L’enjeu du Sommet de Québec : le coeur de la Francophonie

Cet article s’est mérité une mention d’honneur au prix André-Laurendeau 2008

La Francophonie a toujours fait l’objet d’un large consensus au Québec qui l’exprimera à nouveau en accueillant pour la deuxième fois en octobre 2008 le Sommet de la Francophonie. Si le dispositif de sécurité n’en fait pas un sommet emmuré, le sens de l’accueil et de l’organisation fera sans doute de cette rencontre l’une des manifestations marquantes organisées pour célébrer le 400e anniversaire de la fondation de la ville de Québec. Mais par-delà un événement médiatique réussi, la banalisation des réunions de chefs d’État et de gouvernement, à commencer par le G8 qui est la plus ancienne, conduit à s’interroger non seulement sur ce que le Sommet de Québec apportera au développement de la Francophonie institutionnelle, mais surtout à l’avenir des parlants-français qu’on aurait tort de prendre pour acquis à l’ère de la mondialisation culturelle.

La Francophonie a toujours fait l’objet d’un large consensus au Québec qui l’exprimera à nouveau en accueillant pour la deuxième fois en octobre 2008 le Sommet de la Francophonie. Si le dispositif de sécurité n’en fait pas un sommet emmuré, le sens de l’accueil et de l’organisation fera sans doute de cette rencontre l’une des manifestations marquantes organisées pour célébrer le 400e anniversaire de la fondation de la ville de Québec. Mais par-delà un événement médiatique réussi, la banalisation des réunions de chefs d’État et de gouvernement, à commencer par le G8 qui est la plus ancienne, conduit à s’interroger non seulement sur ce que le Sommet de Québec apportera au développement de la Francophonie institutionnelle, mais surtout à l’avenir des parlants-français qu’on aurait tort de prendre pour acquis à l’ère de la mondialisation culturelle.

Depuis plus de quarante ans, la Francophonie a symbolisé l’ouverture au monde dont le Québec a voulu faire un instrument de son développement. De par leur histoire et leur situation géographique, les Québécois savent de façon existentielle quotidienne que leur choix d’assurer leur avenir en français tout en cherchant à tenir leur rang dans la concurrence mondiale ne peut réussir sans l’existence d’une alliance qui fournira aux parlants-français la capacité de mener des actions communes à la hauteur des défis actuels et qui leur permettra de contribuer de façon originale et irremplaçable à la richesse du monde.

Où en est-on à cet égard en 2008 ? Le Québec pratique une ouverture qui s’est traduite notamment par une politique de recrutement et d’accueil de nombreux immigrants qui représentent aujourd’hui une proportion croissante de sa population. Devant cette évolution relativement rapide, les Québécois sont amenés à se demander, comme l’a fait récemment Samuel Huntington à propos des Américains : qui sommes-nous ? Loin de se réfugier dans un passé révolu ou de nier l’importance de ces questions identitaires qui se posent d’ailleurs dans toutes les sociétés ouvertes en Europe et en Amérique, les Québécois ont institué une commission consultative pour chercher « les accommodements raisonnables » qui permettraient de composer avec cette évolution inédite. Ils réalisent que sur cette question comme sur tant d’autres, les politiques nationales ne peuvent plus faire abstraction du contexte mondial en ébullition. Ils découvrent que l’identité n’est ni héritée ni figée mais qu’elle est un processus incessant par lequel une personne se construit comme être social dans un système culturel qui agit comme une matrice socialisante. Or ce système symbolique évolue lui aussi de façon accélérée sous l’effet de la mondialisation dont on commence à peine à saisir la dimension culturelle. Chaque culture s’hybride en même temps que les individus se composent des identités multiples, rapidement changeantes comme on peut constater chez les jeunes. On ne peut plus parler en termes de « culture nationale » sans reconnaître qu’aucune ne constitue désormais un pôle exclusif d’identification et de socialisation. Cette dynamique radicalement nouvelle et à laquelle même les nostalgiques ne peuvent échapper, confère une importance encore plus grande à la culture et aux enjeux culturels qui ne peuvent plus être compris ni traités uniquement dans le cadre national. Au lieu de caricaturer ces projets identitaires comme des replis, des crises ou des crispations, il importe de reconnaître qu’ils sont constitutifs de la condition humaine et qu’ils s’inscrivent au cœur même de toute dynamique sociale et politique : « la quête d’une identité contribue aussi puissamment que le changement techno-économique à modeler l’histoire » comme l’observe l’éminent sociologue catalan Manuel Castells dans Le pouvoir de l’identité (1998, 25). Puisque l’ouverture s’impose désormais, malgré les soubresauts que pourra connaître le processus de mondialisation, l’un des défis politiques actuels consiste à élaborer des cadres d’interactions adaptés aux conditions transnationales dans lesquelles se déroulent désormais les processus identitaires et culturels. La Francophonie peut-elle s’instituer comme l’une de ces aires géoculturelles susceptibles de permettre de composer avec la mondialisation culturelle ?

Le monde ne tourne pas autour du Québec ni autour de la Francophonie et le temps pourrait même advenir rapidement où l’Occident ne sera plus son pôle principal. Depuis le début de son institutionnalisation, la Francophonie a beaucoup évolué. S’est-elle pour autant donné les moyens de relever les défis actuels qui tiennent à sa raison d’être d’entité à fondement linguistico-culturel ? Depuis le Sommet de Hanoi en 1997 alors qu’elle s’est dotée d’une nouvelle Charte et a élu comme premier secrétaire général Boutros Boutros Ghali qui avait été auparavant à la tête de l’Organisation des Nations unies, elle a souvent donné l’impression de concevoir son projet politique comme celui d’une organisation généraliste à vocation universelle, en s’intéressant à des questions aussi diverses que les droits de l’Homme, la démocratie, l’environnement ou l’énergie, ce que même des organisations à composition non limitée comme l’OMC, la FAO ou l’UNICEF ne sauraient se permettre sans perdre leur pertinence et leur efficacité.

Certains semblent vouloir faire de l’Organisation internationale de la Francophonie une organisation internationale parmi d’autres, sans projet politique spécifique, au moment même où le système international mis en place depuis 1945 est manifestement en crise en raison notamment du fait que plusieurs enjeux globaux apparus avec la mondialisation ne relèvent plus principalement de la logique interétatique. Une telle conception conduit à considérer l’élargissement comme une preuve d’influence sinon d’efficacité. Alors que l’Union européenne peine à assumer ses élargissements récents et s’interroge sur son périmètre, nombreux sont ceux qui considèrent que même avec les critères exigeants actuels, son extension indéfinie changerait la nature du projet européen. Le Commonwealth accueillerait-il sans conditions la Côte d’Ivoire, le Bénin ou le Congo ? De son côté, la Francophonie a admis presque tous ceux qui ont souhaité y « adhérer », sans leur demander d’assumer d’éventuels « acquis » et de souscrire des engagements concrets significatifs aussi bien quant à l’usage sur le plan interne de la langue partagée qu’à la participation active au projet commun et en y apportant une contribution budgétaire significative. Comme si son ambition se résumait à faire nombre en espérant ainsi mieux servir de caisse de résonance aux problèmes qui se succèdent dans l’actualité, à constituer une sorte de club ou de lobby au service des intérêts divers de ses membres dont on peut se demander ce qu’ils ont en commun dans ce cadre. Un pays peut-il être membre de la Francophonie sans être francophone et si oui, quel est le sens de cette adhésion ? Cette évolution récente a entraîné un brouillage sur sa mission, sa raison d’être, son périmètre et sans doute sur sa capacité d’agir de façon efficace.

La Francophonie comme entité à fondement linguistico-culturel aurait-elle perdu sa pertinence, son actualité et son importance à l’heure de la mondialisation culturelle ? Peut-elle réunir les conditions qui permettront aux francophones de relever les défis qui les concernent comme parlants-français ? En d’autres termes, les enjeux identitaires et culturels actuels sont-ils marginaux ou d’importance stratégique ? Voilà sans doute la question centrale du Sommet de la Francophonie à Québec et son intérêt politique essentiel si cet événement veut dépasser le chapelet des beaux discours et déboucher sur des résultats qui ne se limitent pas à une déclaration solennelle et à une série de résolutions dont les effets resteront aléatoires. Il s’agit donc moins de critiquer les institutions existantes ou quelques dysfonctionnements plus ou moins importants que connaît toute organisation, ou de comparer les quelque 80 millions de dollars que coutera l’organisation du Sommet de Québec au budget annuel du même ordre de l’Organisation internationale de la Francophonie, mais plutôt de s’interroger sur leur pertinence et leur efficacité en regard du projet politique que peut représenter la Francophonie face à la mondialisation.

Ce qui importe, au-delà des discussions théoriques et des proclamations incantatoires, c’est de s’intéresser au cœur de la Francophonie, à sa raison d’être et à son utilité face à la mondialisation. Il y a une façon simple d’y parvenir. C’est de mettre la question politique première au cœur des préparatifs et du déroulement du Sommet de Québec : que devons-nous, que pouvons-nous, que voulons-nous faire ensemble pour relever les défis qui nous concernent comme parlants-français, puisque c’est à ce titre que nous nous retrouvons dans ce cadre ? À cette question, les Québécois doivent apporter les réponses qui les concernent comme Québécois, les Français comme Français, les Camerounais comme Camerounais, etc. Mais il y a des défis qui concernent les parlants-français, qu’aucun pays ne peut relever seul, et qui appellent des actions communes de ceux qui veulent se reconnaître et s’engager comme francophones. Ce ne sont pas les mêmes et ils n’appellent pas les mêmes réponses. C’est à partir de cette interrogation concrète que la Francophonie pourra constamment expliciter sa raison d’être et y articuler son projet politique autour d’un cœur de métier spécifique, c’est-à-dire faire ce qu’aucune autre organisation ne peut faire pour l’avenir des parlants-français. C’est à partir de là que pourront être définis les engagements de ceux qui en font partie ou qui désirent la rejoindre. C’est en même temps ce qui permettra de définir une stratégie claire avec des objectifs concrets et des modalités d’actions communes qu’aucun pays membre n’est en mesure de conduire seul. C’est ainsi qu’on pourra prendre la Francophonie au sérieux comme on le fait par ailleurs pour l’Union européenne, l’ALÉNA ou l’Union africaine par exemple.

Une brève rétrospective peut aider à comprendre les fondements de la Francophonie comme projet politique spécifique. Et donc à mieux cerner les conditions qui lui permettront de s’instituer comme l’une des réponses aux défis inédits que présente la mondialisation culturelle dont il convient de prendre la mesure.

Le Québec et la Francophonie institutionnelle

Sans retracer ici l’évolution de la Francophonie, le rappel des motifs qui ont guidé le Québec dans son combat francophone peut aider à s’interroger sur la pertinence actuelle de ce projet.

C’est la conscience du caractère existentiel concret des enjeux reliés à l’avenir de la Francophonie qui a amené les Québécois et le Québec à jouer un rôle moteur, non seulement dans la création et le développement des institutions francophones, mais aussi dans la définition de leur rôle et le développement de leur action multilatérale.

Mais comme c’est le cas pour tant d’autres questions au Canada, la Francophonie a souvent retenu l’attention parce qu’elle a été longtemps l’occasion de mauvaises querelles entre Ottawa et Québec dont se délectent les médias. Les enjeux de politique fédérale-provinciale ont sans doute occulté trop souvent les questions de fond et l’importance du rôle de la Francophonie institutionnelle.

Il faut reconnaître que l’entrée en Francophonie a été difficile pour le Canada. Au début des années 1960, alors que s’amorce le mouvement qui allait déboucher sur la création d’institutions francophones multilatérales, la politique extérieure canadienne est encore balbutiante, largement inspirée par ses liens traditionnels avec la Grande-Bretagne et reflétant le poids démographique des anglophones au Canada. Secoué par le « Vive le Québec libre » lancé par le général De Gaulle à Montréal en 1967, le gouvernement fédéral s’emploiera à contenir et à encadrer les efforts du Québec qui cherchait à renouer et à développer des liens multiformes avec la France. Ottawa n’a pu empêcher le Québec de devenir membre, à titre de gouvernement participant, de l’Agence de coopération culturelle et technique créée en 1970 à Niamey, ni de participer au Sommet de la Francophonie qui a pu se réunir pour la première fois à Paris en 1986 après que Brian Mulroney, devenu premier ministre du Canada, eut négocié avec le Québec les modalités de sa participation à cette conférence. Qui oserait soutenir aujourd’hui, comme au temps de la politique de confrontation du gouvernement de Pierre Elliot Trudeau, que la participation du Québec à la Francophonie institutionnelle, rendue possible grâce à une innovation dans les pratiques internationales, a porté atteinte à la souveraineté du Canada ? Il serait plus juste d’y voir l’aiguillon qui a obligé la diplomatie canadienne à s’intéresser activement à la Francophonie alors qu’elle n’y voyait guère d’intérêt substantiel. L’affaiblissement de cette concurrence ne sert pas forcément mieux la Francophonie.

Dans le cadre constitutionnel canadien, le Québec est tout à fait fondé à avoir des relations internationales dans les domaines de ses compétences » déclarait le ministre Paul Gérin-Lajoie en 1965. Depuis lors, tous les gouvernements québécois ont réaffirmé que, dans un régime fédératif où la souveraineté est partagée, les relations internationales répondent à un impératif fondamental qu’aucun gouvernement ne peut ignorer. Ce que Jean Charest, l’actuel premier ministre du Québec, a repris en d’autres termes à Bruxelles en 2005 : « ce qui est de compétence québécoise chez nous est de compétence québécoise partout. »

La politique internationale adoptée par le gouvernement de Robert Bourassa en 1991 était explicitement conçue comme un instrument majeur du développement du Québec. On y trouve les affirmations suivantes dont on peut apprécier la pertinence et l’actualité :

Le Québec a choisi d’assurer son développement en français, dans le respect des diverses composantes de sa société et avec l’ambition de tenir son rang parmi les sociétés les plus avancées. Ce défi ne peut être relevé sans une collaboration étroite et fructueuse avec ses divers partenaires étrangers qui partagent avec lui l’usage du français, comme langue d’administration et de l’éducation, langue des affaires ou des communications. […] Avec ses partenaires qui partagent cette responsabilité, le Québec veut faire de la Francophonie l’une des alliances qui saura relever les défis de notre temps et apporter une contribution originale au nouvel ordre mondial. […] Le projet de la Francophonie est fondé sur la conviction que son avenir, comme d’ailleurs celui du monde, repose sur la reconnaissance effective et la valorisation de la diversité. 

Les conceptions qu’Ottawa et Québec se font de la Francophonie sont bien différentes. D’un côté, elle semble représenter un élément plutôt formel d’une diplomatie qui voudrait refléter une vision « équilibrée » du Canada mais s’inscrit dans une politique étrangère qui réserve une place marginale aux facteurs culturels et qui est toujours obnubilée par le souci ombrageux d’affirmation d’une compétence exclusive qui relève d’une autre époque et qui a souvent conduit à amplifier, sinon à créer, un problème pour mieux l’exorciser. Ottawa considère la Francophonie comme le pendant de son engagement dans le Commonwealth qu’il utilise d’ailleurs comme point de comparaison dans la conception traditionnelle d’une diplomatie formelle dont la conférence de la Francophonie à Saint-Boniface en mai 2006 sur la sécurité offre un bon exemple. Invoquant le fait qu’un sommet est fait pour traiter les questions politiques, le gouvernement fédéral semble minimiser le fait que les sommets de l’OTAN ne traitent pas des mêmes questions que les sommets consacrés à l’environnement par exemple. En privilégiant les questions de politique internationale dans le cadre des sommets, Ottawa traduit le fait que les questions de culture ne relèvent pas de sa juridiction sur le plan interne tout en cherchant à affirmer sa compétence en matière de politique étrangère face au Québec.

De l’autre côté, le Québec sait que le succès de son projet de se développer en étant le seul État d’expression française en Amérique à l’ère de la mondialisation galopante est lié à la vitalité de la Francophonie internationale. D’où son insistance constante, alors que certains lui reprochaient de n’y chercher qu’un statut international, pour que la Francophonie institutionnelle axe son projet politique sur sa raison d’être et y consacre ses modestes ressources. Après avoir été longtemps reconnu pour la vigueur de son engagement et la pertinence de ses propositions sur les enjeux de fond, le Québec semble considérer que la multiplication des conférences lui offre une sorte de statut formel et de visibilité qui importent au moins autant que les résultats de ces rencontres, alors que c’est la mise en place d’actions communes absolument indispensables pour l’avenir des parlants-français que la Francophonie pourra tenir sa place et jouer un rôle utile dans le monde qui vient. Les discussions entre Québec et Ottawa sur le Sommet d’octobre 2008 semblent s’être polarisées davantage à nouveau sur les questions de statut et de visibilité que sur les enjeux de fond. Ottawa peut trouver dans ce jeu formel le prétexte d’éviter tout engagement substantiel significatif qu’il lui serait difficile de vendre à la majorité de la population canadienne convaincue d’appartenir au monde anglo-saxon dominant le monde. En préconisant que le sommet s’intéresse au développement durable, un sujet d’importance primordiale indiscutable mais sur lequel la Francophonie a peu de chance de prendre une position commune qui pourrait faire avancer les débats dans d’autres instances internationales, en plaidant pour la défense du français sans présenter de propositions qui en fassent une langue utile dans les secteurs décisifs dans le monde qui vient (communication, science, technologie…), le Québec se laisse entraîner et distraire dans le jeu international traditionnel plutôt que d’inciter la Francophonie à se concentrer sur les enjeux qui concernent l’avenir des parlants-français. Au total, les querelles fédérales-provinciales sont aujourd’hui plus discrètes, mais elles existent toujours en étant peut-être moins « productives » parce que le Québec n’exerce plus guère sa capacité d’initiative et de propositions dont la valeur était reconnue, suscitait l’adhésion et ne pouvait être refusée par Ottawa.

Qu’est-ce que la Francophonie aujourd’hui ?

Si cette question faussement simple était posée aux Québécois, aux Canadiens ou aux pays membres de l’Organisation internationale de la Francophonie, elle ferait sans doute ressortir des différences considérables entre les perceptions et les conceptions qu’on s’en fait dans le monde dit francophone. Certains estiment même que l’explicitation de ces différences pourrait faire imploser la Francophonie. S’agit-il de l’ensemble des populations utilisant le français à un titre ou à un autre, comme le pensait Onésime Reclus qui a inventé le terme en 1880 ? La Francophonie institutionnelle exprime-t-elle la francophonie réelle ? Qu’est-ce qu’un francophone : quelqu’un capable de faire face en français aux situations de la vie courante, selon la définition qu’en donne le rapport La Francophonie dans le monde (2007) ? Un Québécois considère francophones tous ceux qui parlent le français alors que pour un Tunisien ou un Roumain il s’agit peut-être de ceux pour qui le français est la langue maternelle. Les Français se considèrent-ils comme francophones ou réservent-ils ce terme à ceux qui parlent français sans être Français ? Le Vietnam est membre de la Francophonie depuis plus de 30 ans : les Vietnamiens se considèrent-ils aujourd’hui comme francophones ? La question se pose pour les 68 pays qui ont adhéré à la Francophonie à un titre ou à un autre. On le voit, ces termes qu’on prend rarement soin de définir ne manquent pas d’ambiguïté.

Cette difficulté réelle et significative n’est pas propre à la Francophonie. Qu’est-ce que l’Europe ? Comment définir l’identité européenne ? On est loin d’un consensus sur ces questions difficiles. Paul Valéry considérait que pouvaient se considérer Européens les peuples « qui ont subi au cours de l’histoire trois influences […] : celle de Rome, modèle de la puissance éternelle et stable, celle du christianisme […] et enfin, celle de la Grèce ». Jean Monnet estimait que l’Europe se définit par ceux qui ne veulent pas y adhérer. L’académicien Gabriel de Broglie considère que « la géographie, l’histoire, l’espace ne doivent pas fixer l’Europe […] L’Europe se définit par une disposition d’esprit : une capacité à assimiler l’évolution des sociétés humaines, le savoir et à se développer par la foi dans le progrès » (Le Figaro, 20-21 octobre 2007). Bronislaw Geremek, ancien ministre polonais des Affaires étrangères, pense que « pour construire une identité européenne commune face à la mondialisation et au défi qu’elle représente pour l’Europe, c’est dans le domaine social que cela se joue […] Parmi les valeurs qui caractérisent le projet européen figurent la paix, la liberté et la solidarité » (Le Nouvel Observateur, 25-31 octobre 2007). Suivant l’historien britannique Tony Judt, « il y a une identité politique claire en Europe : les Européens vivent dans un espace défini par un ensemble distinctif d’institutions juridiques, politiques, électorales et sociales […] mais il n’y a pas une signification « culturelle » européenne, excepté pour une élite qui a partagé cette haute éducation pendant sept siècles : latine, francophone et aujourd’hui anglo-saxonne » (ibid., p. 148).

Les ambiguïtés, sinon les contradictions, dont témoignent ces propos sur l’Europe se retrouvent à propos de la Francophonie, ce qui entraîne des incompréhensions encore plus grandes dans un ensemble aussi disparate et qui ne peut s’appuyer sur une contiguïté territoriale. Si l’on veut dépasser les définitions formelles, d’ailleurs assez peu utiles en termes opérationnels, et s’intéresser plutôt à la pertinence du projet francophone dans le contexte stratégique actuel, il convient plutôt de revenir à la question politique première.

En juin 2001, appelé à commenter les débats sur l’évolution de l’Union européenne, Jacques Delors, qui a été président de la Commission, soulevait cette question aussi simple que fondamentale : « il faut se demander d’abord ce que nous voulons et ce que nous pouvons faire ensemble. Je suis frappé de voir que les chefs d’État et de gouvernement n’ont jamais mis cette question à l’ordre du jour ». Ce constat ne révèle-t-il pas mieux qu’aucune démonstration la raison de la crise actuelle du politique à tous les échelons où s’exercent les activités humaines ?

Qui se souvient que le premier ministre québécois Robert Bourassa s’est adressé en ces termes au premier Sommet de la Francophonie en 1986 : « que pouvons-nous faire d’utile ensemble, d’utile pour les hommes et les femmes de ce temps et pour les générations qui montent ? ». Puisqu’il est impossible de tout faire dans le cadre de la Francophonie, il proposait de concentrer les ressources sur trois séries d’enjeux : les conditions du développement, les questions concernant de façon spécifique l’avenir des parlants-français, et le développement ordonné d’institutions adaptées aux exigences actuelles en vue de favoriser la prise de conscience des enjeux communs, de convenir des mesures à prendre et des moyens à mettre en œuvre pour entreprendre des actions communes et exprimer la solidarité significative dans ce cadre spécifique. 20 ans plus tard, n’est-ce pas cette question, plus actuelle que jamais, qu’il convient de reprendre, de façon méthodique, dans un contexte profondément transformé par la mondialisation ?

Que voulons-nous faire ensemble ? On ne fait pas les mêmes choses ni de la même manière à l’échelon local ou national, comme Européens, comme Asiatiques ou comme Francophones. Cette question conduit à s’interroger sur la pertinence et l’efficacité de la Francophonie comme projet politique face aux questions actuelles qui ne sont plus celles de l’après-guerre ou de l’après-colonisation. Elle fournit également un critère discriminant pour aborder l’élargissement qui devrait concerner tous ceux, mais seulement ceux qui veulent s’engager dans les actions communes requises pour relever les défis qui concernent l’avenir des parlants-français. Elle oblige la Francophonie – comme toute autre organisation d’ailleurs – à définir une véritable stratégie en fonction des enjeux actuels qui concernent sa raison d’être.

La Francophonie face à la mondialisation culturelle

En simplifiant beaucoup, on pourrait dire que la dynamique mondiale actuelle, comme le système international auparavant, s’articule autour de trois enjeux : la sécurité, la puissance et les identités.

De 1945 à 1989, les impératifs de sécurité ont divisé le monde en deux pôles et subordonné à cette logique antagoniste les autres dimensions des relations internationales. La chute du Mur de Berlin et l’effondrement de l’empire soviétique ont favorisé l’émergence d’une hyperpuissance et permis d’étendre la libéralisation des échanges économiques à l’échelle planétaire. Les questions économiques se sont imposées au sommet des préoccupations internationales conférant une sorte de suprématie aux organisations internationales à vocation économique qui ont cherché à étendre leur influence à tous les champs d’activité : c’était l’ère glorieuse de « la démocratie marchande ». En même temps, la sortie du système bipolaire de la Guerre froide marquait l’affaiblissement du système international fondé sur les relations interétatiques au profit d’acteurs qui ont su se donner les moyens d’agir de façon transfrontalière et globale, même si cela n’est pas encore reconnu par les politologues et les bureaucrates qui semblent incapables d’intégrer les conséquences de l’arrivée de nouveaux acteurs non étatiques qu’ils pensent pouvoir soumettre à la régulation étatique. 2001 a illustré le fait que le monde n’obéit plus aux seules logiques étatiques. L’invasion de l’Irak pourrait bien marquer l’avènement de ce que Pierre Hassner appelle « l’ère de la puissance relative », en même temps que le signe du basculement du monde qui ne sera plus seulement – ou principalement – à polarité occidentale. Il y a trente ans, le Japon était encore vu comme un « imitateur » et rares étaient ceux qui pensaient que la Chine se réveillerait aussi rapidement pour sortir de ses murailles et révéler un dynamisme qui ne se manifeste pas seulement dans les tours de Shanghai et dont les effets sont visibles partout, y compris en Afrique. Simple évolution ? Plutôt véritable mutation si l’on accepte la description que Peter F. Drucker donne de ce terme :

En quelques années, la société se trouve complètement remaniée dans sa conception du monde, ses valeurs fondamentales, ses structures sociales et politiques, ses arts, ses grandes institutions ; un monde nouveau surgit. Les générations qui naissent alors ne peuvent plus se représenter le monde dans lequel vivaient leurs parents. (Au-delà du capitalisme. La métamorphose de cette fin de siècle, trad. fr., Dunod, Paris, 1993)

N’est-ce pas ce que nous vivons avec la mondialisation ?

La mondialisation n’est pas synonyme de l’internationalisation – qui désigne les rapports entre les États – dont elle marque un dépassement. C’est un processus complexe caractérisé par la multiplication, l’accélération et l’intensification des interactions économiques, sociales, culturelles et politiques entre les acteurs des différentes parties du monde qui y participent de façon variable. Tout n’est pas et ne sera pas mondialisé. Mais la mondialisation affecte tous les secteurs d’activité, tous les acteurs et elle oblige toutes les organisations, publiques et privées, à se redéfinir. Les flux de personnes, d’information, de marchandises et de services, les menaces comme les inégalités n’ont plus le territoire national comme principal théâtre. De cette rupture instauratrice émerge une sphère planétaire aux frontières plurielles et mouvantes qui ne correspond plus à la grammaire des États souverains et dans laquelle l’État-nation n’est plus le seul cadre de référence englobant tous les champs de l’activité humaine.

La mondialisation ne se réduit pas à la globalisation économique et à l’intégration des marchés à l’échelle planétaire. Un marché-monde ne crée pas une société-monde. Contrairement à une impression répandue, la « mondialisation culturelle » ne marque pas l’apparition d’une culture mondiale. Au contraire, elle met en présence et en concurrence intensive des visions du monde, des valeurs, des modes de vie, des préférences collectives dont les différences deviennent immédiatement et largement perceptibles et acquièrent ainsi une portée stratégique.

Ce sont les médias qui sont les principaux vecteurs de la mondialisation culturelle. C’est dans la sphère médiatique globalisée dont la puissance et la portée sont démultipliées par la technologie numérique que se définissent les modèles, les styles de vie, les codes, les rêves fondés sur des valeurs consuméristes, souvent plus séducteurs que l’entourage immédiat. Ainsi apparaît une nouvelle matrice de socialisation, « l’Hyperculture globalisante » qui n’appartient à aucune société et qui se déploie comme « l’Empire de la séduction ». Son pouvoir vient de la force de l’image et de son efficacité. Son influence affecte la capacité de socialisation de toutes les cultures existantes. Elle modifie de façon dé/re-structurante les conditions dans lesquelles se déroulent les interactions entre les sociétés et leurs cultures.

La mondialisation culturelle fait émerger un nouvel écosystème symbolique. L’espace médiatique globalisé constitue un champ stratégique où se livrent les batailles pour le pouvoir qui tient largement à la capacité de production et de manipulation des symboles qui relient les acteurs sociaux. Ses enjeux sont les codes culturels de la société. Aucun acteur n’échappe à cette nouvelle dynamique, mais il en est peu qui semblent en avoir saisi la portée stratégique. Face à ces enjeux, extra-nationaux (et non postnationaux !) par nature, le statu quo et la défensive ne constituent pas des options réalistes. Les politiques nationales, plus nécessaires que jamais, celles-là mêmes que défend la Convention de l’UNESCO sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles dont l’adoption doit beaucoup à l’action de la Francophonie, ne peuvent gérer que les effets de phénomènes transfrontaliers sur lesquels elles n’ont guère prise. Elles ne pourront donc être efficaces à leur niveau que si sont mis en place en même temps les instruments qui permettront de composer avec les forces qui animent la dynamique mondiale.

Voilà l’occasion pour les organisations à fondement linguistico-culturel, comme la Francophonie ou l’Ibéro-Amérique par exemple, d’actualiser leur projet politique. Pour faire face aux enjeux géoéconomiques, on a vu se former des entités comme l’Union européenne, l’ALÉNA, le MERCOSUR, l’ANASE, etc.. Pour composer avec les enjeux géoculturels, irréductibles aux enjeux géopolitiques et aux enjeux géoéconomiques, la Francophonie pourrait s’instituer comme acteur géoculturel afin de relever des défis dont l’importance stratégique est trop souvent encore méconnue. Mais parce que la mondialisation culturelle avance sous les atours de la séduction, et qu’aucun Tchernobyl culturel n’a permis de prendre la mesure des risques que comporte l’Empire de la séduction, on semble en être à propos du nouvel écosystème symbolique mondial au point où en étaient les analyses sur l’écosystème physique il y a trente ans ! Il a fallu l’explosion de plusieurs bulles financières pour comprendre les limites et les risques bien réels de la sophistication de la spéculation financière. Alors que la sécurité est redevenue une préoccupation primordiale, qui s’intéresse vraiment aujourd’hui aux risques que la mondialisation fait peser sur ce que le politologue Ole Weaver appelle la sécurité culturelle qui ne peut évidemment être assurée par le repli derrière des frontières traditionnelles ?

Si l’on reconnaît que la défensive, souvent nécessaire, peut permettre de remporter des batailles, mais jamais de remporter la victoire comme l’observait voici quatre mille ans le stratège chinois Sun Tzu dans L’art de la guerre, on a intérêt à observer la dynamique du capitalisme culturel. Les industries culturelles soumises à l’impératif des résultats connaissent des bouleversements incessants : ainsi, Netscape est disparu face à Google, IBM naguère symbole de la puissance américaine a vendu une partie de ses activités au chinois Lenovo, Bill Gates évoque des évolutions qui pourraient amener Microsoft à revoir sa stratégie (il vient d’annoncer l’implantation d’un important centre de recherche-développement en Chine), et les fusions-acquisitions-démembrements illustrent le caractère implacable de la concurrence. Face à la révolution numérique qui bouleverse les conditions de la création et de la diffusion des œuvres culturelles, certains responsables politiques semblent penser qu’on peut continuer à discourir d’une conférence diplomatique à l’autre comme au temps des ministres plénipotentiaires, en remettant à plus tard les questions difficiles que les politiques nationales ne suffisent plus à traiter. Jamais la demande de politique n’a été aussi grande, jamais le besoin d’en renouveler les modalités n’a été aussi pressant. Et notamment à l’échelon extra-national et non plus seulement inter-national.

Que voulons-nous faire ensemble ? Où sont les enceintes où l’on peut inventer les réponses à cette question qui se pose pour les aires d’interactions humaines qui ne se limitent plus aux États-nations ? La question politique la plus importante que pose la mondialisation n’est pas celle de la souveraineté ni celle du marché. Ce n’est pas de savoir comment commercer davantage, mais plutôt celle de savoir comment vivre ensemble, non plus seulement à l’échelon local et national, mais dorénavant aussi planétaire, avec nos différences qui sont essentiellement de nature culturelle. Les enjeux identitaires, donc culturels, qui sont au cœur de la condition humaine, ne peuvent plus désormais être traités uniquement dans le cadre de l’État-nation ni du système inter-étatique.

La mondialisation oblige à inventer les façons inédites de composer avec trois logiques irrépressibles et concurrentes : celle du marché, celle de l’État et celle des identités. Il est illusoire de penser y parvenir par la régulation étatique traditionnelle ou par le marché. On n’y parviendra qu’en faisant place aux enjeux géoculturels dans la gouvernance mondiale, sur le même pied que les enjeux géopolitiques et géoéconomiques. Voilà pour la Francophonie l’occasion d’actualiser son projet politique en retrouvant sa raison d’être et en centrant son projet sur les enjeux qui la concernent de façon spécifique et qui prennent une importance stratégique à l’ère de la mondialisation culturelle.

Nombreux sont les enjeux qui concernent les êtres vivants, comme l’environnement par exemple. Importantes sont les questions qui nous concernent comme êtres humains : développement, solidarité, etc. Plusieurs facteurs (sécurité, paix…) influent sur l’avenir de la Francophonie sans qu’elle ne puisse jouer aucun rôle décisif à leur égard. En revanche, les francophones sont les seuls à pouvoir apporter les réponses qui concernent leur avenir de parlants-français dans le monde actuel, en faisant de la langue partagée un instrument de codéveloppement et en constituant une aire d’interactions et d’échanges culturels fondés sur l’ouverture maîtrisée et l’échange équitable, ce qui implique la réciprocité. Il ne s’agit donc pas pour la Francophonie de défendre une langue qui serait supérieure aux autres, mais d’en faire une langue utile et efficace, apprise, transmise et partagée, au service d’un projet commun, différent des autres projets auxquels ses membres peuvent participer par ailleurs. Une langue qui ne soit pas l’instrument au service d’une culture mais plutôt celle de l’inter-culturalité active et d’échanges transculturels équitables. Si un jeune Roumain ou un jeune Congolais qui apprend le français doit passer à l’anglais lorsque viennent les choses sérieuses, peut-on penser qu’il n’en viendra pas rapidement à s’épargner ce détour exigeant et peu utile ?  Dans pareilles conditions, comment penser que les nouveaux arrivants au Québec seront incités à en faire leur langue d’adoption ?

Que voulons-nous faire ensemble ? Cette question se pose dans des termes nouveaux pour toutes les organisations – l’OTAN, l’OMC, l’Union européenne, le FMI, etc. – mises au défi de se redéfinir face à la mondialisation. Dans le cadre de la Francophonie cette question porte d’abord sur les défis qui concernent les parlants-français en tant que tels. C’est en cherchant à y apporter des réponses concrètes et crédibles que la Francophonie pourra définir sa raison d’être et se concentrer sur son cœur de métier. Au lieu de se distraire sur des enjeux internationaux sur lesquels elle est pratiquement sans prise ni influence réelle, elle pourra chercher d’abord à s’instituer comme l’une des réponses à la mondialisation culturelle. Ce n’est pas vouloir rabaisser la Francophonie que de souhaiter la voir se concentrer sur des enjeux stratégiques qui concernent sa raison d’être et dont aucune autre organisation ne s’occupera à sa place. C’est au contraire la seule façon d’assurer sa pertinence, sa vitalité, son efficacité et sa crédibilité. Et c’est à cette condition qu’elle pourra aussi chercher à intervenir sur les questions qui ont un impact sur l’avenir des parlants-français ?

La Francophonie : ringarde ou avant-garde ?

Il n’y a pas de Francophonie possible sans la France. Mais il y a entre la France et la Francophonie une ambiguïté qui n’a jamais été dissipée. Souci de ne pas entretenir le spectre d’un avatar de la colonisation ? Confiance de pouvoir assurer l’avenir de sa langue malgré son recul comme langue internationale en comptant surtout sur elle-même : nous ne sommes pas dans la situation du Québec, soutenait récemment un haut responsable politique français. Effort de maintenir une aire d’influence qui justifierait son extension alors même que la France devient circonspecte devant l’élargissement de l’Union européenne ? En France, la Francophonie est pratiquement absente des médias, des débats publics et des milieux universitaires. « S’il est un terme qui irrite fortement une bonne partie des journalistes, publicitaires, essayistes de plateaux de télévision et grands patrons, c’est bien celui, terriblement ringard pour eux, de francophonie » observe Bernard Cassen (Manière de voir no 97, février-mars 2008, « La bataille des langues », p. 43). Les discours officiels ne sauraient dissimuler le fait que la Francophonie est souvent considérée en France comme une forme coûteuse et peu efficace d’aide au développement ou, au mieux, comme une zone d’influence. Mais lorsque l’on dit que la France fournit 80 % des ressources à la Francophonie, on ne mentionne pas le fait que la plupart des institutions sont situées à Paris où s’effectue en conséquence une large partie des dépenses, ce qui ne correspond guère à ce qui avait été conçu au départ comme une organisation multipolaire. Il n’est guère étonnant de constater que le rapport rédigé en 2007 par l’ancien ministre des Affaires étrangères Hubert Védrine sur La France face à la mondialisation reste muet sur la Francophonie. D’ailleurs, le fait d’en arriver à considérer TV5 comme un élément de l’audiovisuel extérieur français chargé de promouvoir l’image et la vision de la France à l’étranger ne témoigne-t-il pas d’une conception réductrice de la francophonie comme prolongement ou aire d’influence et qui ne semble pas avoir encore pris la mesure de la dimension stratégique des enjeux culturels qu’on ne peut plus traiter uniquement dans le cadre national et de l’intérêt d’une francophonie véritablement multilatérale et multipolaire ?

« L’anglais est l’avenir de la francophonie » : faudrait-il croire que cette affirmation de Bernard Kouchner (Deux ou trois choses que je sais de nous, Robert Laffont, Paris, 2006, p. 149) avant de devenir ministre des Affaires étrangères, loin d’être une boutade, exprimerait un point de vue partagé en France ? « Qui sait si nous ne partagerons pas un jour la même langue ? », sans avoir à préciser laquelle, a lancé Tony Blair le 12 janvier 2008 en terminant son intervention qui a suscité les applaudissements nourris au congrès d’un parti politique en présence du président de la République française (Libération 12 janvier 2008) : l’humour britannique pourrait-il révéler une dure pointe de vérité ? « Dans un monde qui change, malheur à celui qui stagne », avait-il soutenu plus tôt.

Le Sommet de Québec offre une occasion décisive de soulever de façon explicite la question fondamentale : que voulons-nous faire ensemble pour relever les défis qui concernent notre avenir commun de parlants-français ? Notamment à l’ère de la mondialisation dont le tournant le plus décisif pourrait bien tenir à sa dimension culturelle, celle-là même qui touche au fondement linguistico-culturel de la Francophonie et donc à sa raison d’être. N’est-ce pas là le thème central qui devrait être inscrit au cœur du Sommet de Québec et de tous ceux qui le suivront ? Si l’on ne veut pas que la Francophonie devienne « lumière d’étoile morte » comme le proclamaient plusieurs écrivains dans Le Monde des livres du 19 mars 2007, on ne peut se résigner à la voir se disperser dans des directions et sur des questions sur lesquelles elle n’a qu’une influence au mieux marginale. Comme projet politique, son avenir est sans doute lié à une langue de création de qualité et à une présence significative dans la sphère médiatique. Il dépend surtout de la capacité des parlants-français à en faire une langue utile et performante dans les secteurs critiques que sont la création culturelle, la communication, la technique, l’enseignement et la science.

Si l’on veut susciter le dynamisme de la Francophonie, ce n’est pas simplement en invoquant le nombre des locuteurs plus ou moins réels du français dans le monde. C’est en démontrant dans la réalité que la Francophonie peut favoriser la création et la diffusion d’œuvres de grande qualité en matière culturelle, scientifique et technique. Pareil projet est aujourd’hui irréalisable si les médias – publics et privés – ne permettent pas aux francophones de voir, d’entendre et de lire davantage les uns des autres. Ne sont-ils pas plus familiers avec les productions hollywoodiennes qu’avec celles de leurs proches voisins et des autres francophones ? Il ne suffit donc pas de rediffuser les productions belges, québécoises ou françaises dans les autres pays, il importe surtout de permettre aux œuvres de Roumanie, du Sénégal ou du Maroc d’être mieux connues dans tous les pays francophones. Il s’agit de mettre en place les conditions de productions trans-culturelles qui donneront consistance à la diversité culturelle et qui pourront illustrer ce que peut produire TV5 si elle ne se réduit pas à la rediffusion d’informations et de productions nationales. Pour dépasser les discussions certes importantes sur la structure et sur le budget, le Sommet ne devrait-il pas lui donner mandat de consacrer au moins 30 % de ses ressources et de son temps d’antenne à la production et à la diffusion de telles émissions ce qui lui permettrait d’affirmer son originalité et à accroître son rayonnement. Les médias privés ne devraient-ils pas être invités également à assumer leur part de responsabilité en consacrant des rubriques régulières et à heure de grande écoute aux questions de la Francophonie ?

Dans un article publié dans Le Monde du 23 mai 2003, l’actuel secrétaire général de l’Organisation internationale de la Francophonie présentait le pluralisme culturel comme projet politique et y voyait le cœur du rôle que les aires linguistico-culturelles (francophonie, hispanophonie, lusophonie, arabophonie…) ont à jouer comme acteurs à part entière du monde politique. Ce projet ne vise pas seulement à garantir le droit des États à adopter leurs politiques culturelles. Il vise à instaurer un cadre d’interactions entre les cultures du monde qui permette de concilier l’ouverture dont vivent les cultures et les exigences d’échanges équitables en assumant l’importance du champ médiatique. Le pluralisme culturel à construire doit constituer le cœur même du projet politique de la Francophonie. Comme d’ailleurs celui de l’Europe des cultures si l’on veut que l’Union européenne soit plus qu’une aire géoéconomique et qu’une instance de régulation bureaucratique. L’avenir de la Francophonie, c’est de constituer une aire d’interactions et d’échanges interculturels privilégiés en se dotant d’un régime fondé sur l’échange équitable et la réciprocité.

C’est autour d’un projet politique clairement défini dans le cadre spécifique de la Francophonie qui s’intéresse essentiellement aux défis que doivent relever les parlants-français face à la mondialisation culturelle qu’on pourra envisager d’accueillir tous ceux qui accepteront de s’engager, non pas comme « passager clandestin » pour reprendre la métaphore des économistes, mais comme de véritables acteurs de ce projet. Face aux perspectives d’élargissement sans fin de l’Union européenne, Hubert Védrine se demande si elle ne risquait pas de devenir « une nébuleuse qui aurait vocation à se diluer ». Face à la proposition récente d’élargir le G8 à un G13 qui inclurait la Chine, l’Inde, l’Afrique du Sud, le Brésil et le Mexique, Valéry Giscard d’Estaing qui a été à l’origine de ce sommet dit regretter son évolution vers la surexposition médiatique et y voit le risque « d’une nouvelle structure bureaucratique à réflexes lents ». N’aurait-on pas intérêt à prendre en compte ces considérations lorsque l’on envisage l’élargissement de la Francophonie à des pays où le français n’occupe qu’une place marginale et qui ne semblent guère résolus à modifier cette situation ou à s’engager dans des actions communes dans ce cadre ? À moins de songer à y admettre aussi les États-Unis qui comptent un nombre significatif de francophones en Nouvelle-Angleterre et en Louisiane, sans doute supérieur à celui de plusieurs pays membres…

L’enjeu du Sommet de la Francophonie à Québec, ce n’est donc pas seulement celui d’un événement bien organisé et réussi. Le Québec qui voit la proportion des parlants-français diminuer sur son territoire tout en continuant à accueillir chaque année un nombre d’immigrants représentant 1% de sa population, est bien placé pour ne pas céder à l’illusion des déclarations sans portée pratique. Face à la lente détérioration de la situation du français sur leur territoire, de plus en plus de Québécois en viennent à croire que le français est un combat d’arrière-garde comme l’écrit le journaliste Robert Dutrisac dans Le Devoir (26-27 janvier 2008). À l’évidence, les Québécois ne sauraient être accusés de colonialisme ou de ringardise lorsqu’ils souhaitent voir la Francophonie s’affirmer à l’avant-garde du combat du pluralisme culturel comme alternative au choc des civilisations qu’on aurait tort de croire impossible. Leur situation illustre le sérieux et l’urgence de ces questions qu’aucun pays francophone ne peut traiter seul.

Faute d’en revenir à son fondement (une aire géolinguistique et géoculturelle) et de centrer son projet politique et de mobiliser ses ressources sur son cœur de métier, la Francophonie risque de se condamner à la marginalité et de dépérir, écartelée entre des missions multiples que d’autres organisations ou d’autres ensembles sont mieux à même d’assumer. Et de ne représenter bientôt que la simple « coexistence des ignorances mutuelles » pour reprendre la formule critique de Marcel Gauchet à propos de l’Union européenne.

Pareil projet n’est pas condamné à réussir ! Il dépend de la mobilisation et de l’engagement véritable de tous les acteurs – publics et privés – à travers le développement d’une capacité autonome de réflexion et de proposition qui s’exprimera dans des débats publics et qui pourra compléter et nourrir les processus formels en bousculant les habitudes. Il ne s’agit pas de créer une nouvelle institution formelle vite portée à vivre pour elle-même, mais plutôt d’engager un processus permanent, ouvert à tous les acteurs concernés, en s’appuyant sur des initiatives existantes pour que la Francophonie ne soit pas seulement une institution interétatique et la chambre d’enregistrement des souhaits de ses membres, mais puisse formuler des analyses et des propositions qui expriment l’intérêt commun et fondent des projets d’actions communes. En sachant que la liberté, la paix, la démocratie, la souveraineté et le pluralisme culturel ne sont jamais acquis, mais résultent de conquêtes difficiles et incessantes.