L’auteur est détenteur d’un diplôme d’études supérieures en sciences des religions.
Récemment, un texte intitulé Pour un Québec pluraliste a été présenté comme un manifeste dont la vertu opératoire consisterait à rectifier la tournure que prend le débat sur l’identité et le vivre-ensemble au Québec. De nombreux universitaires notables se sont pitoyablement laissés piégés par l’idéologie de MM. Taylor et Bouchard. Ce « manifeste » n’en est qu’une « mauvaise copie » . Le travail de réflexion est à reprendre.
Examinons les principaux arguments contenus dans ledit manifeste.
Comment viser le centre et le rater
D’abord, la stratégie manichéenne des auteurs consiste à se placer commodément entre deux courants de pensée apparemment extrêmes : la vision de la « laïcité stricte » et celle du « nationalisme conservateur » .
Malgré que les deux visions dénoncées soient en principe opposées, les auteurs ne s’embarrassent pas de les déclarer convergentes dans leur supposée intransigeance à l’endroit des minorités. Voilà un jugement moral que ne renierait pas la Cour suprême du Canada.
En prêtant aux tenants de la « laïcité stricte » la volonté de supprimer toute manifestation religieuse dans l’espace public, les auteurs sombrent dans la démesure. Il est naturel que tout groupe humain, quelle que soit sa nature, exerce une présence sur la place publique. Toutefois, les tenants d’une laïcité digne de ce nom – c’est‑à‑dire vertébrée – veulent éviter la présence ostensible de religions ou d’idéologies dans l’espace institutionnel, puisque l’État a un devoir de distanciation – qui n’est pas une neutralité passive.
Nos principales valeurs actuelles sont en partie issues de notre long passé catholique. Néanmoins, au moment où le niveau de la pratique catholique n’a jamais été aussi bas, l’accusation de mysticisme lancée à l’encontre des nationalistes conservateurs d’inspiration catholique tombe à plat. Il importe plutôt de faire un inventaire patrimonial et généalogique de nos valeurs afin de comprendre l’orientation de notre psyché collective. Par exemple, il y a déjà un demi-siècle que le couple langue et religion a été remplacé par le couple langue et culture. Une mutation majeure s’est donc produite dans les années 1960 : le peuple québécois se dotait alors d’un nouveau surmoi collectif – l’État remplaçant l’Église.
Les auteurs cherchent à exploiter quelques réactions exagérées de citoyens dont la colère s’explique largement par la crise niée par les commissaires irresponsables. Et surtout par l’occultation de l’enjeu essentiel.
Le manifeste s’appuie sur un non‑dit : l’intransigeance de certains groupes religieux ou idéologiques importants n’est jamais évoquée. Les auteurs du manifeste ont‑ils pris position sur un seul des sujets de discorde à l’origine de la crise provoquée par les solutions imposées par les tribunaux ? Par exemple, le kirpan ? Nenni. Auraient‑ils seulement invité les croyants à faire preuve de flexibilité afin de résoudre des problèmes particuliers et favoriser l’adaptation à la vie moderne ? Encore non. Le dogmatisme multiculturaliste a plutôt incité les auteurs à se réfugier dans l’empyrée des purs principes, où ils volettent comme des angelots animés de bons sentiments.
Il y a là un interdit de penser qui met les religions ou les idéologies à l’abri de toute critique sérieuse. Pourquoi ? Ne saurait être tolérée aucune réflexion qui risquerait d’ébranler leur idole : le multiculturalisme – ou ses avatars : l’interculturalisme châtré de la langue française dans sa version Taylor-Bouchard et le pluralisme réducteur.
En réalité, l’acceptation inconditionnelle du multiculturalisme par ces intellectuels traduit la peur illimitée de la liberté responsable. Ils réservent donc à l’idole compensatrice la place centrale dans l’espace sociétal. Or, l’idole fait obstacle à la libération nationale du Québec, dont le mobile primordial est la défense et illustration de sa langue et de sa culture. Avec ces instruments réels, le peuple québécois engendre son rapport au monde et sa destinée.
Décortiquer l’idole
Que l’esprit d’accueil et d’ouverture des Québécois soit reconnu par les autres peuples n’a aucun effet sur les multiculturalistes. Les grands-prêtres Taylor et Bouchard, ont décidé qu’il fallait mettre ce « petit peuple » au pas en décrétant sa culpabilité – celle du refus de s’agenouiller face à l’idole d’inspiration trudeauiste.
Voici le discours de leurs émules :
Comment définir les limites concrètes de la liberté religieuse ? […] Lorsqu’il s’agira de répondre concrètement, le pluralisme de la société québécoise mettra en évidence des façons inévitablement diverses de le faire.
Faites confiance à l’idole : dans l’immédiat, nous sommes tous dispensés de penser concrètement. L’idole trouvera la solution. Elle agirait ou penserait donc par elle‑même, comme la « main de Dieu » ou le « marché autorégulateur » . L’humanité n’a‑t‑elle pas assez souffert de ces idolâtries ?
Ce que les nationalistes cherchent à conserver, c’est la langue française et la culture québécoise. La transmission du patrimoine linguistique et culturel d’un peuple aux générations futures est un droit universel inaliénable. Une langue et une culture, tout en s’arc‑boutant sur le passé, se transforment dans leur poussée vers l’avenir. Mais une idole, surtout celle qui se cantonne dans l’abstraction comme le multiculturalisme, n’évolue pas : elle ne possède ni passé ni avenir véritable – elle n’en a cure. Pour l’idole, tant la mise à jour que le maintien des valeurs traditionnelles d’un peuple sont incommodants. Elle les évacue dans les brumes de l’oubliette qui lui tient lieu de cerveau. Seule l’adoration commandée par son apparence importe à l’idole. Le seul mouvement qui compte, c’est l’éternelle circumambulation des fidèles éblouis par le prestige de l’idole.
L’aporie du multiculturalisme canadien est pourtant patente : il n’a pas de racines linguistiques. Même le biculturalisme arrimé sur le bilinguisme a été rejeté par Pierre Elliott Trudeau, qui le trouvait encore trop concret puisqu’il rendait explicite l’existence de deux peuples. L’idole mentale multiculturaliste est aussi brillante qu’un miroir aux alouettes.
Si le multiculturalisme canadien n’a ni ascendance ni descendance, s’il n’est pas organiquement lié à un peuple, qu’est‑il ? C’est un paravent qui cache la progression, lente, mais sûre, de la domination politique du peuple d’expression anglaise sur le peuple d’expression française en Amérique du Nord britannique. L’aboutissement visé non avouable : la néantisation du peuple québécois.
Le vrai projet assimilateur de l’idole
Les adorateurs de l’idole multiculturaliste s’indignent angéliquement contre l’ « assimilation pure et simple » des immigrants. Mais ce type d’assimilation n’a jamais existé puisque les nouveaux venus – depuis l’époque de la Nouvelle-France – ont enrichi notre société d’accueil. Cependant, chez un peuple normal, c’est‑à‑dire souverain, sa langue est volontairement adoptée par l’immigration. Or, dans notre milieu de vie actuel, plus de la moitié de l’ensemble des transferts linguistiques se font au profit de la communauté anglo-québécoise, qui représente moins de dix pour cent de la population.
Dans le présent régime politique, la minorisation du peuple québécois – avec sa disparition à la clé – est donc inexorable. Un projet de société qui n’a pas clairement la langue française comme fondement et comme but nous y conduit. Ne permettons pas à ces universitaires d’escamoter cette responsabilité par attachement à leur idole.
Passé sous la barre psychologique des 80 %, le pourcentage des francophones n’inquiète pas un Gérard Bouchard arrangeant, qui constate qu’après tout, les francophones forment les trois quarts de la population. Si la tendance se maintient et que le pourcentage passe sous les 70 %, il y aura encore des collabos pour s’accommoder du fait que les francophones forment les deux tiers de la population.
La procrastination vertueuse a assez duré !
La donneuse de « leçons d’histoire »
L’idole ne tolère pas que l’Histoire soit traitée en profondeur. Voici deux épisodes historiques racontés par les ventriloques de l’idole.
D’abord celui‑ci :
Au Québec, depuis 1774, aucun croyant n’est tenu d’abjurer une partie de sa foi pour avoir accès aux fonctions publiques. Les catholiques, faut-il le rappeler, furent les premiers à bénéficier de cette protection constitutionnelle.
Alors, que les conservateurs se le tiennent pour dit : les Britanniques n’ont pas accordé cette concession dans le but de contrer l’émancipation de leurs colonies du Sud, ils ont tenu à faire bénéficier la province de Québec de leur mansuétude régalienne et anglicane. On croirait que ce passage jovialiste sur l’histoire du Québec a été écrit par un fonctionnaire d’Ottawa, un pamphlétaire de Cité libre ou un éditorialiste tordu de la Gazette.
Puis cet autre :
L’égalité des cultes sera ensuite affirmée en 1840, puis réaffirmée en 1851 dans la Loi sur la liberté des cultes, toujours en vigueur. Nos chartes des droits sont héritières de cette longue tradition historique de tolérance et d’ouverture. N’en déplaise à ceux qui tiennent à opposer droit et histoire (ou droit et identité), le droit fait également partie de l’histoire. De notre histoire.
En 1840 également, la langue française fut supprimée de la nouvelle Assemblée législative du Canada-Uni comme langue officielle. L’unité dans la diversité ? Résultat du dialogue fructueux entre le droit et la politique ? Les religions moins la langue ? Notre avenir prévisible ? Les signataires du manifeste peuvent‑ils fièrement revendiquer cela comme faisant partie de leur Histoire ?
L’étude subversive des traditions religieuses
Les traditions religieuses sont pleines d’enseignements exemplaires pour ceux qui savent les interpréter avec un esprit critique.
Voyez le prophète vétéro-testamentaire Daniel user d’une astuce (eh oui !) pour connaître la vraie nature du dieu babylonien Bel, précisément sa manière de digérer les aliments que les fidèles crédules plaçaient sur son autel. Saurons-nous débusquer le clergé qui se livre à un festin aux dépens du peuple en utilisant la porte dérobée du multiculturalisme ? Ah, qu’il est donc satisfait et repu ce clergé prestigieux qui parle d’autorité au nom d’une idole qui le dépasse en grandeur !
Si les Troyens avaient compris que les idoles sont non seulement parasitaires mais mortifères, n’auraient‑ils pas incendié le cadeau des Grecs ? Saurons-nous radiographier et terrasser le cheval mental fédéral ?
Captation de l’État par l’idole
Les sectateurs de l’idole affirment : « Le fait qu’un agent de l’État affiche un signe d’appartenance religieuse ne l’empêche nullement d’appliquer les normes laïques de façon impartiale. » C’est irrecevable : de même qu’il doit y avoir justice et apparence de justice, il doit y avoir impartialité et apparence d’impartialité.
Ils renchérissent : « Pas plus que la couleur de peau, l’accent ou le sexe, on ne peut présumer que cette affiliation religieuse constitue un biais qui interfère dans la manière dont le fonctionnaire applique la loi ou le règlement. » Cet argument n’est pas pertinent : le port de symboles ou de vêtements symboliques n’a rien d’un fait ou d’une nécessité biologique – il constitue une sempiternelle profession de foi.
D’autre part, ils déclarent que la laïcité « s’impose à l’État, non aux individus » . Ainsi, dans l’esprit des auteurs qui se complaisent dans l’abstraction, l’État doit demeurer désincarné. Pour eux, les croyances ont droit à l’incarnation, mais pas l’État. Non : les personnes qui représentent l’État et agissent en son nom doivent refléter sa neutralité.
Les prédicateurs de l’intégration à sens unique concluent :
La volonté d’assurer absolument l’émancipation à l’égard de croyances considérées autoritaires ou passéistes, en refusant tout accommodement au nom d’un impératif laïque, comporte tous les ingrédients d’une possible exclusion, contraire à l’objectif d’intégration. […] La laïcité n’est pas une façon de résoudre les tensions (réelles ou imaginaires) en les supprimant.
Quel genre d’accommodement réussira à apaiser certaines croyances extrémistes ? L’absolutisme n’est‑il pas installé à demeure dans le temple de telles croyances, ces modèles immuables coulés dans le béton de la certitude dogmatique ? Foin de la démission des intellectuels toujours prêts à excuser l’intolérable sous couvert d’une molle neutralité qui les décharge du devoir de riposte contre le totalitarisme !
Le bras judiciaire de l’idole
Les zélateurs de la commission Taylor-Bouchard refusent de se départir de leurs œillères quant à l’instrumentalisation idéologique des chartes des droits ou des tribunaux. Cette perversion – plutôt que cette banalisation – du pouvoir judiciaire découle directement du colonialisme canadien, qui perpétue la sujétion d’un peuple par un autre. Cette domination a connu une accélération depuis le coup d’État de Trudeau et consorts contre le peuple québécois par l’importation – sans consultation du peuple – de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique depuis son giron albionesque.
Dans ce cadre politique où la légalité évacue la légitimité, l’idole multiculturaliste dévoie le pouvoir judiciaire de son rôle distinct, équilibré à distance par le pouvoir politique dans une société saine. Choisis de façon partisane, les juges de la Cour suprême, par leurs prononcés, renforcent le pouvoir et le prestige de l’idole, puisqu’elle est protégée par l’article de foi multiculturelle inscrit par Trudeau dans sa Charte unilatérale de 1982 (article no 27). Croyance totalitaire véhiculée par l’État canadien, le multiculturalisme est un vivier de tensions extrêmes à répétition assurée parce qu’il cautionne des croyances religieuses souvent elles aussi absolutistes.
Cette fixation judiciaire sur l’idole multiculturaliste fait du Canada un pays désincarné, artificiel et liberticide.
Comment achever l’idole
Révoltons-nous contre le régime colonialiste en nous donnant comme tâche irrévérencieuse de déboulonner et de faire dérailler l’idole multiculturaliste. Elle n’a aucun rapport organique avec le peuple québécois. Les saines ruptures font aussi partie de la destinée des peuples qui cherchent à conquérir leur liberté.
L’idole chatoyante est bien vissée dans la tête paresseuse de plusieurs intellectuels. Mais les plus colonisés la font tournoyer dans le carrousel tartufiard de leur conque cérébrale afin d’épater la galerie universitaire et d’abuser le peuple. Si elle n’en est que plus insaisissable, c’est à cause de sa « vaporisation » dans une abstraction à la fois vide et stérile. C’est notre langue et notre culture qui en sont les otages.
Il faut déjouer les vieux réflexes canadiens-français qui remontent à la surface lorsque nous cherchons à nous affranchir. Ainsi, dans l’esprit de plusieurs défaitistes, l’indépendance est perpétuellement reportée aux calendes grecques, tout comme la promesse chrétienne qui tarde à respecter son rendez-vous – pourtant prophétisé comme imminent il y a 2 000 ans. En attendant que la Jérusalem céleste brillamment revêtue des conditions gagnantes daigne descendre sur terre, on se contente humblement du petit pain de la gouvernance provinciale en se gargarisant de lamentations convenues, mais sans conséquence sur les envahissements de l’ennemi fédéraliste. On devient alors l’hostia consentante de sa stratégie, qui consiste à présenter la souveraineté comme un idéal inatteignable alors que le pouvoir fédéral serait, lui, concret et rentable, avec les espèces sonnantes et trébuchantes qu’il distribue à ses ouailles.
C’est d’abord ce moule de la soumission volontaire intériorisée qu’il importe de casser. Un ressaisissement vivifiant, personnel et collectif, nous fera donner un congé définitif à l’idole. Ainsi affranchis des vieux démons, nous aurons l’audace de nous doter d’un État complet.