L. Cardinal et al. Une langue des voix

Linda Cardinal, Bernard Gagnon, Virginie Hébert et François Rocher
Une langue des voix. Débats autour de la loi 96 au Québec
Québec, PUL, 2023, 203 pages

La réforme de la Charte de la langue française par l’adoption de la loi 96 en 2022 ayant été un des événements importants de l’histoire récente du Québec, il était impératif qu’un livre y soit consacré. Linda Cardinal, Bernard Gagnon, Virginie Hébert et François Rocher se sont donc fort pertinemment attelés à cette tâche ; quoique leur ouvrage, pourtant intitulé Une langue, des voix. Débats autour de la loi 96 au Québec, dépasse beaucoup, voire trop, ce sujet.

Le chapitre introductif signé François Rocher et Bernard Gagnon résume la genèse politique, le contenu et les contestations de cette loi de manière réussie. Une petite erreur s’y glisse toutefois, puisqu’ils mentionnent que les entreprises de plus de 25 employés devront avoir un comité de francisation, alors qu’il s’agit plutôt des entreprises de 25 employés ou plus et qu’elles seront soumises au processus de francisation, mais sans nécessairement devoir avoir un tel comité, prévu obligatoirement seulement pour celles de 100 employés ou plus, sauf exception. N’empêche, ce chapitre met bien la table aux autres qui suivent et portent souvent au moins en partie sur cette loi.

Dans le chapitre 1, un texte de Linda Cardinal compare les récentes réformes linguistiques québécoise, fédérale et ontarienne. La première serait une véritable politique d’affirmation nationale, tout en contenant beaucoup d’éléments de libre choix linguistique. La seconde serait basée sur une égalité réelle subordonnée à une égalité formelle, et la troisième sur une approche de petits pas très peu contraignante. Dans sa contribution, Jacques Beauchemin voit dans la loi 96 un moyen de donner de la substance au sujet politique québécoise et de l’affirmer. Par contre, ce moyen serait fragile, car contestable en vertu de la Constitution canadienne. Quant à lui, David Robichaud salue la loi 96 qui à son avis constitue un pas dans la bonne direction en rendant le français nécessaire dans certains domaines, tout en positionnant l’anglais comme un complément et non un remplacement du français dans d’autres. Ensuite, de manière surprenante au regard du contenu de ces trois textes, mais pas au regard son auteur, le commentaire de Gérard Bouchard en retient que les projets du fédéral et de l’Ontario ont fait avancer le français, qu’il y a une forte volonté en faveur de l’interculturalisme au Québec et qu’il faut penser la question linguistique à travers le rapport majorité/minorités, et non pas faire comme la France qui nie ce rapport et éprouve des difficultés avec sa minorité musulmane. En réponse à Beauchemin qui évoque le problème des sociétés très fragmentées, Bouchard évoque les principes du pluralisme, principales leçons tirées des horreurs de la Seconde Guerre mondiale.

Le chapitre 2 portant sur les droits linguistiques des minorités s’ouvre avec un texte de Benoît Pelletier favorable à une interprétation asymétrique des droits linguistiques de la Constitution canadienne, visant à permettre la protection des droits des francophones des autres provinces sans nuire à la langue française au Québec. Lorraine O’Donnell affirme quant à elle que les Anglo-Québécois ne forment pas la minorité la mieux traitée au monde, car « les expériences qu’ils ont vécues depuis l’adoption de la loi 101 démontrent le contraire ». Pour soutenir cette affirmation, elle inclut dans ce groupe les nombreux immigrants anglicisés, ce qui a pour effet de diminuer leur revenu médian. Faisant échos au texte de Pelletier, Patrick Taillon démontre que l’interprétation des droits linguistiques de la Charte canadienne est trop peu asymétrique et nuit ainsi au Québec.

Le troisième chapitre concerne les langues autochtones. Ce chapitre est en partie hors sujet, car la loi 96 concerne peu ces langues. C’est d’ailleurs ce que des auteurs reprochent à cette loi. Miranda Huron est du nombre et précise que le seul élément nouveau apporté par cette loi est l’article 22.3 qui prévoit l’usage d’autres langues que le français lorsqu’il s’agit de fournir des services publics aux Autochtones. Elle oublie toutefois l’article 21.2, qui permet des ententes Québec-Autochtones en d’autres langues, le remplacement des mots « Amérindiennes » et « Amérindiens » par « autochtones » et « Premières Nations », ainsi que le nouvel article 97 qui ouvre la porte à la possibilité pour des professionnels de pratiquer dans des réserves même s’ils ne maîtrisent pas le français. Ce dernier élément est particulièrement pertinent à l’égard du texte d’Alexandra Bacon qui critique la loi 96, notamment en mentionnant que souvent les règles d’accès à des professions exigent une connaissance du français ou de l’anglais (alors qu’en fait au Québec l’exigence concerne le français seulement).

De son côté, Ghislain Otis élargit le débat, en évoquant l’autonomie autochtone et la possibilité de traités entre le Québec et les Autochtones qui pourraient couvrir la question des droits linguistiques. Ensuite, le commentaire de Richard Kistabish insiste sur l’importance de donner des prénoms autochtones aux enfants autochtones. La discussion qui suit est particulièrement pertinente, notamment lorsque Otis remarque que les revendications autochtones concernent souvent des exemptions eu égard à l’obligation d’apprendre ou d’employer le français, mais moins souvent de telles exemptions eu égard à l’anglais…

Le quatrième chapitre porte sur le Québec dans la francophonie canadienne et est l’occasion d’un texte de Christophe Traisnel, qui remarque que la reconnaissance accordée aux francophones des autres provinces est très limitée comparée à celle accordée à plusieurs minorités linguistiques en Europe. Valérie Lapointe-Gagnon souligne que la loi 96 ouvre la porte des programmes universitaires québécois donnés en français aux Franco-Canadiens qui n’ont pas accès à de tels programmes dans leurs provinces. Elle craint toutefois que cela déresponsabilise ces autres provinces. Elle rappelle que depuis la Charte canadienne le Québec s’est souvent opposé aux francophones du reste du Canada devant les tribunaux, mais oublie de mentionner que l’inverse est encore plus vrai.

Même si cela est contraire à des textes législatifs ou constitutionnels actuels, Michel Doucet plaide dans son texte pour une approche fondée sur la territorialité qui pourrait aider les francophones des autres provinces plus que l’approche fédérale actuelle fondée sur la personnalité. Enfin, le commentaire de Pierre Ouellette est original puisque, contrairement à ce qu’on entend trop souvent, il révèle que le nationalisme québécois peut avoir un effet positif dans les autres provinces.

Le chapitre 5 sur la langue du travail débute par un texte de Michel Paillé qui évoque notamment une hausse du bilinguisme au travail dont se réjouit Statistique Canada… alors que cela va à l’encontre des objectifs de la loi 101. Gilles Grenier mentionne quant à lui que l’anglais au travail est davantage répandu chez les immigrants, les personnes plus éduquées et les jeunes. Il en conclut qu’il faut choisir les immigrants des pays où on parle le français. François Vaillancourt remarque que depuis 1971 il y a eu une hausse du contrôle francophone de l’emploi, une hausse jusqu’en 1991 puis une baisse du français au travail et une amélioration de la rémunération des unilingues francophones par rapport aux unilingues anglophones. Puis, il juge que la loi 96 prévoit une utilisation généralisée du français, mais pas de façon optimale parce qu’elle ne permettrait pas assez l’usage de l’anglais, notamment pour les marchés extérieurs. Et il conclut en affirmant que les francophones pourraient décider de cesser de l’être et que comme économiste son rôle est de leur exposer les retombées économiques des choix possibles et non pas de leur dicter des options. Dans son commentaire, Gérald Larose insiste sur le surfinancement des établissements d’enseignement supérieur anglophones et conclut que la loi 96 ne va pas assez loin.

Justement, le sixième chapitre concerne la place de l’anglais dans les études supérieures et la recherche. Françoise Le Lièvre se penche sur le paradoxe que constitue l’anglicisation de ces études et de cette recherche alors que les institutions européennes cherchent à valoriser le plurilinguisme. François Grin va dans le même sens en constatant qu’aux niveaux micro et macro, celui de l’étudiant et de l’État, il y a un avantage au plurilinguisme, alors qu’au niveau méso des universités l’internationalisation pousse à l’anglicisation. Il conclut par un appel à réaliser davantage de recherches sur ce sujet et par le vœu que soit adoptée une convention internationale relative à la diversité linguistique. Vincent Larivière souligne que les publications scientifiques en anglais sont valorisées, mais que celles en français portent plus souvent sur des sujets québécois et sont davantage consultées par l’ensemble de la communauté universitaire. Cela l’amène à conclure qu’à l’image d’autres pays, le Québec pourrait agir via son financement de la recherche et de sa diffusion pour favoriser la diversité linguistique. Virginie Hébert explique que, des années 1980 aux années 2010, les cadres discursifs entourant la question des langues et de la recherche étaient peu favorables au français. Un changement s’est opéré vers 2020, avec diverses controverses autour de l’anglais dans des établissements d’enseignement supérieur, de sorte que le gouvernement a été forcé d’agir eu égard à ces établissements dans la loi 96, sans toutefois aller jusqu’à appliquer la loi 101 au cégep. Ces trois contributions contiennent donc des programmes de recherche et d’action fort pertinents, comme le remarque Linda Cardinal dans son commentaire.

Bref, même s’il contient quelques idées éloignées des réalités juridiques et qu’il rate l’occasion de faire la genèse intellectuelle de la loi 96 (qui pourtant a été préparée par de nombreuses publications1), il s’agit d’un ouvrage pertinent, nécessaire même, considérant à la fois l’importance et l’insuffisance de cette loi.

Guillaume Rousseau
Professeur titulaire, Université de Sherbrooke


1 Voir principalement : Éric POIRIER, La charte de la langue française, Ce qu’il reste de la loi 101 quarante ans après son adoption, Québec, Septentrion, 2016, François CÔTÉ et Guillaume ROUSSEAU, Restaurer le français langue officielle, Montréal, Éditions de l’IRQ, 2019 et Frédéric LACROIX, Pourquoi la loi 101 est un échec, Montréal, Boréal, 2020.