Le chercheur Henri Thibaudin, de l’Institut de recherche en économie contemporaine (IREC), vient de réaliser une étude sur la place relative des langues française et anglaise dans les services publics au Québec et dans le reste du Canada (L’Action nationale, janvier 2012).
Cherchant à mesurer l’impact de la mondialisation sur les langues minoritaires, M. Thibaudin a pris à témoin les secteurs économiques les moins à même d’en être influencés, c’est-à-dire les fonctions publiques, péripubliques et parapubliques, qu’elles soient fédérale, provinciale ou municipale. L’étude porte donc sur le personnel des écoles, des cégeps, des universités, des CSSS, des hôpitaux, ainsi que les fonctionnaires de toutes fonctions, tous supposément à l’abri d’employeurs ou de clients étrangers.
On apprend que les emplois de langue anglaise représentent 13,9 % du total des emplois du secteur public, dont une majorité est occupée par des francophones et des allophones. Les anglophones ne constituent pourtant que 8,7 % de la population québécoise. L’auteur souligne ce déséquilibre en utilisant une définition devenue « naturelle » en ce qui concerne la communauté anglo-québécoise. Selon le critère de la langue maternelle, la population de langue maternelle anglaise représente donc 8,7 % de l’ensemble des résidents du Québec, ce qui inclut des citoyens nés au Québec, bien sûr, mais aussi des personnes nées à l’étranger provenant de tous les pays du monde (Chinois, Indiens, Pakistanais, Philippins, Iraniens, Antillais, etc.), comme des Canadiens issus d’autres provinces, de passage au Québec pour études ou pour affaires. Si l’on exclut ces citoyens nés à l’extérieur du Québec, le recensement de 2006 montre que la proportion représentée par les Anglo-québécois de langue maternelle nés au Québec atteint seulement 5,6 % (L’Action nationale, octobre 2010). Comme cette proportion inclut aussi des anglophones issus de parents francophones ou d’autres langues (italiens, chinois, grecs, portugais et juifs), ce qui permet de considérer dans le portrait global l’assimilation linguistique intergénérationnelle, la taille de la communauté anglo-québécoise, constituée de personnes de langue maternelle anglaise nées au Québec et issues de parents anglophones, serait à peine supérieure à 3 %.
D’où la question suivante : par quelle magie inclurait-on dans la minorité historique anglo-québécoise des groupes issus de l’immigration ou des substitutions linguistiques ? D’où le constat que la proportion représentée par la fonction publique anglaise de 13,9 % excède de loin la proportion de 3 % représentée par la minorité historique anglo-québécoise. Un écart encore plus considérable.
Quant au pouvoir d’attraction de l’anglais, que généralement les études n’abordent que de biais, il est largement le fait des structures économiques et… politiques. Bien sûr, il y a les échanges économiques qui déterminent une large partie de l’utilisation des langues sur le marché du travail. Mais il y a aussi l’action politique, celle des gouvernements qui sont précisément au centre des préoccupations de l’étude de M. Thibaudin.
Or la science politique, car il en existe bel et bien une, permet de comprendre pourquoi une telle place est accordée à l’anglais par l’État lui-même, pourtant entre les mains d’une majorité de 85 % de francophones. L’analyste est bel et bien confronté à une aberration lorsqu’il étudie la communauté francophone : celle que l’on dit consciente de la fragilité de son avenir en terre d’Amérique se fait elle-même la promotrice de l’utilisation de l’anglais dans le secteur d’activité économique qu’elle contrôle réellement, soit sa propre fonction publique. Il s’agit ici d’une aberration parmi de nombreuses autres, rien d’exclusif, mais bien un phénomène défiant la logique qui veut qu’une communauté se batte pour assurer sa continuité.
On en vient donc à la volonté politique déficiente – irrationnelle serait plus juste – de cette communauté francophone. Or on ne peut comprendre cette volonté collective si l’on fait abstraction de la présence sur le territoire québécois d’une communauté non francophone réunissant anglophones et allophones. Une communauté dont le dénominateur commun est d’être globalement allergique à ce qui la placerait sous le pouvoir de la communauté francophone, comme l’indépendance ou un statut particulier au sein du Canada, ou même, à un autre niveau, aux mesures d’inspiration nationaliste qui renforceraient la place du français ou celle de la communauté francophone au Québec, nécessairement aux dépens de la langue anglaise ou de la communauté anglophone, selon les cas (ce qui signifie que même l’indépendance ne signifierait pas la fin de cette opposition).
L’histoire du Québec est aussi l’histoire des rapports entre francophones et non-francophones : si 90 % des résultats électoraux s’expliquent par le conflit francophones/non-francophones, pourquoi l’ignorer ? On sait, sur ce point, que le mode de scrutin majoritaire actuel multiplie l’influence électorale des non-francophones par un facteur de six : il faut globalement six fois plus de francophones pour égaler le vote des non-francophones, du fait d’un vote divisé pour la majorité francophone – attitude normale en démocratie –, et d’un vote bloc chez la minorité non francophone – un vote parfaitement légitime et caractéristique des minorités. Ce rapport de six contre un en moyenne au Québec descend à quatre contre un dans la région montréalaise, mais atteint neuf contre un à l’extérieur de celle-ci. En d’autres termes, à moins de constituer au moins 90 % de la population d’une circonscription en dehors de Montréal, les francophones nationalistes n’accèdent jamais à la représentation ; à Montréal, il faut qu’au moins 75 % à 80 % de la population d’une circonscription soit francophone pour que des candidats nationalistes accèdent à la représentation. Aussi, globalement, le poids relatif des 15 % de non-francophones, tel que multiplié par six (15 % fois 6 = 90 %), égale le poids des francophones (85 %). Électoralement, francophones et non-francophones ont à peu près le même poids.
Qui plus est, du fait des distorsions du mode de scrutin majoritaire, les candidats libéraux, rassemblant non-francophones d’une part, et francophones de l’autre, en provenance de l’élite économique et financière, appuyée par les segments les plus vulnérables de la population (les aînés et les moins instruits), sont capables de décrocher des majorités relatives ou absolues parmi les élus, comme celles décrochées par le Parti libéral aux élections provinciales de 2003, de 2007 et de 2008. Qu’ils arrivent en deuxième ou en troisième place chez les francophones, les libéraux sont capables d’accéder au pouvoir et de minoriser les francophones, comme au référendum de 1995 et lors des élections provinciales de 1989. Rien d’étonnant par la suite à ce que les politiques publiques reflètent l’inaction ou la promotion de l’anglais dans tous les secteurs d’activité. Le cas du Parti québécois est bien différent, mais les résultats, eux aussi liés au mode de scrutin majoritaire, sont relativement identiques. En tout temps, la promotion de l’anglais est de mise, et la défense du français, simple élément dérangeant la structure du pouvoir.
En somme, la place occupée par l’anglais n’a rien de « naturel », mais obéit à une logique politique précise découlant de la dynamique instaurée par les institutions britanniques. Pour simplifier, cette dynamique évacue la plupart du temps le nationalisme à l’Assemblée nationale dans les affaires internes du Québec. Il n’y a, sur ce point, aucune raison pour qu’une telle chose change si l’on ne réforme pas les institutions politiques qui produisent cette dynamique. S’il peut y aboutir directement, ce projet, en lui-même, ne nécessite aucunement l’indépendance. Par contre, il peut être profondément mobilisateur et donner au français une place conforme à son poids démographique dans la totalité des secteurs d’activité.