L’auteur est enseignant en littérature au collège Montmorency
En 2017, Monique Durand fait paraître Saint-Laurent mon amour, qui rassemble entre autres des articles parus dans les pages du journal Le Devoir. C’est un livre qui nous fait descendre le fleuve, depuis le Montréal des origines jusqu’au vaste golfe, à travers des portraits saisissants de ces pays côtiers que sont les régions de la Gaspésie, de la Côte-Nord et de la Basse-Côte-Nord. Comme l’amour est dans le titre, je me suis dit qu’il serait dommage de ne pas en considérer la portée. On pourrait même dire, sans trop forcer la note, que cet amour se déploie dans le journalisme même que pratique Monique Durand.
Comme l’affirme l’écrivaine et journaliste dès les premières pages, son livre est une déclaration d’amour au fleuve. Celle-ci s’adresse au grand Saint-Laurent, bien sûr, mais rejoint aussi des gens, des populations, des lieux, des histoires, des vocations, des traditions, une lumière, un climat ; en fait, à tout élément qui concourt à ce mythe fondateur québécois qu’est le fleuve aux grandes eaux.
À la session d’hiver 2020, j’ai fait lire ce livre à des étudiantes et étudiants dans le cadre d’un cours de littérature québécoise au cégep Montmorency à Laval. Peu d’entre eux connaissaient ces coins du Québec que Monique Durand nous fait visiter et l’un des points soulevés pendant notre lecture a été de comprendre ce regard singulier qu’elle pose sur des régions encore de nos jours méconnues par bien des Québécois, jeunes et moins jeunes… Les interrogations du groupe concernaient cette attention que porte Durand à tel détail, ou à tel autre, sans que cela soit laissé au hasard. Comme si ce regard était mû par le magnétisme d’un geste, d’une parole, d’une habitude ou d’un paysage. Ce regard nous semblait posséder, bref, quelque chose d’englobant. On le dira amoureux, car dans son propos, Monique Durand unit, trouve et rassemble, fait tenir ensemble non seulement les informations et les faits que piste tout bon journaliste, mais aussi un point de vue critique et, surtout, des émotions, les siennes, celles que suscitent ces vies interrogées, ces lieux côtoyés, ces villes, villages, îles et eaux parcourus.
C’est évident que Monique Durand aime ce Québec de fleuve et de mer. Un amour pour ces pays du fleuve la porte inconditionnellement. Elle les magnifie, d’une part, mais cela, sans occulter d’autre part des problèmes économiques, l’isolement relatif, des lacunes dans les infrastructures et les institutions. Elle sait aussi, par moment, mettre le doigt sur les effets déstructurants que provoque la mondialisation des marchés sur ces mal-nommées « régions-ressources », souvent négligées, promues comme destinations-voyage, mais passées sous silence comme milieux de vie, et trop souvent laissées dans l’indifférence générale. On peut ainsi affirmer que se manifeste chez l’écrivaine-journaliste, comme ce fut le cas avec l’Ode au Saint-Laurent de Gatien Lapointe à l’aube de la Révolution tranquille, la réapparition, la réappropriation du pays, dans ce qu’un pays devrait soulever comme sentiments : l’attachement, le souci, la sensibilité. Lire l’amour. Je retranscris ici une phrase qui me semble déterminante, plus que bien d’autres, même si mon choix peut sembler arbitraire. Cette phrase nous a guidés, les étudiants et moi, pendant notre étude, et elle ouvre si bien le livre :
Je m’ennuie. Je m’ennuie du fleuve comme d’un être cher. Un manque ontologique. Il n’est rien qui me ramène davantage à moi-même et à ce pays mien, que la pensée du fleuve, long squelette de mon être et de mon peuple, dont chaque vertèbre est une rivière flamboyante se jetant dans sa moelle épinière (p. 9).
Voilà une prémisse de départ qui donne bien le ton ! En même temps, elle sous-entend tout le propos du recueil, malgré la grande variété des textes qui le composent. C’est bien entendu comme journaliste que Monique Durand nous fait connaître ces rives du Saint-Laurent qu’elle aime autant. Mais en racontant les histoires de l’Île-aux-Perroquets ou des Îlets-Jérémie, en présentant Gaspé et Sept-Îles, des villages comme Gros-Morne ou Tête-à-la-Baleine, en parcourant la Basse-Côte-Nord, elle y joint le cœur : repasse par des souvenirs à elle, décrit, prend la défense de paysages, parle de gens, de pratiques, se soucie d’une maison rénovée, d’un mets local, d’une chanson perdue, de la nature tout autour, et de l’immensité. Elle rend éloquents des territoires rencontrés et développe une manière à elle qu’on ne peut résumer à la seule saisie du détail pittoresque. Une émotion vient assurément donner à sa prose une ampleur qui ne relève pas uniquement du journalisme. L’écriture amoureuse de Monique Durand nait ainsi de la rencontre entre deux modes d’écriture, lyrique et journalistique. Il vaut à mon avis la peine d’explorer cette forme littéraire pour des motifs sur lesquels je reviendrai plus tard. Néanmoins, à peine quelques paragraphes après l’évocation de ce « manque ontologique » qui la ramène au fleuve, Durand explique :
Mon travail de journaliste m’a permis de quadriller le Saint-Laurent par tous les temps, de naviguer sur ses flots et au-dessus, d’en apprendre les textures et fragrances, d’accoster sur quelques-unes de ses îles, de l’ingurgiter à gourmandes lampées. Ce métier qui, on dirait, avait été façonné pour moi, m’a permis d’écrire cette eau de notre chair comme journaliste donc, et comme écrivaine. D’ailleurs, souvent les deux genres se confondent sous ma plume, comme le Saint-Laurent se confond avec la mer (p. 15).
Aimer, rendre justice à ce qui est négligé
À quelques étudiants qui s’initiaient pour une première fois à ce genre de texte, l’attention que pose Monique Durand sur des détails pouvait donc par moments susciter plus de perplexité que de clarté. Le texte intitulé « Noëlline et Bertrand » est à cet égard assez intéressant. L’écrivaine y parle de Gros-Morne en Gaspésie et des efforts de ses résidents pour revitaliser le village, en particulier ceux d’un couple habitant la municipalité depuis leur naissance. L’écrivaine nous fait découvrir la réalité de Gros-Morne de l’intérieur, c’est-à-dire en se concentrant sur l’histoire du couple. Elle posera ensuite un regard plus général sur l’état du village, révélant sa beauté et son originalité au lecteur. Une façon qui n’a rien d’anodin et qui permet de comprendre Gros-Morne à plus juste échelle, d’éviter de juger du sort d’un village « lointain » selon des normes qui lui sont externes. Le texte nous apprend d’ailleurs que la municipalité avait fait l’objet d’une couverture médiatique plutôt défavorable. Se collant de près à la singularité de ce village de Gaspésie, Monique Durand nous aide à regarder plus justement Gros-Morne et rectifie le tir sur ce qui avait été jugé de manière péremptoire, voire grossière. Ce n’est donc pas uniquement en cherchant à trouver ce que Gros-Morne a de charmant qui caractérise l’approche de Monique Durand, mais c’est en l’investissant de l’intérieur qu’elle réussit à mieux le faire connaître. En l’aimant, en quelque sorte.
Le couple d’inséparables a créé un îlot de beauté dans ce Gros-Morne qu’on a déjà qualifié de « tiers monde du Québec ». Cette expression avait causé tout un émoi. Et blessé au-delà de ce qu’ailleurs on a pu imaginer. D’accord, Gros-Morne n’est pas Mont-Tremblant. Mais l’expression maudite a paru dans le journal alors même que le village avait entrepris de s’administrer un grand coup de plumeau et de se donner une nouvelle fraîcheur. Nouveau bureau de poste, nouveau dépanneur, nouveau restaurant. Protection de la grève contre l’érosion. Construction d’un belvédère et d’une aire de repos. Inauguration d’une place des Fondateurs. Bref, embellissement généralisé. Les maisons ont été repeintes et fleuries. Comme si chaque propriétaire s’était efforcé de donner au village un cachet qu’il n’avait jamais eu auparavant. Gros-Morne s’offre maintenant au monde sans complexe (p. 49).
Ce point de vue révèle une éthique que semble suivre Monique Durand, une manière de dire (on pourrait même parler d’une dé-ontologie, afin de faire écho au manque ontologique exprimé au début), notamment par sa façon de livrer sa critique. Ce point de vue évite de voir Gros-Morne comme si on l’évaluait sous un angle strictement touristique, comme dans le cas de Mont-Tremblant. Détournés du réflexe stigmatisant de la comparaison, nous découvrons ainsi mieux la valeur du lieu et le dynamisme de sa communauté. Gros-Morne est reconnu pour ce qu’il est.
Il en va de la même démarche lorsque Monique Durand décrit Gaspé ou Sept-Îles. Elle fait alors voir la riche histoire de ces villes, fait resurgir l’activité économique d’antan dans celle d’aujourd’hui, explore la diversité sociale parfois insoupçonnée de ces ports de mer. Ici encore, elle informe, et sensibilise. Rend sensible. Elle décèle la beauté dans des actes et des choses qui, d’un point de vue disons plus métropolitain ou plus standardisé, risquent d’être perçus avec complaisance ou carrément dans l’indifférence. Faire connaître ces espaces, sous sa plume – par amour de ces lieux – c’est ainsi leur rendre justice.
Et avant les données et les statistiques, les gens du pays
Par ailleurs, on ne peut pas lire Saint-Laurent mon amour sans avoir à l’esprit la réalité de la baisse démographique que connaissent les régions visitées. Évidemment ici, le dossier n’est pas simple. Au-delà des statistiques sur les populations concernées se profilent différents problèmes et défis très concrets qui vont de l’offre de services à l’état des infrastructures et aux emplois disponibles. Cela aussi, Durand l’aborde. Cette diminution des populations touche les individus au cœur même de leur vie, les affecte, soulève souvent en eux le dépit, autrement la colère, sinon les pousse à la résilience, à la résistance. On prend bien connaissance de cela tout au long de la lecture.
Par exemple, dans le texte intitulé « Basse-Côte-Nord immuable », cette réalité est mise en relief par la situation d’un individu. Encore ici, malgré un enjeu complexe, le texte livre beaucoup, nous informe, mais évoque aussi, surtout. L’écrivaine s’approche de l’intime tout en demeurant respectueuse de quoi et de qui elle traite. Elle aborde la décroissance qui affecte le village de Tête-à-la-Baleine, mais loin de s’en tenir à des données, et de conclure trop rapidement à un déclin inévitable, elle présente le cas de cette personne qui, finalement, ne semble pas se soumettre fatalement à la situation ; elle la vit plutôt avec résilience. Ce Camille Monger, Durand en fait une figure de résistance, simplement en relatant quelques faits de son quotidien.
Notre nacelle passe à côté de l’île Providence, un gros caillou en rade de Tête-à-la-Baleine, le seul village entièrement francophone de la Basse-Côte-Nord. L’île Providence est surmontée d’une chapelle toute blanche comme une offrande à l’immensité. D’anciens résidents viennent encore s’y marier parfois. Les filles de Tête-à-la-Baleine passaient pour les plus belles. Mais il n’y a presque plus de filles aujourd’hui dans ce coin de la Basse-Côte. Camille Monger cherche toujours sa douce et se désespère d’en trouver une, la population locale ayant chuté en quelques années de 750 à 150, en raison de la diminution des activités de pêche. L’homme a décidé d’ouvrir un dépanneur. « On n’avait plus de magasin ici. On était complètement dépendants des allées et venues du Bella Desgagnés. Le dépanneur permet aux gens de Tête-à-la-Baleine de s’approvisionner plus normalement en nourriture. Et il me permet de gagner ma vie. »
Camille a déjà hâte à la retraite. « Juste pour aller à la pêche et à la chasse tout le temps. » Pour lui, c’est ça le paradis, et pas autre chose.
Tandis que Bertha, la débardeuse, accomplit son travail au milieu des longs boudins de câble où elle semble aussi à l’aise qu’une ballerine dans son studio, un matelot lui adresse un grand signe d’au revoir. Le Bella poursuit sa route de vagues et d’étoiles.
Je m’en remets aussi à ces images qui terminent cet extrait, entre autres à cette « route de vagues et d’étoiles » que suit le navire de ravitaillement Bella Desgagnés. Ces métaphores n’ont pas seulement valeur d’agrément, elles répondent bien à une manière de dire qui oriente le lecteur pour qu’il comprenne à la fois rationnellement et émotivement la délicate situation de ce coin de la Basse-Côte-Nord.
Le fleuve, un corps
Par conséquent, on voit bien qu’au-delà du grand fleuve, les gens rencontrés au fil de Saint-Laurent mon amour occupent une place déterminante. Un peu comme chez les habitants de l’Île-aux-Coudres dans le célèbre Pour la suite du monde de Pierre Perrault, le territoire vit et parle à travers eux. Après tout, ce sont eux qui habitent villes et villages, qui s’entraident, qui restaurent le patrimoine, en assurent la suite, incarnent un avenir, si tant est qu’il existe. L’idée d’une parole collective traverse le recueil, comme un fleuve coule, et Durand cite ces gens en allant chercher en eux ce qui les relie le plus intimement aux lieux et incidemment, au fleuve.
Cela a été très éclairant pour les étudiants et moi que de savoir ainsi lier le fleuve à ses habitants. Car ils peuplent le recueil. C’est cette Carmen Robinson, la reine de l’éperlan frit, qui a eu « envie de revoir le pays où elle avait grandi, sa Gaspésie » ; ce sont ces Noëlline et Bertrand de tantôt qui « construisent tout ce qu’il est possible de construire pour rendre la vie agréable » ; Charles Kavanagh, héritier de survivants du naufrage d’un navire irlandais, enraciné maintenant en Gaspésie, pour qui « [t]out ce qui est l’Irlande lui est cher » ; Anik Boileau qui vit « juste à la frontière de Sept-Îles et de Uashat » et « est une passerelle en soi. » ; Anthony Dumas qui demande « pourquoi en sommes-nous encore à l’écart du reste de la province ? », etc. Tous ces gens, bien réels, trouvent en Monique Durand un cœur intelligent face à ce qu’ils vivent et à ce qu’ils sont.
Comme ils habitent ce fleuve et qu’ils participent à son long cours, ils en viennent à prendre part à ce corps gigantesque, dont le flux est consubstantiel au corps social : « Toutes ces trajectoires ont fermenté dans le Saint-Laurent, où se sont mêlés nos sangs. » (p. 18) Et dans la même veine, c’est effectivement ce fleuve qui se trouve à être le « squelette de [s]on être et de [s]on peuple » auquel Monique Durand dit appartenir : « Nous venons tous plus ou moins de cette lignée d’océan, de mer et d’eaux vives, de forêts, de lacs et de rivières où ont macéré notre petite et notre grande histoire dans les vents de l’Atlantique. » (p. 18)
Pour une nouvelle ontologie du territoire
Bref, avec les étudiants, nous avons ouvert cette piste de lecture. Cette écriture que je qualifie d’amoureuse permet autant de soulever des préoccupations à propos des enjeux environnementaux, démographiques, sociaux, économiques, autochtones aussi, du développement des infrastructures et de la revitalisation, qu’elle se veut le prolongement des rêveries de cette promeneuse solitaire, de ses regards et jeux menés dans l’espace du Saint-Laurent. L’imbrication du local au national, et du local à l’international, est stimulante. En tout cas, elle l’a fortement été pour le groupe ! J’avancerais qu’elle semble même jeter les bases d’une articulation nouvelle de la littérature que l’on qualifiait autrefois de « pays », sans distorsions politiques, idéologiques ou partisanes : l’amour du pays pour ce qu’il est, pris dans l’état où il se trouve ; « pris », non pas dans le sens de conquis, mais « pris » dans le sens d’accepté et de vécu ; senti aussi, non pas selon le cynisme contemporain, mais ressenti avec l’espérance. Pieds nus dans l’aube.
Revenons sur la déclaration d’amour initiale, qui permet cet alliage subtil entre le journalisme et la poésie, qui marie le symbolique à l’information. D’autres exemples pourraient aisément renforcer l’idée que nous proposons. À propos d’une initiative de centre d’achats appartenant à la communauté des Innus d’Uashat directement adjacent à la Ville de Sept-Îles et de projets communs autour de croisières maritimes, elle rappelle que vivent proches voisins « deux peuples qui, depuis toujours, se côtoient sans trop se voir » et que « [d]es passerelles sont ainsi jetées sur le pont des bateaux de croisière et, tout doucement, sur les cœurs » (p. 83). Que face à une Basse-Côte-Nord qui ne dispose pas encore d’un réseau routier « [l]e reste du Québec et du monde ne sait rien ou presque de cette Basse-Côte-Nord faite d’une quinzaine de villages non reliés entre eux » (p. 100). Et à propos des résidents de cette région, elle écrit que « ce pays reste imprimé pour toujours au cœur de ceux et celles qui y sont nés » (p. 105). Dans Saint-Laurent mon amour, le cœur demeure ainsi, on le constate bien, le leitmotiv incontournable qui permet une lecture plus fine du réel. « On ne voit bien qu’avec le cœur », écrivait Saint-Exupéry. D’aucuns diront que l’idée n’est pas nouvelle. C’est bien vrai. Mais qu’elle demeure difficile à incarner, et à développer !
J’aime donc à croire que ce livre a la portée d’un manifeste. Il a quelque chose d’un refus global, ouvre une brèche dans le mur ; quelque chose d’une nouvelle ode au Saint-Laurent, vibrant d’enthousiasme. Ces dernières décennies, la mondialisation a assuré une croissance économique sans précédent des grandes villes. Mais elle a du même coup déterminé un cadre nouveau qui a favorisé la concentration des moyens de communication et des technologies dans ces grandes villes, au détriment parfois des régions et de ce qu’on appelle les périphéries. L’économie mondialisée a trouvé son attache la plus stimulante dans la qualité de vie vendue par une certaine conception de ce qui est urbain. Mais elle a fait abstraction du territoire, s’est coupé de lui, l’a fracturé. Par conséquent, il faut admettre que les enjeux sociaux et économiques ne sont pas totalement compréhensibles sans une nouvelle ontologie du territoire, qu’un amour renouvelé du pays peut restaurer. C’est ce qui me semble ressortir de Saint-Laurent mon amour. Ce manque ontologique évoqué au début de cet article révèle que le territoire et ses établissements sont incompréhensibles si on ne fait que rationaliser notre regard sur eux, si on ne peut pas, au préalable, les vivre et les apprécier à leur juste valeur, les aimer.
Ainsi, il s’agit de se déprendre du préjugé sur Gros-Morne, relayé par la presse. De se déprendre du préjugé contre une poésie du terroir jugée passéiste. De reconnaitre l’histoire aux multiples origines de la Gaspésie. De comprendre que l’enjeu de la francisation se pose non seulement dans la grande région métropolitaine mais aussi dans une Basse-Côte-Nord qui est privé d’un réseau routier digne du XXIe siècle et qui l’éloigne du reste du Québec. Ce sont toutes ces idées à considérer qui me font dire que le territoire est encore, à ce jour, à revoir, à revisiter et à reconstruire. Et c’est dans des gestes, minuscules, microscopiques en apparence, que se révèle son plein potentiel. Pour le voir, il importe d’aiguiser notre regard pour le porter plus loin et le stimuler par une connaissance et une émotion fortes, structurantes.
Je terminerai cette analyse en affirmant qu’à mon sens, quelque chose de vibrant, voire de capital, est exprimé dans ce manque ontologique dont Monique Durand fait l’aveu sincère au début de son livre. La philosophe américaine Martha C. Nussbaum a souvent insisté dans ses livres et conférences sur le rôle déterminant de la littérature dans l’éducation à ces « émotions démocratiques » si importantes à la vitalité de la cité. L’écriture de Monique Durand témoigne de cette intelligence des émotions qu’a théorisée Nussbaum pour recouvrer le sens de nos vies citoyennes. C’est en vertu de cette éthique qu’il convient de lire adéquatement Saint-Laurent mon amour, pour voir et pour sentir les raisons profondes qui font que cette écrivaine mariée à la journaliste porte son attention sur telle personne, qu’elle la porte sur telle histoire, sur telle atmosphère. Durand, en cernant les contours de ces pays incertains et côtiers, en lointaine périphérie, fait voir qu’ils sont ultimement : des centres en eux-mêmes. Elle embrasse large, elle le sait très bien, comme le fleuve l’appelle à le faire. Elle nomme Gaspé, elle nomme Sept-Îles, elle nomme les Îlets-Jérémie, l’Île-aux-Perroquets, Mingan, Blanc-Sablon et Anticosti, et cette Basse-Côte-Nord immuable, et elle aime et accepte ces lieux dans leurs multiples dimensions. Savoir saisir les choses en elles-mêmes, sans point de comparaison – car toute chose en ce monde n’est-elle pas incomparable ? –, c’est ce qui surgit dans le cœur lorsqu’il est amoureux : il rend unique ce qu’il voit.
MONIQUE DURAND
Saint-Laurent mon amour
Mémoire d’encrier, 2017, 160 pages