L’idée de république à travers la résistance à l’enrôlement obligatoire

Ce sont là ces droits inestimables qui forment une partie considérable du système modéré de notre gouvernement, laquelle en répandant sa force équitable sur tous les différents rangs et classes de citoyens, défend le pauvre du riche, le faible du puissant, l’industrieux de l’avide, le paisible du violent, les vassaux des seigneurs, et tous de leurs supérieurs.
Lettre du Congrès continental aux habitants de la province de Québec
26 octobre 1774

Depuis quelques années, des recherches importantes ont été menées afin de démontrer la persistance de l’idée de république dans l’histoire du Québec. Les tirs croisés d’historiens et de sociologues de divers horizons convergent en gros pour soutenir que :

Le républicanisme est un idéal politique dont l’existence au Québec a, de manière étonnante, été largement ignorée par notre historiographie, qui semblait réfléchir en fonction des catégories politiques des partis officiels du XXe siècle: libéraux et conservateurs[1] ».

Cette avancée historiographique est salutaire. Elle allait même de soi. Qui, en effet, s’étonnera qu’un peuple conquis par une monarchie, puis réduit à l’infériorité économique et à la subordination politique, ait pu produire sa part de discours républicain concernant le bien commun, la neutralité de l’État, la laïcité et la souveraineté populaire ?

L’histoire des idées fait ainsi surgir des concepts enfouis au cœur de textes connus et dont on croyait avoir tout dit. La presse d’opinion et le discours des élites offrent en particulier toute la souplesse sémantique pour nourrir une propension à ces idées. Au Québec, les discours antibritanniques ne sont tous pas antimonarchistes et, aujourd’hui encore, pour cent voix entonnant l’hymne à la souveraineté du Québec, combien s’en trouvent pour d’abord en célébrer les principes républicains, y compris au sein de l’élite ?

Par deçà les élites justement, nous savons a contrario la difficulté à débusquer le moteur véritable des passions populaires. Les échos qui nous en parviennent demeurent fugitifs et subjectifs, déformés ou oblitérés par le discours dominant. Pour arriver à retrouver les motivations profondes du peuple québécois quand il se met en colère, on en est parfois réduit à décoder le déroulement d’un charivari ou à lire entre les lignes d’une déposition judiciaire. Cela fait, on y retrouve généralement les grandes passions qui traversent l’histoire du Québec : l’égalitarisme, le conservatisme et l’antimilitarisme[2]. Or le républicanisme en fait-il partie ?

Les luttes de résistance à l’enrôlement obligatoire nous semblent le cadre idéal à son expression. D’une part, ces épisodes sont particulièrement nombreux dans notre histoire et ont profondément marqué à la fois la conscience nationale et la culture populaire. D’autre part, ils débouchent régulièrement sur des affrontements violents, propices au radicalisme et à la remise en question de l’ordre monarchique. Ces épisodes posaient en fait directement la question de l’allégeance à la Couronne britannique ; le seul fait de ne pas se rapporter constituant en soi une trahison, comparable à attenter à la vie même du souverain régnant[3].

Ce modeste article est en fait prétexte à dresser le récit de trois épisodes de résistance à l’enrôlement obligatoire, ceux de 1775, 1794 et 1812, et de voir le rôle qu’ont pu y jouer les principes républicains. À un siècle de distance, un coup de sonde dans le dramatique épisode anticonscriptionniste de 1918 nous permettra de vérifier la pérennité de certains thèmes, tel le républicanisme.

Simples spectateurs de l’invasion américaine en 1775…

S’emparer du Québec est une vieille obsession anglo-américaine. De l’expédition des frères Kirke en 1625 à la guerre de 1812 en passant par l’invasion de Wolfe en 1759, l’objectif demeure, par le contrôle du fleuve, de verrouiller l’accès aux Grands Lacs et au centre du continent. Malgré son piquant révolutionnaire, l’objectif des rebelles américains en 1775 reste bien de s’emparer de la vallée du Saint-Laurent et d’ainsi empêcher la Grande-Bretagne de profiter des dispositions territoriales de l’Acte de Québec (1774) pour prendre les colonies rebelles à revers. Ainsi, avant même d’avoir chassé les Britanniques de leurs villes – ou même d’avoir rédigé la déclaration d’indépendance – le Congrès continental autorise une expédition militaire sur Québec, escomptant du coup gagner les Canadiens français aux idées de la Révolution.

Or c’est justement pour mieux prémunir les habitants du Québec contre les idées républicaines que la Grande-Bretagne avait octroyé l’Acte de Québec l’année précédente. S’il indispose les 13 colonies et les marchands britanniques du Québec (à qui on impose les lois civiles françaises tout en leur refusant une assemblée représentative), l’Acte de Québec conforte opportunément les privilèges des seigneurs et prêtres catholiques. Il assure du coup au gouverneur Guy Carleton la pleine et entière coopération des élites francophones au moment de faire face à invasion américaine.

De leur côté, les rebelles américains sont bien conscients que leur succès dépend de l’appui, à tout le moins tacite, des Canadiens français. Le Premier Congrès continental rédige donc une lettre à leur attention datée du 26 octobre 1774. Bien d’autres suivront. Les lettres du Congrès continental aux habitants de la province de Québec sont habiles, car elles évitent les considérations trop théoriques pour s’en tenir aux gains concrets à tirer de l’instauration de la république. Cependant, faute de pouvoir promettre quoi que ce soit, invoquant plutôt tour à tour la haine du despotisme, la liberté d’expression et de conscience et mille autres inventions des philosophes des Lumières, la lettre aux habitants de la province aura peu d’impact. Les gains tangibles de l’Acte de Québec et l’appel massif des élites seigneuriales et cléricales purent peser de tout leur poids pour tranquilliser des paysans prudents et suspicieux, déjà échaudés par un siècle de guerres intercoloniales.

L’expédition des troupes du Congrès est montée en quelques semaines seulement. Pendant que les troupes de Benedict Arnold s’embourbent dans les forêts du Maine, l’armée de Montgomery, culbute facilement les garnisons de Saint-Jean et de Chambly, puis prend Montréal sans coup férir le 12 novembre 1775. Dès lors – et pour six mois –, Montréal devient momentanément une ville « républicaine ». Plusieurs habitants influents manifestent aussitôt leur sympathie envers les vainqueurs, dont le célèbre Pierre du Calvet. Les Britanniques s’en souviendront une fois que l’armée rebelle s’en est allée…[4]

Entre temps, l’armée d’Arnold a déjà perdu la moitié de ses effectifs avant même de prendre position devant Québec, au milieu des forêts et des marais à moitié gelés. Arrivée en renfort de Montréal, l’armée de Montgomery opère sa jonction le 3 décembre. Peu de Canadiens se sont joints à eux, à la grande déception des deux généraux. L’assaut donné le 31 décembre est un échec et Montgomery lui-même perd la vie. L’invasion tourne court et l’armée du Congrès engage dès lors une pénible retraite.

Sans s’être vraiment ralliés aux Américains ni aux idées républicaines, plusieurs Canadiens ont résisté à la mobilisation des milices ou coopéré avec l’envahisseur et quelques incidents proaméricains sont signalés à Lavaltrie, Montmagny, Lanoraie, Berthier et Verchères. Mais après l’échec de Montgomery devant Québec, les appuis à la cause rebelle s’effondrent, des rumeurs circulant sur la brutalité des Américains qui commencent dès lors à réquisitionner les marchandises des habitants plutôt que de les payer comptant.

En somme, les Canadiens se sont bornés au rôle de spectateurs, surtout dans les villes plus exposées à la colère des Britanniques en cas d’échec américain. On ne voulait tout bonnement pas risquer de se retrouver du côté des perdants : « Quant à mon opinion des Canadiens, écrit Carleton, je crois que rien n’est à craindre de leur part tant que nous sommes dans une situation de prospérité et rien n’est à espérer en cas de détresse[5]. » En fait, ils auront jugé que ce n’était tout simplement pas leur guerre à eux.

D’après Gustave Lanctôt, il en aurait été bien autrement en cas d’intervention de la France aux côtés des Américains. Rappelons que la France n’entre officiellement en guerre aux côtés des Américains qu’en juillet 1778. Selon l’historien, la seule vue d’un navire battant pavillon français aurait certainement gagné plusieurs milliers de combattants déterminés à la cause révolutionnaire, mais:

Dans cette situation complexe, les Canadiens ne peuvent que se résigner à laisser les événements décider pour eux. Car à Québec flotte le drapeau britannique et des milliers de soldats anglais attendent une armée américaine qui ne bouge pas et une flotte française qui n’appareille pas[6] !

Des relents de Bastille en 1794

Moins connus et pourtant beaucoup plus intéressants sont les désordres causés autour de Québec par une nouvelle épreuve de force entre la Couronne britannique et la jeune République américaine.

En 1794, les nouvelles qui parviennent de France replongent les rives du St-Laurent dans le même climat enfiévré que lors de l’invasion américaine. Passant par les Etats-Unis et portés par de mystérieux émissaires français, des appels aux sentiments de la population canadienne-française pénètrent jusqu’au cœur des campagnes :

Imitez les exemples des peuples de l’Amérique et de la France. Rompez donc avec un gouvernement qui dégénère de jour en jour et qui est devenu le plus cruel ennemi de la liberté des peuples. Partout on retrouve des traces du despotisme, de l’avidité, des cruautés du roi d’Angleterre. Il est temps de renverser un trône où se sont trop longtemps assises l’hypocrisie et l’imposture[7].

D’après la rumeur, une flotte française remontait le fleuve et devait paraître devant Québec entre la Pentecôte et la Fête-Dieu, tandis que les Américains allaient envahir la province par le lac Champlain.

Énervée par la Révolution française et par les rumeurs persistantes le long de la frontière américaine, les autorités britanniques pressent alors la Chambre d’assemblée d’adopter une nouvelle loi de la milice qui les autoriserait à conscrire les miliciens en vue de faire face aux hordes républicaines.

En mai 1794, avant même l’entrée en vigueur de la nouvelle loi, le gouverneur Dorchester avait ordonné la levée de quelques milliers de miliciens tirés au sort dans chaque paroisse.

Aujourd’hui perdue dans la banlieue de la capitale, la bourgade de Charlebourg et sa région connaissent alors des perturbations importantes. D’entrée de jeu, sur les 42 paroisses du district de Québec, seules 8 répondent à l’appel de la milice. Le 19 mai, une foule s’assemble à Charlesbourg pour protester contre la loi de la milice qui, ce jour-là, venait de passer en troisième lecture à la Chambre d’assemblée :

Plus de trois cents hommes de cette paroisse et de la Jeune-Lorette, armés de fusils, de fourches, de couteaux de chasse, de brocs, de fléaux, firent la patrouille pendant plusieurs jours et plusieurs nuits, de crainte que l’on vient les enrôler [et] au nom du public qui est au-dessus des lois[8].

L’opposition gagne rapidement la ville de Québec même où, selon Antoine Parent :

[…] hier le 22 mai, François Le Droit dit Perche, menuisier de Québec, sergent de milice, allait et venait parmi les hommes alors qu’on mettait dans un chapeau les noms pour le tirage au sort et leur conseillait de ne pas y participer. […] Ils ont brisé leurs rangs et ont causé une émeute en refusant de laisser tirer leurs noms au sort et de recevoir des commandements. […] Deux sont en prison à la suite de cette émeute : un sergent pour avoir appuyé les émeutiers et un simple milicien pour avoir jeté son chapeau en l’air en criant : Vive les Français ! [Le menuisier Louis Dumontier] conseillait aux gens de prendre les armes lorsqu’ils seraient mobilisés et de les tourner contre le gouvernement du roi, aussi de faire une révolte générale à Québec pour forcer les prisons et massacrer les Anglais et les membres du gouvernement[9].

Dès le mois de mai, les meneurs de Charlesbourg, Pierre Chartré et Jérôme Bédard, sont arrêtés et emprisonnés. Plusieurs arrestations ont aussi lieu à Montréal. En juillet, l’Association pour le maintien des lois, de la constitution et du gouvernement de la province du Bas-Canada entre en action pour dépister les foyers insurrectionnels, tandis que gouvernement pourchasse sans merci toute personne soupçonnée de sédition. Tout le long de cette période d’agitation, le clergé catholique se conforme aux consignes de Mgr Briand pour maintenir le peuple dans le strict respect de ses allégeances. L’arrivée d’émigrés français, dont 51 prêtres réfractaires, renforce le climat contre-révolutionnaire. À la fin novembre, cinq insurgés de Charlesbourg, dont Dumontier, Jérôme Bédard et Pierre Chartré, comparaissent devant le grand jury pour répondre du crime de haute trahison pour avoir « levé » (levying) un guerre contre le Roi. Le grand jury incrimina aussi 17 autres hommes pour méfaits, en lien avec les événements de Charlebourg. Ils furent tous mis à l’amende et reçurent des peines de prison variant de deux à douze mois[10].

Pour éviter toute contamination de l’extérieur, les frontières sont aussi sévèrement contrôlées et des mesures d’exception sont prises à l’encontre des étrangers. Un acte (54 George III, chap. 5), connu sous le nom d’Alien Act, donne au gouverneur le pouvoir « d’arrêter et d’emprisonner toutes personnes qui peuvent individuellement, par des pratiques séditieuses, tenter de troubler le gouvernement de cette province. » En 1797, une autre loi suspend l’habeas corpus dans les cas de trahison ; un Américain, soupçonné de complot en vue d’assassiner le gouverneur, est cruellement exécuté en guise d’exemple. Pendu, puis décapité, David MacLane sera finalement éventré, son cœur et ses entrailles rotis sur un réchaud…

Une émeute contre la conscription en 1812

Le 18 juin 1812, les États-Unis déclarent la guerre à la Grande-Bretagne et, à titre de colonie anglaise, le Bas-Canada est aussitôt entraîné dans le conflit. Conscient de la situation, le gouverneur George Prevost avait dès l’hiver procédé par tirage au sort à la levée des premiers conscrits âgés de 18 à 30 ans afin de les préparer au plus tôt en vue des combats à venir. Les chefs du Parti canadien affichent alors leur fidélité envers la Grande-Bretagne et plusieurs membres de la petite bourgeoisie, les Viger et les Papineau notamment, s’engagent dans des bataillons de miliciens volontaires – tels les Voltigeurs canadiens – et se distinguent sur divers théâtres, dont à la bataille de la Châteauguay.

En cette année 2012, qui correspond au deux centième anniversaire de cette guerre que certains voudraient voir célébrée comme une grande démonstration d’unité canadienne, il est opportun de rappeler que la conscription ne s’effectua pas facilement, surtout en milieu rural, et en particulier depuis qu’on sait les piètres conditions de vie et la discipline de fer qui régnaient dans les casernes.

L’émeute survenue à Lachine du 1er juillet 1812 constitue le point culminant d’un mouvement de résistance à la conscription de la milice dans l’ouest de Montréal. Déjà avant l’émeute, le recrutement de conscrits y connaissait des ratés. Des 59 hommes appelés pour la division de Pointe-Claire, seuls 28 s’étaient rapportés au camp de Laprairie et, de ce nombre, quatre avaient presque aussitôt pris la fuite[11].

Face au climat d’insubordination, le commandement de la milice dépêche le major Jean-Philippe Leprohon, ainsi qu’une trentaine d’hommes afin de mener la chasse aux déserteurs et pour rétablir l’ordre dans l’ouest de Montréal. Ils arrêtent deux fuyards dès le 29 juin, puis un troisième le lendemain. On en est là quand la troupe se profile sur la côte Saint-Jean de Sainte-Geneviève, chez le capitaine Joseph Binet, où plusieurs hommes se trouvent embusqués, bien décidés à résister et à libérer les leurs.

D’après le témoignage du major Leprohon :

[…] un grand nombre d’hommes bordaient le chemin et le suivaient de près et un grand nombre cherchait à me devancer et, à la fin, ils nous ont barré le chemin au nombre de 30 ou 40 qui se sont augmentés à plus de 100 et dont j’en ai reconnu plusieurs que je venais de laisser chez le capitaine Binet ; près de 40 étaient armés.

Sous la menace, Leprohon est alors obligé de laisser filer le prisonnier fait le matin. Quant aux insurgés, grisés par leur succès facile et enhardis par la libération du déserteur, ils décident de suivre la troupe de Leprohon afin de repérer et possiblement de libérer les deux autres prisonniers faits la veille:

Ils n’avaient peur de rien et se sentaient capables de manger tous les soldats qui leur seraient opposés : – Nous voulons ravoir nos prisonniers, scandent-ils, nous reviendrons demain pour voir si vous avez ramené nos prisonniers. – Vous voulez donc faire une guerre civile, leur ai-je demandé ? – Ma foi oui, m’ont-ils tous répondu. » Plus loin dans son témoignage, Leprohon le dit autrement : « Vous voulez donc faire une insurrection ? leur demande alors Leprohon ? Nous voulons faire une guerre civile […][12]

Durant la soirée des émissaires parcourent donc les côtes vers Sainte-Geneviève, Saint-Laurent, baie des Valois et jusqu’à Les Cèdres et Les Coteaux, dans la péninsule de Vaudreuil, afin que de partout on converge vers Lachine où la troupe de Leprohon s’est finalement réfugiée.

Le 1er juillet 1812, quelques centaines d’hommes, dont plusieurs armés de fusils, de pistolets ou de bâtons, se profilent devant les quais de Lachine. Le capitaine Binet est du nombre, mais la direction des émeutiers est désormais assurée par des habitants de Pointe-Claire, dont Guillaume Mallet et les frères Courville. Selon divers témoins, une fois avoir libéré les deux déserteurs arrêtés le 29, les insurgés comptaient s’emparer des embarcations disponibles au quai et se rendre de l’autre côté du fleuve afin d’y libérer tous les conscrits au camp de Laprairie.

Parallèlement, le groupe décide d’envoyer deux émissaires rencontrer les autorités à Montréal afin de questionner la légalité de la conscription et de négocier une entente pour dénouer pacifiquement la crise. Pendant plusieurs heures la situation est donc incertaine, tandis que le nombre d’insurgés massés à Lachine fluctue tout au long de la journée. À un certain moment leur nombre atteint quatre cents hommes, dont près de deux cents armés de fusils, de pistolets et de bâtons : « Rendez-nous nos jeunes gens et nous nous en irons chez nous. – C’est impossible, leur objecte le major Chaboillez. – Eh bien, répondent-ils, nous forcerons pour les avoir; demain, à 1,500 ou 2,000, nous saurons bien imposer nos conditions[13]. »

L’affaire prend une autre tournure avec l’arrivée d’un corps d’armée commandé par le magistrat John McCord. Ce dernier adopte aussitôt une attitude intransigeante, lit l’acte d’émeute et ordonne aux manifestants de se disperser. Après quoi, les soldats arrivés entre temps tirent un coup de canon au-dessus des têtes. Quelques manifestants ripostent. Des coups de feu sont échangés et l’engagement se solde par plusieurs blessés et la mort de deux Canadiens. La foule se débande alors dans le désordre. Le lendemain, l’armée procède à une razzia dans les maisons de la côte et arrête 37 hommes soupçonnés de pratiques séditieuses. De ce nombre, 14 seront poursuivis et condamnés à la Cour du Banc du Roi pour des peines variant de 16 à 24 mois purgées à la prison de Montréal.

Selon l’historien Jean-Pierre Wallot, les émeutiers étaient persuadés que la loi de la milice n’avait pas été adoptée et que la conscription est illégale. C’est d’ailleurs tous la défense qu’ils invoquent lors de leur procès. Selon Christian Dessureault, cette émeute démontre plutôt la réticence des paysans canadiens à accepter la conscription, malgré les discours du clergé et de la petite bourgeoisie insistant sur la fidélité à la Couronne britannique. Le soulèvement ne s’inscrit donc pas dans un large mouvement de contestation du pouvoir colonial ou monarchique. Les habitants ont plutôt réagi à une menace extérieure lorsque les autorités militaires ont envoyé des hommes armés pour s’emparer de déserteurs dans leurs paroisses, voire dans leurs demeures. La fidélité des habitants s’exprimait donc avant tout envers leurs enfants, leurs voisins et leur communauté, bien davantage qu’au nom de la patrie, un sentiment d’appartenance encore embryonnaire à cette époque[14].

Cette dernière remarque résume assez bien les trois épisodes évoqués jusqu’ici. D’une part la résistance tenait pour beaucoup d’une réaction à ce qui est perçu comme une ingérence du pouvoir central. Elle provient d’ailleurs surtout des milieux ruraux, plus réfractaires à la coercition issue des milieux urbains et britanniques. Si de son côté la résistance de 1794 paraît davantage exhaler des motifs idéologiques, deux ans plus tard, en 1796, on assiste à des événements similaires dans les mêmes paroisses pour un motif autrement plus terre-à-terre, la loi de la voirie, qui force les riverains à entretenir le chemin qui passe devant chez eux. Plus difficile dans ce cas-là d’y associer des idéaux républicains[15].

La résistance semble d’autre part dépendre pour beaucoup de la manière que les autorités imposent l’enrôlement obligatoire. C’est manifeste en 1812 alors que la résistance repose pour une bonne part sur un malentendu à propos de la légalité de la conscription. C’est encore le cas en 1794 depuis que les autorités britanniques réagissent avec une brutalité irrationnelle pour mettre fin à l’agitation. À l’inverse, en 1775, les dispositions de l’Acte de Québec semblent avoir subitement attendri les aspirations républicaines et l’esprit de résistance à l’enrôlement, qui se réduisit alors à quelques incidents isolés.

L’émeute sanglante de 1918

Propulsé un siècle plus tard dans un tout autre contexte, le récit de la résistance à la conscription de 1917 présente de nombreuses analogies avec ses devanciers.

Suite à l’engagement du Canada dans la Première Guerre mondiale, aux côtés de l’Empire britannique, la population du Québec comprend vite que le conflit s’avèrera une véritable boucherie. Le recrutement volontaire peinant même à remplacer les pertes, le premier ministre fédéral, Robert Borden, entreprend de porter le corps expéditionnaire canadien à 500 000 soldats : un effort colossal pour la petite population canadienne d’à peine huit millions d’habitants. Or plus la guerre s’étire, que les morts s’amoncellent et que le flux des volontaires tend à se tarir, plus les recruteurs de l’armée deviennent insistants, amers et arrogants envers les francophones. Déjà on tentait d’intimider les ouvriers des grandes entreprises en les menaçant de congédiement s’ils ne se présentaient pas aux agents recruteurs. Comme l’intimidation n’arrive pas davantage à susciter de vocations, l’armée canadienne entreprend de littéralement occuper certains squares ou places publiques, pour y tenir des rallyes de recrutement, avec fanfare et défilé militaire, afin de fouetter le patriotisme et de débusquer les plus timorés.

C’est là l’origine de la plupart des désordres qui se déroulent de 1916 à 1918. Passant de la propagande au harcèlement et à l’intimidation, les méthodes de recrutement toujours plus agressives culmineront avec les terribles événements de Pâques de 1918.

C’est le cas de la célèbre assemblée anticonscriptionniste d’août 1916. La manifestation est spécifiquement appelée pour dénoncer l’installation d’un kiosque de recrutement permanent sur la Place d’Armes à Montréal et les insultes proférées en anglais par les recruteurs du 199e bataillon envers les jeunes hommes francophones qui refusent encore de s’enrôler :

Nous nous ferons peut-être écraser, mais nous n’accepterons jamais la conscription. Notre peuple est insulté tous les jours. Canadiens français, il est temps de nous faire respecter et de ne plus permettre que l’on nous écrase comme en Ontario[16].

L’assemblée de la Place-d’Armes ne dégénèrera vraiment que le lendemain, alors que manifestants, policiers et soldats s’affrontent lors d’une bagarre épique. En mai 1917, une nouvelle assemblée se déroule au Champ-de-Mars autour des mêmes enjeux. Tout cela n’empêchera pas l’adoption en août de la Loi sur le service militaire obligatoire et tout ce qui s’en suit, y compris son lot de nouvelles émeutes[17].

Au printemps suivant, ce sont désormais les fameux tribunaux d’exemption qui inspirent frayeur et suspicion. La rumeur veut en effet que des conscrits, dument exemptés, notamment pour des raisons médicales, soient quand même forcés d’aller au front. Jeudi saint, le 28 mars 1918, la ville de Québec sombre dans un chaos meurtrier suite à un banal incident : l’arrestation dans un bowling de Saint-Roch d’un jeune conscrit qui n’avait pas sur lui ses papiers d’exemptions.

Or tout le long de la semaine, dans la presse et durant les manifestations, on remet bien sûr en question le principe de la conscription, mais l’essentiel porte sur les modalités de son application. Même le jeune Armand Lavergne, instruit et sans doute lui-même républicain, négociateur entre l’armée et les manifestants toute la semaine, s’en tient en général à des contingences et n’exprime pas une parole qui puisse être assimilée à une critique de la monarchie. Les phrases-clés de sa comparution à propos des événements de Pâques insistent surtout sur les circonstances :

La première nouvelle que j’en ai eue, c’est vendredi matin. […] J’ai vu que les officiers de la Police fédérale avaient été assaillis. Je n’en ai pas été surpris, étant donné que je savais […] que toutes espèces d’injustices avaient été commises. Des individus […] avaient demandé leur exemption. […] Et ils avaient été arrêtés, enrôlés et envoyés au front malgré mes avertissements […] Je ne croyais pas qu’on aurait le courage de le faire[18].

Le Vendredi saint, 3000 manifestants ont beau monter à l’assaut de la haute ville en chantant tour à tour Ô Canada ! et La Marseillaise, on ne s’attaque à aucun symbole du pouvoir monarchique autres que quelques journaux et des bureaux de recrutement. Dimanche 1er avril, journée tragique, les seules invectives rapportées entre manifestants et militaires sont : « Parlez français ! », « Go home ! » et « Come on, you, French sons of bitches ! We’ll trim you ! ». Le bilan de la journée sera tout de même de quatre morts et 35 blessés…[19]

Les Québécois n’oublieront pas les émeutes reliées à la Première Guerre mondiale. Les conservateurs en paieront le prix électoral pendant 60 ans. L’émeute de Québec tourne aussi définitivement la page sur le rêve d’Henri Bourassa, d’une identité canadienne-française portée d’un océan à l’autre, et annonce une nouvelle génération de nationalistes, autour de l’abbé Groulx, désormais tournée vers la défense de l’État du Québec et définitivement revenue du pacte entre deux nations. En revanche, a-t-elle pour autant suscité une vague de mécontentement envers la monarchie et l’expression de mots d’ordre républicains ? On ne peut le dire sur la foi des propos rapportés par les journaux ou lors du procès suivant le massacre de Pâques 1918.

En conclusion, les exemples évoqués ici témoignent du rôle que les manœuvres d’intimidation et de harcèlement ont pu jouer afin de déclencher l’indignation, puis une résistance populaire organisée. On pense notamment aux méthodes de recrutement particulièrement rugueuses et teintées de racisme. Ce modeste survol n’avait bien sûr pas pour objectif de minimiser la place du républicanisme dans l’histoire intellectuelle du Québec. Tout au plus souhaitions-nous profiter de ce numéro spécial pour rappeler le rôle des circonstances et de la conjoncture en histoire, en particulier pour expliquer de subites explosions de colère contre l’ordre établi, notamment lors des épisodes de résistance à l’enrôlement obligatoire. 

 

 

[1] Charles-Philippe Courtois, « Le républicanisme au Québec au début du XXe siècle : Les cas de figure de Wilfrid Gascon, Olivar Asselin et Ève Ciré-Côté », Bulletin d’histoire politique, vol. 17, no 3, 2009 : 94. On pense d’abord au groupe autour de Louis-Georges Harvey, Marc Chevrier et Stéphane Kelly qui ont considérablement renouvelés ce thème d’abord posé par le classique de Marcel Trudel, L’influence de Voltaire au Canada (1945). Il faut aussi mentionner l’œuvre incontournable d’Yvan Lamonde, notamment dans L’heure de vérité : la laïcité québécoise à l’épreuve de l’histoire, Montréal, Delbusso, 2010. On réfèrera en particulier le lecteur à Louis-Georges Harvey, Le Printemps de l’Amérique française, Montréal, Boréal, 2005 et à Marc Chevrier, « L’idée républicaine au Québec et au Canada français – les avatars d’une tradition cachée – », dans Paul Baquiast et Emmanuel Dupuy (dir.), L’idée républicaine dans le monde XVIIIe-XXIe siècles, Volume 2, Paris, L’Harmattan, 2007, p. 31-64.

[2] À l’instar des trois fameuses « dominantes » de la pensée canadienne-française formulées par Michel Brunet dans les années 1960.

[3] Beverley D. Boissery, A deep sense of wrong, The treason, trials and transportation to New South Wales of lower Canadian rebels after the 1838 rebellion, Toronto, Dundurn Press, 1995 : 261-264. Cité par Frank Murray Greenwood, Legacies of fear : law and politics in Quebec in the era of the French revolution, Osgoode Society. 1993 : 122.

[4] C’est dans ce contexte que se déroule un épisode particulièrement teinté de républicanisme. En avril 1775, on inaugura à Montréal un buste de George III afin de souligner la mise en vigueur de l’Acte de Québec. En mai, on découvre avec surprise que le monument a été vandalisé : barbouillé et affublé d’un collier de pommes de terre avec une croix portant l’inscription « Voilà le pape du Canada et le sot Anglois ». Le gouverneur annonce alors une récompense de « 200 piastres » à quiconque dénoncera les coupables : ces personnes « méchantes et mal intentionnées […] ayant défiguré impudemment le Buste de sa Majesté, en la ville de Montréal, en cette province ». Les coupables ne seront jamais identifiés. Le monument disparaît ensuite mystérieusement pendant l’invasion américaine pour être retrouvé plusieurs décennies plus tard, au fond d’un puits où il avait été jeté par les troupes américaines. Jean Paul de Lagrave, Fleury Mesplet : 1734-1794 : diffuseur des Lumières au Québec, Montréal, Patenaude, 1985 : 48.

[5] Guy Carleton à lord Germain, 28 septembre 1775, dans Jacques Lacoursière, Histoire populaire du Québec, Québec, Septentrion, 1995. tome 1, p. 434 ; Thomas Chapais, « Québec et la révolution américaine », dans Cours d’histoire du Canada, Vol. I, 1760-1791, Montréal, Bernard Valiquette, 1919 : 205-208.

[6] Gustave Lanctôt, Le Canada et la Révolution américaine, Montréal, Beauchemin, 1965 : 311.

[7] Edmond-Charles Genêt, Les Français libres à leurs frères du Canada, juin 1793. Retranscrit à partir de la microfiche MIC/B524\35961 de la Collection nationale de la Grande Bibliothèque à Montréal

[8] J.-Edmond Roy, Histoire de la Seigneurie de Lauzon, Lévis, 1900, vol. 3 : 269-270 ; John Hare, Marc Lafrance, David-Thiery Ruddel, Histoire de la ville de Québec, 1608-1871, Montréal, Boréal, 1987 : 274 ; Jacques Lacoursière, Histoire populaire du Québec : De 1791 à 1841. Québec, Septentrion : 38.

[9] Dépositions d’Antoine Parent et de Louis Dumontier, septembre 1794. Cité par Frank Murray Greenwood, Legacies of fear : law and politics in Quebec in the era of the French revolution, Osgoode Society. 1993 : 122. Sylvain Simard (dir.), La Révolution française au Canada français, Ottawa, Presses de l’Université d’Ottawa, 1991.

[10]QUÉBEC, Inventaire d’une collection de pièces judiciaires, notariales, etc., conservées aux Archives judiciaires de Québec, 2 vol. Toronto, Presse de l’Université de Toronto, 1917 : I, 516. Voir aussi S. D. Clark, Movements of Political Protest in Canada, 1640-1840, Book by S. D. Clark; University of Toronto Press, 1959 : 171 et suivantes.

[11] Benjamin Sulte, Histoire de la milice canadienne-française, 1760-1897, Montréal, Desbarats & cie, imprimeurs et graveurs, 1897 : 131 ; Wallot , Jean-Pierre, « Une émeute à Lachine contre la “conscription” (1812) », dans J.-P. Wallot, Un Québec qui bougeait. Trame socio-politique au tournant du XIXesiècle, Sillery, Les éditions du Boréal Express, 1973 : 110.

[12] Procès des émeutiers de Lachine, déposition du major Leprohon, 28 septembre 1812. BAnQ, Centre d’archives de Montréal, Cour du Banc du Roi, TL9, S1, SS1, dossiers 1809-1812, septembre 1812.

[13] Procès des émeutiers de Lachine, déposition du major Chaboillez, 25 septembre 1812. Op. cit.

[14] Wallot, Jean-Pierre, « Une émeute à Lachine contre la “conscription” (1812) », dans J.-P. Wallot, Un Québec qui bougeait. Trame socio-politique au tournant du XIXe siècle, Sillery, Les éditions du Boréal Express, 1973 : 107-141 ; Dessureault, Christian, « L’émeute de Lachine en 1812 : la coordination d’une contestation populaire », Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 62, n° 2, 2008 : 215-251. Un autre historien s’est intéressé à l’émeute de Lachine. Sean Mills défend l’idée d’un radicalisme agraire rétif à l’ingérence de l’État colonial. Des idées proches de celles développées par Allan Greer à propos de la rébellion patriote. Mills, Sean, « French Canadians and the Beginning of the War of 1812 : Revisiting the Lachine Riot », Histoire sociale/Social History, 38,75 (mai 2005) : 37-57.

[15] Thomas Chapais, dans Cours d’histoire du Canada, Vol. I, 1791-1814, Québec, Garneau, 1921 : 120 et suivantes.

[16] Discours de L.-N.-J. Pagé, à la Place d’Armes, La Patrie, le 23 août 1916.

[17] Provencher, Jean, Québec, sous la loi des mesures de guerre 1918. Trois-Rivières, Les Éditions du Boréal Express, 1971, 146 p. ; Lamonde, Yvan, Histoire sociale des idées au Québec : 1896-1929, Fides, 2004, 323 p. ; Armstrong, Elizabeth H. Le Québec et la crise de la conscription, 1917-1918. Montréal, VLB, 1998, 293 p.

[18] Cité par Jean Provencher, op. cit., p. 121.

[19] Jean Provencher, op. cit. p. 117.