L’auteur est historien et ethnologue.
Quel est le grand événement de la saison automnale à Radio-Canada ? Le déplacement du Téléjournal de fin d’après-midi à cinq heures et son retour à six heures suite à de trop nombreuses plaintes des auditeurs ? Peut-être bien… Ou encore la diffusion d’émissions aussi consternantes dans cette case horaire de fin d’après- midi que la Fosses aux lionnes ou encore le talk-show de Véronique Cloutier ? Non, car ces émissions ont du plomb dans l’aile, faute de cotes d’écoute et c’est tant mieux à ce qu’il me semble. En fait, l’événement de cette pauvre saison télévisuelle est plutôt le énième retour des Belles histoires des pays d’en haut de Claude-Henri Grignon diffusé à 15 heures de l’après-midi et qui atteint presque le demi-million de téléspectateurs à une heure de diffusion pourtant peu propice aux grands auditoires !
Que faut-il en penser ? La direction de Radio-Canada réjouit de ce succès qui n’effacera cependant pas l’échec évident des changements effectués cet automne à la programmation de l’illustre société. Les cotes d’écoute des Belles Histoires sont même supérieures à celles des soaps américains diffusés en même temps sur d’autres chaînes ! Voilà bien un motif de réjouissances, s’il faut en trouver un à travers tout ce gâchis ! Permettez-moi pourtant de poser des questions au sujet de l’étemel retour des Belles Histoires et sur son succès invariable en toute case horaire qu’il se trouve.
Les affres de l’avare
Loin de moi l’idée de penser que le téléroman les Belles Histoires soit devenu la nouvelle poule aux oeufs d’or de Radio-Canada. L’émission a fait son temps. Son succès étonne, mais pas tant que ça. On fait tellement pire maintenant à Radio-Canada qu’au fond, ce n’est sûrement pas si mauvais que ça les Belles Histoires ! La question n’est pas là. À mon avis, il faut plutôt s’interroger sur les raisons qui motivent Radio-Canada à diffuser à répétition cette émission qui date de près de quarante ans, plutôt que d’en produire de nouvelles plus actuelles et plus pertinentes. Sans doute le succès de ces rediffusions incite Radio-Canada à récidiver. Et puis l’affaire est rentable et ne coûte pas cher… Mais alors pour quoi autant de personnes sont-elles tentées encore et encore d’écouter ce vieux téléroman ? Quel est ce besoin insatiable de retrouver le bon vieux Séraphin et ses pittoresques contemporains de Saint-Adèle ? Est-ce un désir de se rassurer un peu avec le passé ou encore de s’y complaire ? Le problème de fond est toujours cette méconnaissance de notre histoire et de notre folklore. Ces images passéistes nous charment mais elles peuvent aussi nous méprendre. Sont-elles vraiment si fondatrices que cela ? N’y trouve-t-on pas aussi une vision conservatrice, une image figée de nous-même ? L’éternel retour des Belles Histoires n’est-il pas aussi l’étemel retour de notre stagnation socio-politique ?
Une chose attire souvent son contraire. La diffusion ad nauseam des Belles Histoires peut rassurer mais aussi inquiéter. Il n’est pas malsain d’aimer évoquer le passé, mais il peut être dommageable de s’y référer sans être en mesure de le comprendre un peu mieux. Que nous présente au fond les Belles Histoires sinon un microcosme d’une société canadienne-française étouffée par le pouvoir absolu d’un avare qui cherche à freiner toute velléité de libération ou d’avancement de son entourage et de ses commettants à titre de maire de Saint-Adèle ? Finalement, il n’est pas si étonnant que l’on s’y reconnaisse encore car les situations de déséquilibre fiscal et les atteintes aux volontés d’indépendance du peuple québécois semblent toujours bien actuelles. Les affres de l’avare nous atteignent sans doute encore mais faut-il croire qu’il ne nous sera jamais possible de les dépasser ?
Séraphin le lucide ; Alexis le solidaire
L’affaire est entendue : Claude-Henri Grignon n’a jamais permis à ses personnages de renverser le dictateur qu’est Séraphin. Il n’y a pas de surprise là-dedans. Le temps s’est arrêté à Saint-Adèle et l’horloge n’avance plus depuis long temps. L’intrigue des Belles Histoires, en fait, n’est-elle pas simplement l’opposition fondamentale entre le lucide Séraphin Poudrier et son ennemi le solidaire Alexis Labranche ? Les schémas de base de notre société sont finalement un peu toujours les mêmes. Mais où cela nous conduit-il sinon à répéter le passé ? La série les Belles Histoires reprend sans cesse le thème de cette profonde cassure entre Séraphin et Alexis, mais sans jamais résoudre la question. Le vainqueur est toujours Séraphin Poudrier et son discours économique conservateur et lucide ; le solidaire Alexis Labranche épris de la liberté des grands espaces ne parvient jamais à établir solidement son discours autrement que sur la bille de bois bien fragile du draveur en déséqui libre qu’il restera toujours au fond de lui-même.
Face à tout cela, il faut demeurer foncièrement étonné qu’un téléroman dont le thème général reste l’échec et la soumission plaise encore autant de nos jours. Et pourtant, nul ne peut nier qu’il soit encore possible de s’y reconnaître. D’y percevoir nos contradictions, nos questionnements irrésolus, notre habitude apparente à les ressasser plutôt qu’à les dépasser. Dès lors, je pense qu’il faut s’inquiéter un peu que Radio-Canada reprenne presque à chaque année cette série. Bien sûr, l’auguste institution fait sans doute plaisir à un cer tain public mais elle véhicule aussi une image figée de la société québécoise qui n’est pas sans conforter une vision stagnante de notre passé qui ne devrait plus avoir cours aujourd’hui.
Au-delà du folklorisme
Mais comment dépasser un certain folklorisme et une attirance romantique pour une société en apparence sécurisante mais au fond totalement incapable de s’assumer ? Encore là, il faudrait des lieux d’apprentissage afin de nous aider comme collectivité à mieux saisir les images de notre histoire et de notre folklore. Faute de les connaître ces illustrations folkloriques par trop simplistes peuvent facilement se retourner contre nous.
Mais où sont les lieux de réflexion et d’analyses en ce domaine ? Les études en folklore de l’Université Laval, fondées en les Marius Barbeau, Luc Lacourcière et Félix-Antoine Savard, étaient un des rares endroits consacrés à cette question mais l’héritage de nos premiers folkloristes est désormais noyé dans un programme d’ethnologie déraciné pour l’essentiel de son propre héritage québécois. Quand se formera-t-il une vraie chaire en folklore dans une université du Québec où les images d’hier seront mises au service du présent et non perpétuellement reçues comme un héritage un peu désuet évoqué suavement mais sans plus ? Ou encore éludé dans le grand tout si international que l’on ne s’y voit même plus comme peuple ?
Dans le contexte actuel, Radio-Canada pourra encore et toujours nous resservir les Belles Histoires et son univers bloqué. Le pouvoir fédéral n’étant pas là pour nous libérer mais pour nous maintenir en état de sujétion, l’affaire est une véritable aubaine d’autant plus qu’elle attire de l’auditoire. Mais il est franchement regrettable de voir que les Québécois attirés par leur histoire et leur folklore ne reçoivent que ce vieux téléroman d’hier. En d’autres endroits dans le monde, l’étu de du folklore a aidé à la formation de nations solides mais, au Québec, par méconnaissance de ce même folklore, ne sommes-nous pas en train de nous aider à disparaître en ne percevant des origines de notre société qu’un ensemble immobile de traditions simplement répétitives ne débou chant sur aucun discours ouvert, sur aucune évolution appa rente. Faut-il se laisser encore mener par le trop lucide Séraphin ou bien choisir l’élan libérateur du solidaire Alexis ? Pour tout dire, la décision est simple mais elle peut se retourner contre nous lorsque Radio-Canada et les autres instruments idéologiques du fédéral s’en servent pour nous aider à sans cesse nous dire non. Seule, une connaissance plus approfondie de notre histoire et de notre folklore peut nous permettre d’aller plus loin. À quand des lieux de formation véritables en ce domaine ? Le plus tôt possible, espérons-le, avant que Radio-Canada et ses reprises des Belles Histoires nous replongent à nouveau dans le Saint-Adèle stagnant de Claude-Henri Grignon où l’horloge semble s’être arrêtée pour toujours devant l’éventualité de la libération prochaine de notre peuple.