L’indépendance dans un monde incertain

SPSTconference250Allocution du souper-conférence annuel de L’Action nationale au Lion d’Or le 28 octobre 2022 par le député du Bloc québécois de Saint-Hyacinthe–Bagot,

Chers amis, bonsoir,

Je ne vous cache pas l’immense honneur que je ressens en étant ici, sur cette scène et dans le même contexte où les Jacques Parizeau, Fernand Daoust, Joseph Facal, Pierre Curzi, Lucia Ferretti, et j’en passe, se sont succédé.

Le contexte ? Soutenir une revue plus que centenaire ayant contribué comme nulle autre à la construction nationale du Québec. J’en suis d’autant plus touché que j’étais un abonné de ces soupers-conférences, et je continuerai d’ailleurs de m’y présenter lors des prochaines éditions, et que je participe aux pages de la revue depuis 2010. Je remercie donc à la fois l’équipe de L’Action nationale pour son invitation à partager mes analyses dans ce prestigieux souper, et d’accepter de partager mes coups de gueule écrits depuis déjà 12 ans.

Quelle joie de nous retrouver, ici, pour la première fois depuis 2019 ! Je me souviens très bien de cette dernière édition en personne, ou « en présentiel », pour reprendre cette expression née en 2020 que je trouve tout bonnement horrible, je venais tout juste d’obtenir, quatre jours plus tôt, mon premier mandat à titre de député du Bloc québécois de Saint-Hyacinthe—Bagot à la Chambre des communes.

Ma circonscription a été un lieu névralgique de la rébellion des Patriotes. De nombreuses réunions d’importance ont eu lieu à Saint-Hyacinthe, où l’une des organisations patriotes les plus dynamiques se faisait entendre. Papineau y fit d’ailleurs une visite remarquée. Après les rébellions, c’est au Séminaire de Saint-Hyacinthe que les Patriotes furent hébergés clandestinement. La mémoire des Patriotes est d’ailleurs perceptible par de nombreux noms de rues de notre belle ville : Dessaulles, Sicotte, Boudarges, Nelson, Papineau, Morin, Bouthillier, Cartier, De La Bruère, Turcot, Vidal, Lafontaine.

La région dont je suis député fut, au fil de notre riche histoire, le haut lieu, que ce soit de naissance ou d’adoption des Honoré Mercier, Louis-Antoine Dessaulles, Maurice Laframboise, TD Bouchard, Daniel Johnson (le père !), Yves Michaud.

Elle fut aussi le coin de pays du Maskoutain Gérard Turcotte, un personnage qui fut extrêmement important pour L’Action nationale. Le directeur de la revue, M. Robert Laplante, m’a déjà affirmé qu’il avait joué un rôle majeur dans la survie de la revue. Gérard Turcotte était de ceux qui ne cherchaient pas les médailles, il préférait assurément les résultats à la notoriété. Souvenons-nous.

Ce souper-conférence représente bien entendu, annuellement, une belle occasion de faire le point sur notre condition nationale et sur l’état de notre projet de libération. On peut bien sûr constater que le prochain mandat du gouvernement du Québec ne sera pas de tout repos sur le plan constitutionnel, et qu’avec trois députés le Parti québécois parvient néanmoins à se démarquer en renouant avec une critique du régime qu’on ne l’avait pas vu embrasser depuis le virage de l’étapisme. Cela est prometteur.

C’est cependant sous l’angle des transformations du monde que j’ai voulu aborder la question.

Lors de notre dernier souper ici même en 2019, nous étions très loin de nous douter de ce qui s’en venait, quelques mois plus tard. Une pandémie plus tard, nous nous retrouvons et l’heure est aux bilans.

Mars 2020. Au mot « pandémie », vis-à-vis duquel la seule manière d’être familier était de fréquenter les livres d’histoire ou les films d’horreur ou de science-fiction, a succédé une pléthore d’autres, issue d’un lexique franchement démodé : confinement, couvre-feu, contrôle des frontières, gestes barrières, etc.

Le Québec a pu constater le prix de la dépendance politique, alors que le Québec priait Ottawa de fermer préventivement les frontières et se heurtait à un jeu de sourde oreille. À des degrés divers, les peuples du monde entier ont constaté le prix d’une certaine dépendance, économique et sociale celle-là. Alors que nous affrontions un virus fraîchement apparu dans le paysage mondial, nous constations une pénurie réelle de matériel médical, étranger, soulignons-le. La plupart des pays du monde n’avaient ni masques, ni capacité d’en produire, ni l’industrie et les instituts de recherche pour enclencher la conception d’un vaccin. Le gel hydroalcoolique, jusque-là exclusivement connu sous le nom de Purell, a vite laissé les étagères des pharmacies vides. Les plus zélés ont même couru pour acheter massivement du papier de toilette afin d’éviter de fâcheuses situations. Le matériel venait alors, massivement, de la Chine, pays responsable de cette épidémie. Le cercle vicieux s’est poursuivi, alors que la crise a bouleversé encore davantage les chaînes d’approvisionnement et que les inégalités sociales et économiques ont connu une croissance réelle. Le Canada et le Québec n’y ont, bien entendu, pas échappé.

Et pourtant, cette dépendance, si elle a eu l’effet d’une douche froide pour les Québécoises et Québécois, a aussi eu celui d’un réveil brutal. À la pénurie de masques, répondirent couturières artisanales et coopératives par la production de masse. Pour contrer celle du gel hydroalcoolique, bon nombre de distillateurs se mobilisèrent1, et on peut rêver du jour où leurs produits remplaceront le Purell américain sur nos étagères. Le constat public était clair : l’appétit pour la production et l’achat locaux était de retour. Pourtant, notre économie locale aura grandement écopé durant cette période. Pendant que les restaurants étaient fermés et qu’on nous priait de rester à la maison pour notre propre santé, il est clair que la livraison à domicile d’Amazon et la plateforme Netflix ont été les meilleurs amis de bon nombre de gens, tandis que nos commerces locaux étaient désespérément en quête d’un peu d’oxygène. Plusieurs n’y survécurent pas. Après avoir subi durement la montée des magasins à grande surface dans les années 1980 et 1990, les commerces locaux affrontent désormais l’ouragan numérique, clairement renforcé par les confinements. Mais il demeure que la prise de conscience des Québécois était bien réelle.

Le premier ministre du Québec a même prédit en avril 2020 que le monde post-COVID-19 serait celui de la « démondialisation ». Ce n’est pas la première fois qu’on prophétise la fin de la mondialisation, que cette prophétie prenne la forme du constat, de la prédiction ou du projet politique. On l’a affirmé après la crise financière de 2008, comme on l’a clamé à la victoire du Brexit et au lendemain de l’élection de Donald Trump. Le débat est complexe et le verdict qui en émane est tout sauf catégorique.

Il nous pousse cependant à reprendre la réflexion sur la place du Québec dans ce monde en changement et au sein d’un Canada qui y parle en son nom, à réactualiser cette question que posait Jacques Parizeau dès 1998 : le Québec, dans la mondialisation, est-il une bouteille à la mer2 ?

Quand est venue la bataille, à l’échelle canadienne, du libre-échange avec les États-Unis dans les années 1980, le Québec y a été résolument favorable. L’entrée du Québec dans cette aventure doit beaucoup à deux ténors du mouvement indépendantiste québécois, Jacques Parizeau et Bernard Landry, de véritables géants à la rigueur intellectuelle admirable. La réflexion sur la mondialisation d’un mouvement souhaitant que le Québec fasse partie du monde n’est guère surprenante. Le libre-échange avait, pour les indépendantistes, à la fois une fonction de stratégie pour arriver à l’indépendance du Québec que de préparation au cadre économique global qui suivra son avènement.

Les peurs économiques ont toujours été centrales à l’argumentaire fédéraliste, insistant sur l’incapacité du Québec à s’autodéterminer. « Piasse à Lévesque », aussi nommée « le pécu », pour ridiculiser la possibilité d’une devise monétaire pour un Québec indépendant ; « coup de la Brinks », les exemples ne manquent pas3.

Après la défaite référendaire, les Parizeau et Landry, économistes chevronnés connaissant le milieu de la finance se sont alors promis de désamorcer à jamais le chantage économique d’Ottawa. L’objectif était simple : sortir le Québec du cadre économique canadien, dont le centre de gravité se trouvait à Toronto, enfermant étroitement notre économie nationale.

La logique est implacable : un pays, nonobstant l’étendue de sa géographie ou la taille de sa population, est économiquement viable s’il fait partie d’un grand marché. Pour les indépendantistes, il fallait renverser les axes d’échange afin que les exportations du Nord vers le Sud soient désormais plus importantes que celles qui s’effectuent de l’Est vers l’Ouest4. Il fallait donc finalement que le Québec soit si intégré au marché nord-américain qu’il ne dépende plus de l’économie canadienne. Il fallait, a fortiori, désamorcer tout chantage fédéral, toute menace de boycottage commercial en cas de sécession de la part du Québec.

Pour nos PME, l’accès au marché du Sud a été une incroyable aubaine. Les États-Unis sont aujourd’hui le principal partenaire commercial du Québec. 12 000 entreprises québécoises font affaire au pays de l’Oncle Sam, et certaines se démarquent particulièrement (Couche-Tard, Cascades, Hydro-Québec CGI, Agropur, Saputo, Fruits d’Or, Miralis, etc.). Près de 50 pour cent du PIB du Québec est directement lié à nos exportations. De ce montant, 70 pour cent de nos exportations vont vers les États-Unis et environ 10 pour cent de toutes nos exportations sont dirigées vers un seul État, New York. Et c’est sans compter que bon nombre de nos artistes sont fort appréciés aux États-Unis (Yannick Nézet-Séguin, Flip Fabrique, Robert Lepage…).

Si bénéfique que puisse être l’aventure du libre-échange pour un petit État (comme le Québec, l’Écosse ou la Catalogne l’indiquent), il demeure qu’il faut s’y préparer pour jouir pleinement de ses effets. L’évolution du monde suivant la généralisation mondiale du libre-échange après la fin de la Guerre froide nous indique que les pays s’étant le mieux démarqués sont ceux qui ont adopté des politiques économiques nationales fortes5. Pour s’assurer qu’une entrée dans la mondialisation ne conduise pas à la dissolution d’une petite économie – comme celle du Québec – dans un grand marché, et pour que ce projet nous bénéficie à long terme, il faut qu’il existe des institutions portant un certain consensus de notre intérêt national, ainsi qu’un milieu des affaires robustes. C’est là la condition sine qua non à la réussite de notre entrée dans le libre-échange mondial, si tant est que les défis des dernières années radicalisent le besoin d’institutions fortes. Depuis la Révolution tranquille, le Québec s’est doté de sociétés d’État et de leviers d’intervention et de développement à l’efficacité redoutable, tant qu’on les utilise comme il se doit.

Un poisson édenté ne peut survivre dans un océan de requins, et un petit pays traversera assurément la mince ligne entre opportunité et menace dès lors qu’il entre impuissant dans ce monde qui tient beaucoup plus de l’art de la guerre de Sun Tsu que des mythes naïfs du « doux commerce » et de la mythique « concurrence pure et parfaite ».

À toutes les époques, la guerre économique a régné6, et celle dans laquelle nous vivons n’y fait pas exception. Aujourd’hui, l’ère digitale apporte également son lot de dangers planant sur la cybersécurité, alors que le piratage informatique, l’espionnage économique et la collecte de données déjouent dans des domaines stratégiques la protection numérique que nous croyions avoir établie. Les affrontements entre puissances régionales sont également de retour. L’Histoire ne s’est pas terminée après la chute du mur de Berlin, et il n’y a pas eu d’unification du genre humain à travers une citoyenneté mondiale, et l’État-nation n’a pas été aboli7.

Suite à l’élection de Donald Trump, d’aucuns clamaient avec terreur que les guerres commerciales seraient de retour, et que celles-ci témoignaient de la fin d’une époque. Or, pour accepter cette lecture voulant que les guerres commerciales ou affrontements entre États annoncent ou soient l’expression de la fin de la mondialisation, il faut supposer qu’ils aient déjà mis de côté. Trump n’a pas plus inventé la guerre commerciale que les États-Unis n’ont jamais renoncé à vouloir exercer une politique de puissance qui pose des défis permanents quand on se situe tout juste au nord de l’empire. Dès 1993, Warren Christopher, secrétaire d’État au commerce, déclarait devant le Congrès qu’il fallait disposer des mêmes moyens qui avaient été employés pendant la Guerre froide pour affronter la compétition économique.

L’utopie d’un monde sans nations, bien en vogue dans les années 90 en accompagnant la mondialisation commerciale et financière, s’est effondrée. Le contexte mondial ne ment pas : les États-Unis ne sont plus une hyperpuissance, et ne sont certainement plus la seule puissance mondiale. L’Union européenne ne fait plus beaucoup rêver. L’Organisation mondiale du commerce s’essouffle depuis l’échec du cycle de Doha en 2001, et son organe d’appel est complètement bloqué depuis que les États-Unis, pourtant hier le pays qui poussait le plus pour la mondialisation, ont (sous Trump) décidé de cesser d’y nommer des arbitres en 2019. Les États-Unis ont aussi montré leur désintérêt pour le G7. Les pays du G7 ont même adopté un accord historique en faveur d’un impôt minimum de 15 % sur les multinationales, tranchant avec le dogme qui dominait après la Guerre froide selon lequel il fallait être le plus généreux et le plus laxiste possible à l’endroit des grandes corporations pour éviter qu’elles ne partent de chez soi pour aller plutôt investir chez l’autre. Les postulats du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale, les institutions créées après la Deuxième Guerre mondiale, ne sont plus suivis aussi religieusement. Le FMI a même partiellement reculé sur l’austérité qu’il prônait jadis. À l’inverse, le BRICS, sommet annuel rassemblant depuis 2011 le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine et l’Afrique du Sud, semble rouler plutôt bien, tout comme l’Organisation de coopération de Shanghai, créée par la Chine en 2001, visant à rassembler l’Asie. Le retournement est drastique. L’économiste en chef de la Banque mondiale, Carmen Reinhart, l’a récemment reconnu : « La COVID-19 est le dernier clou dans le cercueil de la mondialisation. »

D’une certaine mondialisation, probablement. La coopération mondiale entre États souverains revêt quant à elle toujours toute sa pertinence. C’est précisément là l’avenir.

Le commerce ne porte certainement plus aujourd’hui en lui la mystique d’un monde sans frontières, sans États et sans nations que l’on croyait immanent. Un accord commercial se révèle plutôt aujourd’hui pour ce qu’il est, un instrument à fonction géostratégique. Au milieu de ce nid de guêpes, il est fondamental d’avoir voix au chapitre.

Bien négocier, oui, mais pour ce faire pouvoir négocier tout court en représente la première étape. Dans ce contexte, au-delà des mauvaises ou bonnes décisions que le Québec a pu lui-même prendre, il souffre aujourd’hui du fait que la part majeure des décisions qui le lient relève d’Ottawa.

Le Canada, quant à lui, est une monarchie (comme on le sait), mais il est aussi une pétromonarchie. La dynamique énergétique est au cœur des mouvements géopolitiques et économiques qui agitent le Canada. Depuis l’essor de la mondialisation, le Canada a cherché à se positionner comme une puissance en la matière. Cela est appelé à être perdant sur le court, le moyen et le long terme. C’est aussi un État allergique à l’idée de stratégie d’État. Cela est tout à fait normal, car il se voit comme un État postnational. Il n’y a que deux secteurs qui sont l’objet d’un véritable soutien d’Ottawa : le pétrole et l’automobile. Pour ceux-ci, il y a même une véritable religion d’État. Pour le reste, il ne reste que des miettes.

Le Canada est un des seuls pays au monde à détenir une industrie stratégique de l’aérospatiale, Montréal étant le troisième pôle au monde après Seattle et Toulouse, et à ne pas avoir une véritable politique en la matière. Ça n’aide certainement pas, non plus, que le Canada soit un véritable cancre en recherche et développement. Pendant plusieurs années, sous Stephen Harper, le ministre de la Science et de la Technologie était même un créationniste avoué. La négligence d’Ottawa sur ces questions a mené à l’effritement des instituts en recherche pharmaceutique que le Québec détenait. On l’a vu pendant la pandémie : le Dr Gary Kobinger demandait dès la première phase de la crise d’obtenir du soutien fédéral afin de développer un vaccin québécois contre la COVID-19, et s’est heurté à un refus. Tant pis ! Il a fallu faire avec les pharmaceutiques étrangères Pfizer, Moderna et (jadis) AstraZeneca.

Même dans certains secteurs où le Canada est réputé comme étant impérialiste, il reste une passoire. Prenons par exemple le cas de l’industrie minière, qui est très agressive partout dans le monde, violant parfois les droits humains, sociaux et environnementaux des populations locales, et ce sans qu’il existe un véritable mécanisme à Ottawa pour traduire les fautifs en justice. Or, cette industrie n’est bien souvent canadienne que sur papier seulement. La Bourse de Toronto est un véritable pavillon de complaisance, permettant à des compagnies minières du monde entier de s’y enregistrer pour profiter de privilèges spéculatifs et fiscaux.

L’heure n’est pourtant pas aux États postnationaux. On ne peut faire confiance à un État postnational pour nous représenter.

« Les absents ont toujours tort ». Ce notoire proverbe français, surutilisé au gré des circonstances, n’en demeure pas moins porteur d’une logique implacable. Comme partisan de l’indépendance du Québec, il m’est souvent arrivé d’utiliser la nécessaire conquête du pouvoir de signer ses traités et accords et l’obtention d’un siège dans les forums internationaux en guise d’argument. Ce dernier, qui renvoie pourtant à un pilier incontournable de la souveraineté politique, résonne de façon tout à fait abstraite aux oreilles de nombreux de mes interlocuteurs. Il n’en demeure pas moins majeur : si les considérations liées au commerce international apparaissent d’une complexité qui les éloigne des réalités du citoyen, cette perception est fausse. Les décisions qui se prennent à l’échelle mondiale, qu’elles soient sur une base bilatérale ou multilatérale, ont un impact puissant sur les collectivités.

Rappelons l’évidence : c’est le Canada qui est assis à la table des négociations, et c’est le Canada qui siège aux instances mondiales. Comme province, le Québec n’y est pas, et c’est Ottawa qui a le mandat de porter sa voie. Les décisions qui émaneront de ces discussions lieront le Québec.

Pour avoir eu l’occasion à de nombreuses reprises de les recevoir au Comité permanent du commerce international au sein duquel je siège, les équipes de négociation ont l’habitude d’affirmer échanger constamment avec les divisions ministérielles du Québec pouvant être touchées par le résultat d’éventuels accords de libre-échange. Véritables consultations ou séances de « breffage » où l’équipe canadienne se contente d’aviser celle du Québec de la marche qui sera suivie ? Probablement parfois l’un, parfois l’autre, si tant est que le degré de combativité nécessaire à l’équipe du Québec pour se faire entendre est probablement inégalement réparti selon les enjeux.

Cela ne change, de toute manière, rien au fait que les provinces ne sont pas présentes dans les séances secrètes où les choix s’opèrent, pas même lorsqu’elles sont directement concernées par les discussions en cours.

Il existe en apparence un contre-exemple, relativement récent, à cette règle. Lors des négociations du Canada avec l’Union européenne en vue de conclure l’Accord économique et commercial global (AÉCG), le Québec et l’Ontario furent invités aux séances de négociations. La présence des provinces canadiennes était davantage le résultat de la demande des Européens que de la volonté du Canada. Le Québec a su remporter plusieurs batailles lors des négociations8, nous rappelant l’importance de parler en son nom propre, mais il ne faut pas idéaliser le pouvoir accordé au Québec dans le cadre de cet exercice. En 2010, en commission parlementaire à l’Assemblée nationale du Québec, le représentant officiel du Québec et ex-premier ministre Pierre-Marc Johnson affirmait que la délégation québécoise était condamnée à offrir un « billet doux » aux vrais décideurs et à se contenter de jouer à la diplomatie de corridors, faisant donc des pieds et des mains pour tirer son épingle du jeu… en dehors des séances de négociations.

Le Québec peine à se faire entendre, et ce n’est pas par désintérêt pour les questions internationales. Le Québec dispose d’un ministère du commerce international, créé au cours du deuxième mandat de René Lévesque. L’Assemblée nationale a également voté, au début des années 2000 et sous l’impulsion de la ministre Louise Beaudoin, une loi essentiellement symbolique pour donner davantage de poids aux demandes québécoises dans le cadre des accords négociés par Ottawa. Il n’est pas non plus rare de voir les élus à Québec adopter des motions unanimes afin de faire entendre leur volonté à Ottawa. La dynamique demeure claire et limpide : lorsqu’un Parlement le veut et que l’autre ne le veut pas, seul celui détenant le statut de pays a préséance. Et il ne s’agit pas de celui où la nation québécoise représente cent pour cent des sièges, mais bien celui où il en occupe moins du quart. Au premier de se débattre comme un diable dans l’eau bénite afin de convaincre le second de lui tendre l’oreille.

Les provinces détiennent, sur papier, la capacité de faire obstacle à l’application d’un accord dans leurs juridictions propres. Le Québec détient donc au-delà de ses frontières, tel que reconnu même par le Conseil privé de Londres lors d’un jugement. Cela inspira, lors de la Révolution tranquille, l’établissement de la doctrine Gérin-Lajoie. Au cours de la décennie 1960, notre État a multiplié les ouvertures de « Délégations générales du Québec à l’étranger », dont une (celle de Paris), a même le statut d’ambassade à part entière.

La mondialisation aura cependant grandement remis en question cette donne. Pour Ottawa, l’obligation de cohérence en politique étrangère, le besoin d’y parler d’une seule voix, a mené à une contestation ouverte de la doctrine Gérin-Lajoie, alors même que le Québec aspire plutôt, au contraire, à ce que le rayonnement du Québec à l’international soit toujours plus grand9.

La dynamique postréférendaire a aussi contribué à un véritable sabotage de la diplomatie québécoise. Les décideurs canadiens choisirent alors de remettre le Québec à sa place, celui d’une province parmi d’autres, afin qu’il ne soit plus jamais tenté par l’indépendance. Ce « Plan B » fédéral, qui se voulait une contre-offensive agressive, se déclina en plusieurs volets : diminution des transferts fédéraux-provinciaux pour que le Québec ait à couper dans ses dépenses pendant qu’Ottawa créait de nouveaux programmes empiétant dans les juridictions provinciales10, cadenassage de la démocratie québécoise par la Loi sur la clarté référendaire qui donnait à Ottawa le loisir d’accepter ou non le verdict d’un référendum sur la souveraineté sur la base de la « clarté » la question et du pourcentage recueilli par l’option indépendantiste (pourcentage non précisé dans la loi), opération de propagande de masse par le programme des commandites. Dans le cadre de cette opération, la présence du Québec à l’étranger fut considérablement attaquée. Les anecdotes sont nombreuses : en l’an 2000, à la suite des jeux de coulisse de l’ambassadeur du Canada au Mexique, le premier ministre du Québec, Lucien Bouchard, n’a pas pu assister à la cérémonie d’assermentation du nouveau président du pays, même s’il y avait été invité au départ. On l’avait d’ailleurs empêché de rencontrer le président mexicain précédent quelques années plus tôt. Scènes similaires au Panama et dans le Maghreb. La ministre Louise Beaudoin affirma à l’époque qu’on ne pouvait parler d’événements isolés, qu’il y avait bel et bien un « pattern » derrière tout ça11. Lucien Bouchard, de son côté, dénonça les manœuvres « éhontées et discourtoises » d’Ottawa. Parallèlement à ce sabotage, le Québec a dû répondre aux réductions des transferts fédéraux-provinciaux en coupant dans les délégations générations du Québec à l’étranger, fermant plusieurs bureaux. Certains représentants du Québec qui se trouvaient privés de délégation n’avaient plus droit qu’à une petite salle parée d’unifoliés à l’intérieur des ambassades canadiennes.

Dans tout ça, le Québec ferait-il mieux que ce que le Canada fait en son nom ? Aurait-il fait mieux ? Dans bien des domaines, il fait déjà mieux. Advenant qu’il soit un pays indépendant, son pouvoir serait certes, jusqu’à un certain point, limité sur l’échiquier mondial. Mais, actuellement, il n’a absolument AUCUN pouvoir. Il ne négocie pas en son propre nom. Aucune nation, de toute manière, ne décide de tout. Une présence à la table est toujours préférable à ne pas l’être du tout. Il faut y être, pour porter nos intérêts fondamentaux : notre hydroélectricité, notre bois d’œuvre, notre aérospatiale, notre aluminium, notre agriculture, nos formidables innovations, notre culture exceptionnelle.

Mais nous sommes loin du compte. Nous sommes une minorité au sein d’un régime de plus en plus unitaire et centralisateur, de plus en plus prédateur, de plus en plus vampirique. Les actions d’Ottawa ne mentent aucunement, et tout tend vers le Ottawa knows best.

Non seulement sommes-nous une minorité, mais nous serons en minorisation perpétuelle. Les conséquences d’une réduction continuelle de l’importance du Québec à Ottawa seront bien réelles. Le Québec aura de moins en moins voix au chapitre, et ses intérêts et valeurs seront de plus en plus dilués au profit des intérêts et valeurs du Rest of Canada.

Avant l’avènement de la malnommée Confédération, quand les Canadiens français étaient plus nombreux que les Canadiens anglais, nous avions droit à une représentation égale : deux peuples inégaux en nombre, autant de députés de part et d’autre tant que les Canadiens français étaient les moins nombreux. Est arrivé le régime de 1867 : alors que les Canadiens français étaient désormais moins nombreux, la représentation parlementaire serait désormais proportionnelle. C’est commode quand c’est le conquérant qui décide du système en place.

En 1867, la voie de notre minorisation continuelle a été érigée en système. Du 36 pour cent de la Chambre que représentait la province of Quebec en 1867, notre poids a été réduit à chaque réforme de la carte électorale : 28 pour cent en 1947, 26 pour cent en 1976, 25 pour cent en 1999, 23 pour cent en 2015. Et prochainement ?

Plus le temps passera, et plus que le Québec sera noyé dans la marée rouge. Plus le temps passera, moins le Québec n’inspirera quoi que ce soit à Ottawa, ni crainte ni respect.

Plus le temps passera, et plus nous devrons gaspiller des énergies à tenter de nous expliquer, de nous faire comprendre, de nous faire respecter. Nous devrons nous remuer comme des diables dans l’eau bénite afin de conserver un minimum de place dans les débats de CE pays.

On nous dit souvent, lors des élections canadian, qu’il faudrait voter pour des partis capables de prendre le pouvoir. Clarifions une chose : le Québec n’a jamais eu le pouvoir à Ottawa. Il ne l’a pas. Il ne l’aura jamais. Cet État est contrôlé par une autre nation. Le soi-disant french power n’est que poudre aux yeux. Certains dirigeants du Canada ont beau à l’occasion venir du Québec, leurs actions et décisions seront toujours soumises, à juste titre d’ailleurs, à la loi de la majorité canadian. La nation québécoise sera toujours à la merci des choix que la majorité va nous imposer.

Le seul Parlement où la nation québécoise occupe cent pour cent des sièges, c’est l’Assemblée nationale. On ne compte plus les motions adoptées à l’unanimité par notre Assemblée nationale, qu’on ne daignera même pas discuter à la Chambre des communes.

Si « former une nation » a un sens, le Parlement qui représente à cent pour cent cette nation devrait pouvoir ne pas subir de lois dont il ne veut pas, comme la Loi sur les mesures d’urgence unanimes rejetée par Québec et pouvoir adopter cent pour cent de ses lois sans craindre qu’elles ne soient charcutées par les tribunaux d’un ordre constitutionnel qu’il n’a jamais signé, comme la Charte de la langue française l’a été. Il devrait aussi pouvoir cesser de craindre que ses choix démocratiques comme la loi 21 ne soient l’objet d’une contestation financée par un État où il ne représente qu’une minorité.

Il devrait pouvoir opter pour ses propres politiques, celles qui reflètent ses valeurs et intérêts, en matière de culture, de justice, de solidarité sociale, d’environnement, d’énergie, de relations internationales, d’accords commerciaux.

Quand l’Assemblée nationale vote, par exemple, unanimement en faveur de la hausse des transferts en santé, elle ne devrait pas supplier constamment un Parlement où le Québec ne représente que 22 pour cent des sièges de daigner lui renvoyer une partie des impôts que nous payons.

Être une minorité, de plus en plus minoritaire de surcroît, dans un régime étranger nous condamne à gaspiller notre potentiel et nous contraint à d’éternels compromis ridicules. Et ces compromis deviendront compromissions à mesure que notre poids sera de plus en plus négligeable. C’est notre seul destin au sein du Canada.

Le régime nous prive chaque jour davantage des moyens de décider par nous-mêmes de ce que nous voulons pour nous-mêmes. Et ce régime est irréformable.

Est-il préférable d’être 100 pour cent de soi-même, ou 22 pour cent de quelqu’un d’autre ? Une majorité ou une minorité ?

Nous voulons l’indépendance du Québec parce que le Canada n’est pas notre pays. Ses choix sont les siens, pas les nôtres. L’indépendance est un enjeu de démocratie. Il existe assurément des pays indépendants où les peuples ne sont pas libres, mais il n’existe aucun peuple qui soit libre sans son indépendance.

Une nation à qui on enlève ses outils politiques est une collectivité neutralisée, condamnée à l’impuissance.

Nous devons quitter, sans rancœur, l’État canadien parce qu’il n’est pas le nôtre. Nous ne sommes pas chez nous dans le Canada et dans ses institutions. Nous en avons assez de voir l’État canadien saper nos choix démocratiques au nom d’un régime constitutionnel qui nous a été imposé, nous en avons assez de vivre avec des choix de société qui ne sont pas les nôtres, des choix qui souvent même sont contraires à ceux que nous voudrions faire en pleine liberté.

La véritable histoire du Québec débutera par le parachèvement de notre pays à nous, français, laïque, juste, humain, fondamentalement libre, celui où nous n’aurons aucune permission à demander à quiconque pour faire les choix qui sont les plus conformes à nos valeurs et intérêts fondamentaux, la République du Québec.

Merci.

 


1 Ce fut le cas, à Saint-Hyacinthe, de la distillerie Noroi et de l’entreprise en agroalimentaire Jefo, qui ont collaboré pour concevoir le Sanitagel. D’abord distribué dans les résidences pour aînés pendant la pénurie de Purell, le Sanitagel a ensuite été commercialisé.

2 Jacques Parizeau, Une bouteille à la mer ? Le Québec et la mondialisation, Montréal, VLB Éditeur, 1998.

3 Le dimanche 26 avril 1970, neuf camions blindés de la firme de sécurité Brink’s, escortés par une trentaine d’agents armés, ont quitté le bâtiment de la Royal Trust à Montréal pour déménager à Toronto des milliers de certificats en valeurs mobilières. Le fait que des journalistes aient été avertis et que les camions auraient pu tout bonnement se stationner dans les souterrains ne fait aucun doute sur le fait qu’il s’agissait d’une opération médiatique. Détail important : l’élection provinciale, la première où le Parti québécois participait, avait lieu trois jours après. Il fallait donc marquer l’imaginaire collectif en « démontrant » que l’option indépendantiste représentait purement et simplement la ruine.

4 Pis encore, pour les indépendantistes, il fallait détruire le caractère indispensable du partenariat économique postindépendance avec le Canada. En 1980, P.E. Trudeau avait affirmé qu’il refuserait de négocier une quelconque association avec le Québec en cas de victoire du Oui au référendum. Par le libre-échange, Parizeau préparait donc, en quelque sorte, sa question « dure » de 1995 – laquelle affirmait le caractère exécutoire du référendum, soit que le Québec deviendrait indépendant même en cas d’échec des négociations avec le Canada.

5 Dan Ben-David, « Equalizing Exchange: Trade Liberalization and Income Convergenge », Quarterly Journal of Economics, vol. 108, n° 3, 1993. Ha-Joon Chang, « The Economic Theory of the Developmental State », dans : Meredith Woo-Cumings (dir.), The Developmental State, Ithaca, Cornell University Press, 1999.

6 Ali Laidi, Histoire mondiale de la guerre économique, Paris, Tempus, 2020. [2016]

7 Contrairement à ce que prophétisait Strobe Talbott, secrétaire d’État sous Bill Clinton. « In fact I›ll bet that within the next hundred years […], nationhood as we know it will be obsolete; all states will recognize a single, global authority. A phrase briefly fashionable in the mid-20th century — “citizen of the world” — will have assumed real meaning by the end of the 21st. », Strobe Talbott, « The Birth of the Global Nation », Time Magazine, 20 juillet 1992.

8 Stéphane Paquin, « L’affirmation des États fédérés dans les négociations commerciales internationales : le cas de l’Accord entre le Canada et l’Union européenne », Revue internationale de politique comparée, 2020/1 (Vol. 27), p. 141-166.

9 « Le ministre des Affaires étrangères du Canada, Pierre Pettigrew, relègue aux oubliettes la doctrine Gérin-Lajoie, la pierre d’assise des relations internationales du Québec depuis 40 ans, qu’il juge dépassée. En cette ère de mondialisation, il importe plus que jamais que le Canada parle d’une seule voix sur la scène internationale. […] Le premier ministre Jean Charest ambitionne d’élargir le rayonnement du Québec à l’étranger en s’appuyant sur la doctrine Gérin-Lajoie. » Robert Dutrizac, « Le Canada doit parler d’une seule voix », Le Devoir, 2 septembre 2005.

10 Le ministre libéral fédéral Marcel Massé le disait avec une candeur déconcertante : « Quand Bouchard va devoir couper, nous, à Ottawa, nous pourrons démontrer que nous avons les moyens de préserver l’avenir des programmes sociaux ». Le calcul politique était fort simple : les coupures imposées aux provinces forceraient le Québec à couper à son tour, et Ottawa ferait figure de gouvernement à la fois efficace et compatissant. La dépendance du Québec s’en trouverait accrue, si bien qu’Ottawa aurait bien d’autres exemples à donner de ses indispensables largesses que les « pensions de vieillesse » qui avaient été au cœur du référendum de 1980. Le fameux « déséquilibre fiscal », qui a défrayé la chronique pendant de nombreuses années avant l’élection de Stephen Harper en 2006, n’était donc pas une erreur de parcours, mais une politique sciemment appliquée. En 1997, alors qu’il était député progressiste-conservateur à Ottawa, Jean Charest affirma le contraire de ce qu’il répétera ad nauseam pendant ses années à Québec : « Oubliez Lucien Bouchard et Jean Rochon. Le véritable responsable des fermetures d’hôpitaux et de la détérioration des soins de santé s’appelle Jean Chrétien. » Entre 1993 et 2001, le pourcentage des chômeurs qui ont eu droit à des prestations est passé de 65 à 49 %. Pour compenser, entre 1990 et 1997, le Québec a eu à assumer 845 millions de dollars, normalement versés par Ottawa. Joseph Facal, Le déclin du fédéralisme canadien, Montréal, VLB Éditeur, 2001.

11 « L’ambassadeur du Canada à Mexico nie avoir saboté le voyage de Lucien Bouchard », Radio-Canada.ca, 1er décembre ٢٠٠٠.

 

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