvie Vincent, José Mailhot, Serge Bouchard4, auxquels on devrait ajouter Bernard Arcand5. Ils sont en quelque sorte des senseurs d’humanité. Ils lisent les signes et les langages, les récits et les images pour en tirer un sens et le transmettre dans l’espace public québécois.

Dans la réédition en mars 2021 d’un livre passé inaperçu, L’œuvre du Grand Lièvre Filou, l’anthropologue Serge Bouchard navigue dans des eaux où plusieurs voient du vide, alors que lui, il trouve des toponymes et des anthroponymes qui s’inscrivent dans des systèmes relationnels. Il passe outre l’oblitération de noms de lieux et d’humains, qui serait le fait de fonctions publiques et d’entreprises privées indifférentes au territoire, aux institutions, aux repères passés et présents.

Dans une des chroniques6, celle qui donne son titre au livre, il aborde un mythe algonquin, un salon du livre et une situation sociale québécoise. On rapproche rarement au Québec les Amérindiens, les arrivants et les habitants, des catégories de population qui ne veulent pas dire grand-chose quand on croise les personnes et les récits, dans des lieux de rencontre. Bouchard n’élabore pas son propos sur les notions d’altérité ou d’identité : elles ne sont pas son affaire. Son point focal est la relation.

Dans ce texte, il est question d’un village de 1000 habitants sur la Lièvre7 (entre le rapide des cèdres et le rapide des Iroquois, entre les Laurentides et l’Outaouais, un village-frontière). Un Salon du livre est organisé par les gens du village : les littératures, orales autant qu’écrites, sont des espaces symboliques de rencontre pour qui y participe. On y croise trois voyageurs au long cours, dont deux femmes, et quelques noms difficiles à prononcer (arabe, algonquin). Une visite au musée du village fait apparaître les bûcherons et les draveurs d’un autre temps, soumis à l’alliance du Capital et de l’État dont le cadastre forestier n’est pas fait pour les travailleurs, mais pour leur exploitation.

Bouchard évoque (sans l’écrire) que le grand lièvre voyage longtemps autour de la montagne, pour créer le monde et l’humain. Or, le lièvre du mythe algonquin est double disent les outilleurs, Claude Lévi-Strauss en tête8. Il serait une paire de médiateurs, à la fois ordonnateur de sens et décepteur. Une anthropologie critique se profile derrière l’écrivain Serge Bouchard : il n’oublie pas que le lièvre est jumelé à l’intérieur, qu’il en porte la marque à l’extérieur. Il montre le plein dans le vide apparent et il déjoue certains pleins pour en montrer le vide.

Deux autres chroniques font référence à la Lièvre : « Le petit nord est fatigué » et « La montagne du Diable ». Bouchard voyage sur les chemins de traverses et parcourt les arrière-pays. Il cherche des ressources toponymiques et anthroponymiques susceptibles de « replacer l’histoire dans le sens du monde ». Il invite à tout reprendre à neuf, non confiné dans les délimitations administratives ou assujetti aux politiques corporatives, ces fictions modernes dont les ambitions sont pauvres pour les gens.

Dans Les images que nous sommes (2013)9, il explore le sens de l’histoire et du mythe. En visionnant 60 années de filmographie québécoise, il trace certaines lignes de force et des vides laissés en plan. Il écrit : « On a toujours le choix de ses histoires et de ses mythes. » Il pose des questions. « Sommes-nous jamais revenus de la tempête qui a tué François Paradis quelque part entre La Tuque et Péribonka10 ? » « Où sont les récits épiques de nos pilotes de brousse et de nos explorateurs ? »

Bouchard explore la mutation avec laquelle cette société est aux prises, en disant ce que sa filmographie expose et en esquissant l’ethnographie de ce qui n’a pas été filmé. Dans le paragraphe « En 1962 », il juxtapose des étudiants qui tournent un film moderne, un sociologue qui dit les horizons fermés du Québec, des pêcheurs cayens qui naviguent entre les orques et prennent le large, des camionneurs qui fendent la tempête et se croisent au truck stop Chez Lise. Il revisite ce sujet-homme en route, ses trajets laborieux, sans perdre de vue son contexte.

Au Québec, le cinéma dit que la mutation anthropologique est induite par les femmes : « La femme moderne apparaît très tôt dans notre cinéma » en 1947. Le propos est insistant : « Le Québec est en grande partie une femme, en lutte, toujours en lutte […] dont la démesure chamboule l’ordre établi du temps ». « Elle prend le parti de la vie » et « prend son courage à deux mains pour affronter l’absurde, l’intolérable ». Il pose que ce sujet-femme ancre la maison et trace « la carte du monde ».

Serge Bouchard circule dans les passés et « dans les dédales de l’imaginaire québécois ». Il ne craint pas les archives ; il aime les bibliothèques et les vieux livres. Il écrit à propos du cinéma, comme il aurait pu écrire sur la littérature, à savoir que son génie « consiste en premier lieu à simplement être là, sur le front de la culture collective ». Il dit l’« immense responsabilité historique » de ce cinéma, j’ajoute de cette littérature, en tant que « récit mythique de la marche du monde » vers son humanité.

Son anthropologie ne fait pas dans le portrait ou la nature morte : il recherche le jeu sur l’espace et dans le temps. Sa dynamique cognitive excave, dépoussière et fait valoir tout en exposant les fictions (qui ne sont pas celles auxquelles on pense a priori). Pour saisir les relations entre les noms, les choses, les animaux et les humains, il cherche le chemin et regarde ce qui passe. Si une institution émerge, c’est la rencontre dans le bois, au village, au salon, sur une route. Si une structure apparaît, c’est la connexité entre les mondes distincts dont les humains sont saisis11.

Son travail hors-les-murs de l’université consiste à démontrer que, dans les vides, des noms témoignent, des mythes et des histoires disent, des choses parlent… d’où nous sommes, en transformation avec nous-mêmes. Le « je-ne-sais-quoi » n’est pas de son ressort et il sait que « faire le vide » ne construit rien. Il s’inscrit dans un différend avec « l’émergence du rien12 » qu’il repère dans des lieux inventés par le capital. Puisque les récits constituent le sujet, il en fabrique et en appelle de nouveaux. L’humanité n’est pas un effet du hasard. Le Québec non plus.

 

 

 


1 Pour établir les contours et dynamiques d’une mutation anthropologique, il faut se pencher sur la néolithisation dont les processus ont été marquants pour homo sapiens : sédentarisation, domestication de plantes et d’animaux, invention de grandes religions, élaboration de sociétés paysannes. La mutation contemporaine (en cours) est de la même ampleur et renouvelle complètement la donne pour sapiens.

2 Maranda, Pierre et Elli Köngäs Maranda, 1970, « Le crâne et l’utérus, deux théorèmes nord malaitains » 829-861 dans Échanges et communications. Mélanges offerts à Claude Lévi-Strauss, réunis par Jean Pouillon et Pierre Maranda, La Haye, Mouton ; Maranda, Pierre, 1977, « Cartographie sémantique et folklore : Le Diable beau danseur à Rimouski » : 247-270 dans Recherches sociographiques 18/2 ; —(ed.), 2003, The Double Twist, from Ethnography to Morphodynamics, Toronto, University of Toronto Press.

3 Schwimmer Éric, 1970, « Alternance de l’échange restreint et de l’échange généralisé dans le système matrimonial orokaïva » : 5-34 dans L’Homme X-4 ; –, 2004, « Claude-Lévi-Strauss et le lièvre canadien » : 221-226 dans Michel Izard (dir.) Claude Lévi-Strauss, Cahier de L’Herne ; – 2005, « Les mythes, échos et exploration » : 119-130 dans Anthropologie et sociétés 29-2.

4 Deux numéros de la revue Recherches amérindiennes du Québec témoignent de leur travail. En 1973, vol. 3/1-2, Signes et langages des Amériques et en 2010, vol. 40/1-2 Rémi Savard, Le sens du récit.

5 Arcand, Bernard, 2019, Les Cuivas. Une ethnographie où il sera question de hamacs et de gentillesse, de Namoum, Colombe et Pic, de manguiers, capybaras et de yopo, d’eau sèche et de pêche à l’arc, de meurtres et de pétrole, de l’égalité entre les hommes et les femmes, Montréal, Lux.

6 Bouchard, Serge, 2021, L’œuvre du Grand Lièvre Filou, chroniques, Bibliothèque québécoise. Ces textes sont d’abord parus dans Québec Science entre septembre 2009 et juillet 2018.

7 Cette rivière, un affluent de l’Outaouais, fait 330 km de long. Son nom vient d’un nom algonquin qui signifie lièvre.

8 Lévi-Strauss, Claude, 1983, « Une préfiguration anatomique de la gémellité » : 277-290 dans Le regard éloigné, Paris, Plon

9 Bouchard, Serge avec la collaboration de Marie-Christine Lévesque, 2013, Les images que nous sommes, 60 ans de cinéma québécois, Montréal, Éditions de l’Homme.

10 En référence à Maria Chapdelaine de Louis Hémon.

11 Notons qu’il n’envisage ni une mythologie générale, ni une mythologie à prétention universelle.

12 Titre d’une chronique de L’Œuvre du Grand Lièvre Filou.

 

* Anthropologue.