L’indépendance des médias : mythe ou réalité ?

Habituellement, ce sont les organisations de gauche qui contestent l’indépendance des médias qu’ils accusent de biaiser l’information en faveur de la classe dominante. Or, paradoxalement, le gouvernement du Québec s’interroge aujourd’hui sur les effets de la propriété des médias sur le fonctionnement de la démocratie en accréditant en quelque sorte la théorie marxiste sur le contrôle des moyens de diffusion.

Au Québec, cette critique du rôle des médias au service de l’ordre établi était dans le passé surtout l’apanage des souverainistes qui rendaient les médias responsables des faibles progrès de leur option dans l’opinion publique puisqu’aucun organe de presse n’était favorable à l’indépendance du Québec. Les politiciens fédéralistes pour leur part reprochaient eux aussi aux médias les progrès de l’idée d’indépendance dans l’opinion publique ce qui a amené le premier ministre canadien, Pierre Trudeau, à menacer de fermer Radio-Canada et à ne diffuser sur ses ondes que des émissions sur les vases chinois. De même, Jean Chrétien se plaignait régulièrement de sa faible visibilité à la télévision alors qu’il était le politicien canadien le plus couvert dans les nouvelles télévisées.

Ces premiers ministres ne se gênaient pas pour affirmer que le mandat de la télévision publique était de favoriser l’unité canadienne et que l’information télévisée devait être mobilisée à cette fin. Le chef de cabinet du premier ministre canadien, Jean Pelletier, est allé jusqu’à déclarer que le rôle des journalistes de la presse était d’aider la cause des fédéralistes[1]. Des propriétaires de journaux comme Conrad Black ou Roger D. Landry partageaient ce point de vue. Ce dernier déclarait : « Je ne connais aucun média au Canada anglais qui s’évertue à être juste et équitable envers les péquistes. C’est correct, c’est compréhensible[2] ». Conrad Black, lorsqu’il était propriétaire du plus puissant holding de presse au Canada, ne cachait pas non plus son intention d’utiliser ses immenses ressources pour influencer la vie politique canadienne. C’est dans ce but qu’il a fondé The National Post en 1998.

Le manque d’indépendance des médias est donc au cœur du débat politique au Canada et sert d’argument aux partis pour expliquer les aléas de leur performance politique selon la logique « C’est la faute aux médias ». De façon implicite, on semble donc admettre que l’indépendance des médias est une lubie, une illusion et que les journalistes sont asservis aux choix partisans de ceux qui les emploient. La démarche actuelle du gouvernement du Québec accrédite donc la thèse « Dis-moi qui te paie et je te dirai comment tu penses ».

Cette logique est encore plus paradoxale lorsque les journalistes, sans doute en toute indépendance d’esprit, font échos aux thèses gouvernementales et reprennent en cœur la question de l’indépendance journalistique qui serait menacée parce qu’un propriétaire de médias accéderait à la députation et possiblement à des fonctions dirigeantes. Pourtant cette situation n’est pas nouvelle dans la mesure. Il n’y a pas si longtemps, la presse était ouvertement partisane et des directeurs de journaux siégeaient comme représentant du peuple. Pensons à Henri Bourassa ou à T D Bouchard, qui fut propriétaire du Clairon de St-Hyacinthe tout en étant ministre libéral à deux reprises et chef de l’opposition officielle de 1936 à 1939. Pourquoi ce qui était normal hier devient-il problématique aujourd’hui ? Pourquoi le contrôle des médias par des intérêts fédéralistes était-il acceptable alors qu’il devient une atteinte à la démocratie lorsqu’un propriétaire s’identifie comme souverainiste ? Comment distinguer le vrai du faux sur les effets de la propriété des entreprises de presse sur la production de l’information ?

Qu’en pensent les spécialistes des médias

Le problème soulevé par la motion de la Coalition avenir Québec n’est pas nouveau et s’est posé dès l’apparition des médias de masse comme la radio dans les années trente. La thèse des effets directs et massifs des médias sur l’opinion publique s’est imposée surtout après la montée fulgurante au pouvoir des partis fascistes en Europe. Cette question a aussi préoccupé les spécialistes des médias aux États-Unis où la concentration de la presse a suscité des craintes pour la vie démocratique. On pensait alors que les nouveaux médias généraient des effets directs sur l’opinion publique et que cela pouvait menacer la démocratie puisque ceux qui contrôlaient les médias pouvaient s’en servir à des fins personnelles et manipuler les résultats électoraux[3].

Mais ces craintes furent contredites par les travaux des sociologues américains qui par des enquêtes montrèrent que les médias au lieu d’avoir un impact direct et massif avaient plutôt des effets indirects et homéopathiques. Les recherches menées par Katzs et Lazarsfeld produisirent des conclusions moins dramatiques sur le rôle des médias dans le processus de persuasion. Dans leur ouvrage intitulé Personal Influence publié en 1955, ils ont montré que le rôle des médias n’est pas de dire aux gens ce qu’ils doivent penser ou croire, mais ce sur quoi ils doivent réfléchir. L’effet de persuasion ne résulterait pas du contact direct avec l’information, mais d’un processus de médiation selon lequel la persuasion s’effectuerait à travers un réseau d’influence interpersonnelle. L’influence des médias ne serait donc pas directe. Il y aurait deux étapes dans le processus de persuasion : d’abord un transfert d’informations des médias vers les personnes influentes ; ensuite un transfert d’influence de celles-ci vers le grand public.

Il y a donc un système de relais qui sert à l’interprétation et à l’acceptation du message. L’influence réelle reviendrait aux leaders d’opinion dispersés à travers les multiples groupes d’appartenance. La clé de l’influence ne serait donc pas la propriété des médias, mais le bouche-à-oreille. Les citoyens seraient surtout influencés par des personnes avec lesquelles elles sont en contact fréquent et qui possèdent les mêmes attributs sociologiques[4].

Cette théorie serait moins pertinente aujourd’hui où les relations sociales régressent avec le règne de l’individualisme[5]. Shanto Iyengar et Donald Kinder ont relativisé la thèse des effets minimaux soutenue par leurs prédécesseurs. Ils ont démontré que les informations télévisées pouvaient influencer les perceptions politiques des citoyens. À partir d’une série d’expériences de recherche en laboratoire, ils ont identifié trois effets sur les opinions. Il y a l’effet d’amorce ou le « priming » qui affecte ce qui nous vient en premier en tête lorsque nous pensons à un sujet ou que nous avons à porter un jugement sur un problème ; l’effet du cadrage : les médias nous disent comment penser à quelque chose, quels critères utiliser pour évaluer une situation ou une personnalité ; et enfin l’effet d’agenda-setting. Plus les médias accordent de l’importance à un enjeu, plus les citoyens y accorderont de l’attention et le considèreront comme prioritaire. Les médias sélectionnent l’information en fonction de ce qu’ils estiment être l’intérêt public, ils la hiérarchisent et structurent ainsi la perception de l’opinion publique. Ces chercheurs ont aussi observé que l’influence de l’agenda-setting varie selon les niveaux d’éducation, les gens les moins éduqués seraient plus sensibles aux effets des médias que les gens fortement scolarisés qui ont accès à une diversité de sources d’information.

John Zaller s’est intéressé à la question de la formation des préférences politiques[6]. Il rejette d’abord l’idée selon laquelle les individus n’ont qu’un seul point de vue ou opinion sur un enjeu et conteste la définition instrumentale de l’opinion publique qui a prévalu dans les décennies antérieures. Il montre plutôt que les opinions sont changeantes et que pour comprendre leur formation il est nécessaire de prendre en compte la manière dont cette opinion s’informe, se transforme au contact des autres, évolue en permanence. L’opinion publique ne peut plus être pensée comme la simple juxtaposition d’énoncés d’opinions individuelles, préformées et figées, elle résulte d’une confrontation de nature politique, d’un processus de discussion et de délibération. Zaller construit un modèle « top-down » pour expliquer la formation des préférences. Selon lui, c’est le débat entre les élites qui formate l’opinion publique. Les préférences des citoyens sont conditionnées par l’environnement informationnel. Dès lors, peu importe qui possède les médias, ce qui compte c’est la pluralité des médias et la concurrence qu’ils entretiennent parce qu’ils permettent la discussion et la délibération.

La littérature traitant de l’influence de la propriété des médias sur la formation des opinions n’arrive pas à des conclusions tranchées et définitives et aucune étude à notre connaissance ne valide la thèse des effets directs et déterminants. Au mieux, on reconnaît des effets indirects plus ou moins significatifs qui varient en intensité dans le temps selon une conjonction de facteurs divers.

La propriété des médias n’est pas pour autant une variable négligeable. Elle exerce un pouvoir structurant par la désignation des dirigeants des entreprises de presse, elle conditionne les orientations éditoriales, elle permet de contrôler la sélection de l’information. Mais cette influence n’est pas absolue, elle est encadrée par d’autres facteurs comme la concurrence sur le marché de l’information qui entraîne le phénomène de l’homogénéisation de la couverture de presse bien documenté par Jean Charron[7] qui a montré que dans leur pratique quotidienne les journalistes ont tendance à s’autocontrôler et à s’influencer mutuellement pour éviter les erreurs de faits ou d’interprétation. La syndicalisation et le professionnalisme des journalistes sont aussi d’autres facteurs qui limitent l’influence des propriétaires. Les journalistes ne sont pas les porte-voix des propriétaires de leur entreprise. Ils obéissent à des normes professionnelles et sont protégés par des conventions collectives.

Et que disent les faits

Si la propriété des médias exerçait une influence indue, cela devrait se traduire dans le traitement de l’information qui devrait alors être orienté en fonction des allégeances des propriétaires. Cette préférence ne devrait-elle pas être la plus évidente en période électorale qui est le moment privilégié de la vie démocratique où le citoyen est roi ?

Nous disposons au Québec de plusieurs études empiriques sur le traitement médiatique des campagnes électorales, réalisées tant à l’occasion des élections fédérales que québécoises, qui peuvent nous aider à faire la part des choses entre le mythe et la réalité[8].

L’analyse de contenu des nouvelles diffusées par les principales chaînes en campagne électorale repose sur plusieurs indicateurs quantitatifs comme le nombre et la durée des nouvelles consacrées aux partis, le rang de ces nouvelles, le traitement des chefs, etc. Ces études montrent que les médias se différencient peu les uns des autres dans leur couverture, qu’ils ont tendance à donner une prime de visibilité au parti gouvernemental soit dans le nombre de nouvelles, soit dans le rang d’apparition de ces nouvelles, paraître dans les premiers rangs étant un indice de l’importance qu’un diffuseur accorde à une nouvelle. Le positionnement est aussi un facteur qui influence la perception du téléspectateur. Enfin nous avons observé qu’il n’y a pas de déséquilibre significatif quant à la présence les chefs dans les nouvelles, le chef du parti gouvernemental jouissant là aussi d’une petite prime de visibilité. S’il n’y a pas de différence dans le traitement de l’information par les chaînes francophones, il faut toutefois noter que les chaînes anglophones divergent dans leur couverture en s’intéressant beaucoup moins au Parti québécois ou au Bloc québécois ainsi qu’aux tiers partis québécois que les chaînes francophones tout simplement parce que leur marché n’est pas le même et qu’une entreprise médiatique est avant tout à l’écoute de son marché. Le facteur linguistique a donc plus d’influence dans le traitement de l’information que le facteur de propriété puisque les chaînes francophones produisent une couverture qui se ressemble. On peut donc tirer une conclusion générale de ces nombreuses recherches : en campagne électorale, le traitement de l’information n’est pas biaisé par la propriété des chaînes, les journalistes obéissent aux normes professionnelles et sont indépendants dans leur couverture.

Qu’en est-il en temps normal, en dehors des campagnes électorales ?

Dans une autre étude[9], nous avons aussi observé ce même clivage linguistique dans le traitement de l’information. Alors qu’il y a une forte similitude dans la couverture de la politique fédérale par SRC, CBC et TVA, les trois chaînes donnant un net avantage au parti gouvernemental sur les partis d’opposition, il en va autrement toutefois lorsqu’il s’agit de la politique québécoise. CBC, contrairement à la pratique habituelle, donne plus de visibilité au Parti libéral du Québec, qui était dans l’opposition en 1999 au moment de l’étude, qu’au parti gouvernemental. Ce parti pris qu’on pourrait qualifier de « fédéraliste » se manifestait aussi sur la scène fédérale à l’endroit du Bloc québécois qui était ignoré par la chaîne anglophone alors que les chaînes francophones donnaient un traitement équitable au Reform Party. Nous pouvons donc conclure que c’est la langue du diffuseur qui est le facteur le plus significatif influençant la couverture de l’actualité politique fédérale et provinciale et que la propriété des chaînes n’a pas d’incidence directe sur le traitement de l’information si ce n’est l’intérêt pour maintenir leurs parts du marché. Ce qui compte pour un propriétaire et là où s’exerce son pouvoir c’est le maintien du taux de profit de son entreprise, le contenu de l’information n’étant qu’une variable parmi d’autres, celle-ci n’arrivant sans doute pas en tête de liste des préoccupations de l’actionnaire principal.

Conclusion

Compte tenu de ce que l’ont sait de l’influence des médias sur la formation de l’opinion publique et des analyses empiriques du traitement de l’information politique, on doit conclure que la propriété des médias n’a pas d’influence déterminante sur les choix individuels et collectifs. Dès lors, l’Assemblée nationale n’est-elle pas en train d’instruire un faux procès motivé par des raisons partisanes ? Il s’agit plus d’utiliser le pouvoir de la loi pour entraver un adversaire politique que de protéger la démocratie. N’est-ce pas là une forme de perversion de la démocratie ? Il s’agit d’une atteinte aux droits fondamentaux des individus puisqu’on est en train d’instaurer un régime d’exception qui prive certains citoyens du droit fondamental de se faire élire. Si les députés adoptaient une loi invalidant la candidature des propriétaires de médias, on introduirait alors un critère d’éligibilité qui n’est pas dans la loi et qui met en cause le principe de l’égalité des citoyens devant la loi.

 


 

[1]Voir The Globe and Mail, 8 janvier 1999.

[2]Voir La Presse, 5 mars 1997.

[3]Voir Jean-Noel Kapferer, Les chemins de la persuasion

[4]Jean-Noël Kapferer, Les chemins de la persuasion, Paris, Dunod, 1984.

[5]Voir Robert Putnam, Bowling Alone. New York, Simon et Schuster, 2000.

[6]John Zaller, The Nature and Origins of Mass Opinion, Cambridge University Press, 1992.

[7]Voir La production de l’actualité. Montréal, Boréal, 1994.

[8]Voir Denis Monière, « L’information télévisée est-elle biaisée en campagne électorale » Recherches sociographiques, vol XXX, no 1, 1994. Denis Monière et Jean H Guay, La bataille du Québec : les élections fédérales de 1993, Montréal, Fides, 1994 ; La bataille du Québec : les élections québécoises de 1994 ,Montréal, Fides, 1995.

[9]Voir Denis Monière et Julie Fortier, Radioscopie de l’information télévisée au Canada, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2000.