L’identité nationale face à la force des mots

Le 21 juin 1995, alors que le référendum sur la souveraineté était discuté, 100 intellectuels québécois signaient un Manifeste pour la souveraineté. L’organisation des IPSO était née. Et elle perdure, en dépit d’un climat difficile pour le mouvement indépendantiste québécois. Les IPSO affirmaient ainsi leur volonté d’engagement :

Les « affaires de la cité » doivent susciter l’intérêt de tous les citoyens et de toutes les citoyennes, mais elles sollicitent en particulier les intellectuels. Cela est d’autant plus vrai que ceux-ci ont joué un rôle déterminant dans le développement du Québec contemporain, rôle auquel ils ne doivent pas renoncer au moment où le peuple est invité à prendre des décisions majeures sur son avenir collectif. Les intellectuels ne doivent pas démissionner de l’esprit de liberté qui est leur bien le plus précieux. Ils négligeraient leurs responsabilités s’ils prétendaient que leur désengagement équivaut à une garantie de sérieux et d’objectivité, et s’ils s’abstenaient d’intervenir sur la place publique. Il arrive un temps où ne rien faire et ne rien dire, c’est en fait entériner le statu quo. Il faut, comme le suggérait naguère un intellectuel québécois, prendre la « ligne du risque » (https://www.ipsoquebec.org/manifeste/).

Au sujet de l’identité, les IPSO disaient ceci : « Cet État, qui se voudra inclusif de tous les citoyens qui le désireront, sera fondé sur la territorialité et sur la langue commune, reconnaîtra ses nations autochtones et sa minorité nationale anglophone, et continuera à offrir aux immigrants un projet intégrateur qui les respecte en en faisant des citoyens à part entière ».

Et c’est sur les défis de ce projet intégrateur que porte ce texte. Je veux montrer qu’en matière d’immigration et de diversité, les intellectuels ont pris et prennent la ligne du risque.

Une première section évoque quelques constats historiques concernant les positions politiques des minorités sur la question nationale. Une seconde rappelle le rôle des intellectuels indépendantistes dans le champ politique de l’immigration et de la diversité. Une troisième traite des tensions entre intellectuels sur les mêmes questions. En conclusion, je soulèverai de nouveaux défis à relever.

1. En rétrospective, les minorités face à la question nationale

Depuis les années 1970, les indépendantistes se butaient à une situation difficile : convaincre les Québécois issus de l’immigration et des minorités qu’ils étaient des Québécois à part entière et qu’il en serait de même advenant l’indépendance. Pour ces raisons, il m’apparaissait intéressant de connaître les positions de leaders d’opinion susceptibles d’exercer un degré d’influence sur les membres de leurs groupes d’appartenance.

Étant anthropologue et spécialisée en sociologie de l’immigration, et alors que se préparait le référendum de 1995, je suis allée enquêter sur le terrain avec une méthodologie qualitative. Pendant plus d’un an, à partir de 1992, j’ai choisi de recueillir les témoignages de 84 leaders d’associations haïtiennes, italiennes, libanaises et juives. Des heures d’entrevues dont je suis sortie informée, mais ébranlée1.

Selon les interviewés, la situation confessionnelle et linguistique au Québec, combinée à la politique fédérale du multiculturalisme, permettait aux dites communautés culturelles de maintenir, ici plus qu’ailleurs, leurs particularités. Ce pluralisme aurait permis d’enregistrer un taux de rétention de la langue d’origine et de pratiques culturelles, plus élevé qu’ailleurs. Par exemple, des chercheurs venaient observer à Montréal des « survivances » disparues en Italie. D’autres considéraient que ce phénomène avait encouragé une troisième voie entre les deux majorités (canadienne et québécoise). Il aurait permis aussi l’existence d’un nombre exceptionnellement élevé d’associations communautaires.

Je les ai interrogés sur le rôle de leurs associations, l’économie, la politique, la question nationale, leurs options identitaires, etc. Se sentaient-ils Québécois ? Sinon, pourquoi ?

Certains déploraient l’ambigüité des référents identitaires, la catégorisation étatique utilisée par l’État, les médias, les organismes de la société civile. Ils étaient, disaient-ils, assignés à être, indépendamment de leur durée d’établissement, des minorités visibles, des ethnies, des communautés culturelles, des néo-québécois, des néo-canadiens, des allophones et même des races, avec pour conséquence un sentiment d’appartenance mitigé à la société québécoise. Des leaders estimaient que cette terminologie affectait les enfants nés au Québec, empêchant leur enracinement.

Résultat, leurs membres maniaient diverses identités selon le contexte : une origine nationale unique ou diasporique (ex. Haïtien), une identité à trait d’union (ex. Italo-Canadien, Libano-Québécois, etc.), une identité autre (Montréalais, citoyen du monde), tantôt canadienne, tantôt québécoise, pour ne pas heurter leurs interlocuteurs ou pour des raisons politiques. En sociologie, on parle ici d’identité instrumentale, fluide ou situationnelle. Sur la question nationale, une faible minorité était en faveur de l’indépendance du Québec.

Ceci confirmait les conclusions de la commission Bélanger-Campeau, qui avait constaté que si le visage du Québec actuel était de plus en plus diversifié, le « pourcentage d’anglophones et d’allophones se disant “Québécois” stagnait à un niveau très bas : 9 % dans le premier cas et 5 % dans le second ; près de 60 % des membres des deux groupes se sentaient surtout “Canadiens2” ».

Les mémoires du Congrès juif canadien, du Congrès national des Italo-Canadiens, région Québec, et celui de l’Association canadienne syrienne libanaise déposés à la commission Bélanger-Campeau, appuyaient massivement le maintien de l’unité canadienne ou tout au plus une réforme du système fédéral. Selon un sondage CROP réalisé en 1992, 68 % des membres de la communauté italienne se disaient en faveur du fédéralisme contre 2 % pour l’indépendance. Un sondage du Congrès juif canadien révélait que les Ashkénazes appuyaient la souveraineté dans une proportion de 1, 4 % contre 17,1 % pour les Sépharades3.

On se trouvait en présence d’un vote ethnique ou d’un vote bloc, c’est-à-dire d’un vote qui diverge, de manière significative, du comportement électoral du groupe majoritaire et qui indiquait l’affiliation traditionnelle des membres d’un groupe minoritaire donné à un parti politique. Il n’était donc pas étonnant que les dirigeants du Congrès juif, section Québec (environ 400 associations en tous genres à l’époque), du Congrès national des Italo-Canadiens, région Québec (un nombre semblable) et du Congrès grec (une cinquantaine) aient appelé à voter NON au référendum de 1995. Ceci se faisait au nom de l’ethnicité dans un contexte hautement communautariste.

Face à cette coalition, le Rassemblement des communautés culturelles pour le OUI ne faisait pas le poids.

Lors d’une réunion avec Jacques Parizeau, j’avais fait part de mon enquête. Tous ces résultats de sondages et de recherches expliquent son commentaire sur « DES votes ethniques » et non sur LE vote ethnique. Il visait précisément l’alliance des leaders des trois congrès coalisés pour le NON.

Après le référendum de 1995, j’ai mené d’autres recherches de même type, auprès d’échantillonnages différents (jeunes de seconde génération, citoyens engagés dans le social et la politique). Encore une fois, j’ai pu observer l’assignation à une identité ethnoculturelle ou immigrée même après des décennies de présence au Québec, l’intériorisation de cette assignation, ainsi que l’instrumentalisation de la citoyenneté canadienne dans le contexte québécois où opère l’injonction à une double loyauté.

Face à cette situation, qu’ont tenté de faire les intellectuels indépendantistes pour redresser la situation et faire en sorte que le mot « Québécois » s’adresse à tous les citoyens du Québec, peu importe leur origine ?

2. Les intellectuels indépendantistes à la défense d’une nation civique et inclusive

De nombreux intellectuels ont contribué aux luttes féministes et antiracistes, lucides quant à la présence de postures antidémocratiques au sein du mouvement indépendantiste. Et ils ont insisté sur les obstacles systémiques qui contribuaient à freiner l’intégration et le sentiment d’appartenance à la société québécoise : vulnérabilité du statut juridique des immigrants ; exploitation de travailleurs immigrés précaires, allophones et non syndiqués, déqualification de la main d’œuvre immigrée professionnelle, sous-représentation des minorités dans la fonction publique, les partis politiques et les organisations de la société civile, discriminations basées sur l’origine, le sexe ou la couleur, méconnaissance de la langue française, etc.

Mais il y a plus. En 1995, en ce qui concerne l’immigration et l’intégration, Guy Rocher, François Rocher et moi avons soulevé la question suivante :

Nous avons la ferme conviction que les obstacles à une intégration pleine et entière à la culture publique commune québécoise ne pourraient être levés autrement que par l’accession du Québec à la souveraineté, qui, en outre, mettrait fin aux ambigüités de l’actuelle politique de gestion de la diversité ethnoculturelle. La problématique de la citoyenneté se poserait dans des termes nettement plus clairs pour éventuellement en arriver à éliminer la fausse dichotomie opposant Québécois et membres des groupes ethnoculturels4.

Ceci motivait notre engagement politique, en dehors de l’université.

Plusieurs intellectuels ont aussi milité au sein de diverses instances consultatives et politiques pour promouvoir une identité nationale susceptible d’être partagée par des citoyens et des citoyennes de diverses origines : associations de comtés du PQ et du Bloc québécois : comités de défense des travailleurs immigrants au sein des syndicats ; divers Chantiers de réflexion du Bloc ; Comité pour une réflexion et une action stratégique sur la constitution du Québec ; colloques conjoints IPSO et Bloc québécois ; ateliers de discussion du PQ et du Bloc, ; Génération Québec, etc.

En 2009, lors d’un événement public organisé par le Bloc québécois et les IPSO, Gilles Duceppe soulignait les efforts pour pallier l’absence des Québécois issus de l’immigration dans les partis souverainistes :

Comme c’est le cas pour la plupart des nations occidentales, nous sommes confrontés au défi d’accueillir de nouveaux arrivants de partout et de concilier la diversité et la cohésion sociale et nationale. Ces défis sont déjà immenses pour les pays souverains. La nation québécoise, elle, doit en plus relever ce défi en ayant le statut juridique de province canadienne […]. La première attitude à adopter, c’est l’ouverture réelle envers les Québécois issus de l’immigration. C’est le sens du travail fait par le Bloc depuis 2000 à la suite de notre chantier de réflexion sur la citoyenneté5.

C’était reconnaître une certaine influence des IPSO dans la politique. Ainsi, le Bloc faisait élire 6 députés issus de l’immigration (Oswaldo Nunez, Vivian Barbot, Maria Mourani, Maka Kotto, Meili Faille et Ève-Mary Thaï Thi Lac) et le premier député autochtone du Québec, Bernard Cleary.

Le Bloc à Ottawa et le PQ à Québec démontraient donc que les souverainistes québécois ne défendaient pas un nationalisme « ethnique ». Le Bloc l’avait fait en se montrant respectueux des institutions parlementaires canadiennes et il s’attirait le respect sur le plan national et international.

Mais tous ces efforts n’ont jamais empêché le Quebec bashing et les attaques contre le projet indépendantiste et les intellectuels qui l’ont défendu.

3. Les tensions et les attaques dans le champ de l’immigration et de la diversité

La question de l’immigration et de l’aménagement politique de la diversité au Québec représente un champ de lutte pour l’autorité scientifique, au sens où le sociologue Pierre Bourdieu l’entendait, soit un terrain derrière lequel se masquent réseaux d’influence, subventions et opportunismes. C’est en ce sens que les intellectuels indépendantistes ont pris la ligne du risque en défendant des idées qui allaient à l’encontre de positions dominantes.

En effet, depuis la création du premier ministère des Communautés culturelles et de l’Immigration, il y a toujours eu des universitaires et autres leaders d’opinion pour critiquer systématiquement le projet d’indépendance ou dénoncer les politiques publiques d’immigration et d’intégration mises en place par les gouvernements du Québec, péquistes en particulier ; qu’il s’agisse de la première politique de la convergence culturelle (1981) ou de la politique de la citoyenneté (1996).

Ainsi, la référence à une « citoyenneté québécoise » allait pour certains à l’encontre de la multiplicité des identités et de la perméabilité des appartenances dans une citoyenneté postnationale6 ; un point de vue étonnant, alors que le fédéral menait toute une campagne, après le référendum de 1995, pour revaloriser l’identité et la citoyenneté canadiennes. Ou encore, la nation québécoise serait essentiellement constituée d’une « souche raciale européenne et blanche », soit à « la vieille lignée du groupe ethnique canadien-français plutôt que tous les francophones, révélant une fois de plus la base ethnique étroite de la politique nationaliste du PQ7 ».

Sur un autre terrain, des intellectuels se sont portés carrément à la défense de la politique fédérale du multiculturalisme ou ont tenté de gommer les différences d’avec l’interculturalisme québécois, point de vue inspiré du philosophe Will Kymlicka, lequel énumérait les preuves de l’efficacité du « multiculturalisme intégrationniste » en 2010, sur le site officiel du Patrimoine canadien. Il soutenait dans d’autres textes que l’État devait être multiculturel ; et les citoyens, eux, interculturels. Une façon de ménager la chèvre et le chou.

L’acquisition de la citoyenneté canadienne était d’ailleurs pour lui une preuve d’intégration. Une affirmation mal éclairée et hautement politique. Dans Finding Our Way. Rethinking Ethnocultural Relations in Canada, publié en 1998, il avait écrit : « We know that were it not for the ‘ethnic vote’ the 1995 referendum on secession in Quebec would have succeeded. In that referendum, ethnic voters overwhelmingly expressed their commitment to Canada ». Quant au politologue Joseph Carens, il publiait Is Quebec nationalism just ? Poser la question, c’était pour le moins tendancieux.

Dès 1995, le gouvernement fédéral a dépensé des millions de dollars pour ses activités de propagande8. Patrimoine Canada, qui a pour mandat de promouvoir les langues officielles et l’identité canadienne, a été mis à forte contribution. Il en a été de même de la création des chaires en études ethniques, des chaires de recherche du Canada, du réseau Metropolis, fondé en 1994-1995 par Sergio Marchi, alors ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration du Canada. Ce réseau international, incarné dans des centres d’excellences grassement subventionnés, réunit encore aujourd’hui des chercheurs, des fonctionnaires provinciaux et fédéraux, des leaders d’associations communautaires, etc. Au sein de ces instances, les intellectuels indépendantistes ont dû composer, faire avec ou résister à leur manière pour défendre leurs points de vue analytiques.

Au cours des années 2000, les tensions porteront sur la laïcité ouverte ou stricte de l’État qui n’a rien à voir en principe avec l’immigration9. Mais certains ont exploité le lien avec la religion, renouveau de ce marqueur identitaire, et les femmes musulmanes en particulier. La critique politisée reprendra donc de plus belle au sujet du projet de Charte des valeurs québécoises du PQ. Ainsi, selon Denise Helly, le PQ avait entrepris :

[…] une campagne de stigmatisation de minorités religieuses, et, délaissant sa responsabilité de parti démocrate, il libère la parole intolérante, fige le débat sur le pluralisme culturel en dialogue de sourds et encourage la violence […] il rallie en 2013 les féministes autoritaires en mal de clientèle, les nationalistes culturels apeurés de leur perte d’influence et les xénophobes effrayés de toute concurrence. Il leur propose un projet de loi (60) visant à laïciser l’État10.

Puis les tensions entre intellectuels s’amplifieront avec l’embrouillamini de la commission Bouchard-Taylor et la contestation politique et juridique de la Loi sur la laïcité de l’État (2019-2020).

Bref, nous n’en avons pas terminé.

4. Les défis de l’avenir

Dans la situation actuelle, les intellectuels progressistes doivent lutter sur deux fronts : ce faisant, ils sont et seront encore sur la ligne du risque.

Contrer un discours « conservateur », voire de droite, sur l’immigration et la diversité

Tirer à boulets rouges sur le multiculturalisme, en l’accusant de tous les maux que connaît le Québec, n’avance à rien. D’autant plus que la plupart du temps on ne sait pas de quoi on parle exactement. Vise-t-on la trop grande diversité du peuple ? Ou la politique publique fédérale ? Et si oui, que propose-t-on en échange ? Ou encore une philosophie politique sensible à l’aménagement de la diversité dans les circonstances et contextes où des membres issus de minorités sont discriminés directement ou indirectement ?

Trop souvent, le discours antimulticulturalisme, ou carrément assimilationniste, masque un désaccord non avoué avec les programmes d’accès à l’égalité en emploi de groupes cibles (femmes, minorités racisées, autochtones, personnes souffrant d’un handicap), qualifiées péjorativement de quotas (alors qu’elles ne le sont pas), la problématique du devoir de mémoire en ce qui concerne le passé colonial des sociétés occidentales (dont la société canadienne, y compris la québécoise) ou la promotion du dialogue « interculturel ». Ces mesures sont taxées à tort de « correction politique » excessive.

D’autres s’acharnent à répéter qu’il faut abaisser les seuils d’immigration à 15 000 ou 30 000 sans arguments qualitatifs à l’appui, faisant parfois preuve d’un véritable populisme de droite, de xénophobie et parfois d’ambition électorale. D’autres encore s’emploient à produire des textes virulents dont le vocabulaire est non seulement un recul, mais carrément insupportable : dérive migratoire, suicide collectif de la nation québécoise, disparition du peuple, ethnie canadienne-française menacée (un terme à bannir, car chargé de biologisme datant de la fin du XIXe siècle), etc. On en arrive même à prôner des choix préférentiels quant à la sélection basée sur l’origine nationale (ex. immigrants suisses, français et wallons), ce qu’aucun gouvernement fédéral ou québécois n’a fait depuis l’abolition des mesures racistes de la politique canadienne d’immigration vers 1965.

Avec un tel discours de droite, on se donne forcément en pâture aux opposants à l’indépendance. Il faut avoir le courage de contrer ce discours qui n’aide en rien la cause de l’indépendance.

Contrer un discours accusateur basé sur une lecture binaire du Québec

À l’autre extrême, on fait face à de nouveaux activistes qui ont un programme politique, prétendument de gauche ou encore carrément obscurantiste, et qui n’ont aucun intérêt à ce que la souveraineté du Québec se fasse. Ces nouveaux leaders d’associations et de coalitions qualifient le Québec de société raciste et, en sous-texte, une société dont la langue, les mœurs et les valeurs sont méprisables. Et on joue le Québec (borné) contre le Canada multiculturel.

Certains ont fait bifurquer les débats publics vers la « super diversité », la religion et vers un nouveau féminisme islamiste intégriste, en instrumentalisant la citoyenneté canadienne et l’appartenance québécoise. Ainsi, on s’identifie comme « Canadiens– Québécois » dans les débats publics11.

Influencés par la nouvelle mouvance des whiteness studies et de la pensée décoloniale, on fait revivre un ancien binôme carrément colonial : Blancs/minorités visibles ou racisées. Amel Zaazaa et Christian Nadeau désignent un nouvel adversaire : la « majorité blanche » qui règnerait à l’Assemblée nationale du Québec12. Ce faisant, on nie tous les efforts de penseurs, afrodescendants et autres, issus de groupes qui ont dû subir les effets contemporains du colonialisme, de l’esclavage et du racisme, et qui, dans l’esprit des meilleures études culturelles et postcoloniales, refusent l’assignation à une identité racisée, tout en étant de fervents militants et militantes antiracistes. Une très mauvaise façon de convaincre quand on veut lutter contre le racisme.

Une certaine intelligentsia compradore importe des problématiques élaborées ailleurs au Québec et il y a lieu de s’interroger sur les objectifs et les nouvelles stratégies de revendications observées récemment. Ils offrent une lecture binaire et simpliste de la société québécoise : Les Québécois de souche versus les minorités.

Quant au racisme et au sexisme entre minorités et au sein des minorités ethnoculturelles et racisées, ils tiennent du tabou absolu.

Promouvoir la citoyenneté sans domination

Comment les intellectuels indépendantistes et progressistes répondront-ils à cette nouvelle mouvance idéologique et politique ? Quant à la question sociale, celle qui concerne les marges, les exploités, les paupérisés, elle est de plus en plus absente du discours politique. Qui la relancera ?

Comment convaincre les nouveaux arrivants et les citoyens issus de l’immigration avec des notions passéistes comme la « concordance culturelle », alors que l’enjeu est encore de sortir du culturalisme et du communautarisme ambiants et de parler de citoyenneté politique à défaut de citoyenneté juridique formelle ? L’identité est un des éléments de la citoyenneté, conjuguée aux droits et devoirs, au sentiment d’appartenance et à la participation à la res publica. Si les indépendantistes veulent prôner une citoyenneté sans domination, une expression empruntée à la philosophe Cécile Laborde, ils doivent proposer un projet attirant. Le non-assujettissement à une identité figée et obsolète d’immigrant constitue une revendication de plusieurs de nos compatriotes issus de l’immigration. Ce qui implique que l’on parle de citoyens d’origines diverses, et non de communautés culturelles, encore moins d’ethnies ou de races.

Dans cette perspective, la démocratie implique la légitimité du dissensus et non la concordance13. Dans cette perspective, il y a lieu de tenir compte des divergences qui existent au sein des minorités elles-mêmes et d’éviter une lecture binaire et essentialiste des rapports sociaux au sein de la société québécoise. Pour cela, il faut construire des alliances avec ceux et celles qui partagent la cause indépendantiste.

Telles sont quelques questions qui replacent encore les intellectuels indépendantistes sur la ligne du risque et de la lutte. q


1 Micheline Labelle et Joseph J. Lévy, Ethnicité et enjeux sociaux. Le Québec vu par des leaders de groupes ethnoculturels, Montréal, Liber, 1995.

2 Idem, p. 273.

3 Idem, p. 313-323.

4 Micheline Labelle, François Rocher et Guy Rocher. « Pluriethnicité, citoyenneté et intégration : de la souveraineté pour lever les obstacles et les ambigüités », Cahiers de recherche sociologique, no 25, 1995, p. 214.

5 Gilles Duceppe, Notes pour une allocution du chef du Bloc québécois, Intellectuels pour la souveraineté (IPSO), 29 novembre 2009.

6 Danielle Juteau, dans Micheline Labelle, « De la culture publique commune à la citoyenneté : ancrages historiques et enjeux contemporains », dans Stéphane Gervais, D. Karmis et Diane Lamoureux (dir.), Du tricoté serré au métissé serré ? La culture publique commune au Québec en débats, Québec, Les Presses de l’Université Laval, 2008, p.34.

7 Susan J. Ship, idem, p.80-83.

8 Gilles Duceppe, Questions d’identité, Montréal, Lanctôt éditeur, 2000.

9 Micheline Labelle, « L’instrumentalisation des valeurs dans le débat sur la diversité et l’identité nationale au Québec » dans Micheline Labelle, Jocelyne Couture et Frank W. Remiggi (dir.), La communauté politique en question. Regards croisés sur l’immigration, la diversité et la citoyenneté, la diversité, Québec, Presses de l’Université du Québec, 2012, p. 352-355.

10 http://classiques.uqac.ca/contemporains/helly_denise/Epouventail_pequiste/Epouventail_pequiste.html

11 Voir Débat sur la loi 21 laïcité de l’État – Entraide Bois-de-Boulogne Février 2020).

12 Voir aussi 11 brefs essais contre le racisme. Pour une lutte systémique publié en 2019.

13 Pour une discussion sur la question, voir Micheline Labelle, « L’instrumentalisation des valeurs dans le débat sur la diversité et l’identité nationale au Québec » op.cit 2012.

* Anthropologue spécialisée en sociologie de l’immigration.

Le 21 juin 1995, alors que le référendum sur la souveraineté était discuté, 100 intellectuels québécois signaient un Manifeste pour la souveraineté. L’organisation des IPSO était née. Et elle perdure, en dépit d’un climat difficile pour le mouvement indépendantiste québécois. Les IPSO affirmaient ainsi leur volonté d’engagement :

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