L’indépendantisme et les élections

En fait de gouvernement, l’incapacité est une trahison.
– René de Chateaubriand[1]

Les humains en multitude forment une personne une quand ils sont représentés…
– Thomas Hobbes[2]

Au Québec, le partisan de l’indépendance entretient avec les élections et la politique une relation singulièrement problématique, embarrassée, pour ne pas dire tordue. La dernière campagne électorale pour le scrutin du 4 septembre 2012 a commencé à mettre à nu, par effet de contraste, cette relation complexée, du fait que des joueurs nouvellement en lice entreprennent de s’en décoincer.

De l’incapacité consentie

Cette relation s’est pour ainsi dire barrée au milieu des années 1970, quand le tandem Claude Morin et René Lévesque a introduit le référendum dans l’approche du Parti québécois. Depuis, tout se passe, au fond, comme si la cause que défend l’indépendantiste était une intruse dans le jeu électoral et qu’il devait s’en dépouiller quand il gravit les marches de l’Assemblée nationale ou dès qu’il y aspire. Comme si visée d’indépendance et quête du pouvoir se repoussaient tels deux pôles magnétiques de même signe. La forme dominante d’indépendantisme que l’histoire nous a donnée, le «péquisme», ressemble finalement à un élastique: bandé loin du pouvoir, débandant à son approche.

Mais l’incapacité jamais ne procurera l’indépendance. Pourtant, c’est ce qu’on offre aux Québécois depuis près de quarante ans. C’est sous cette forme incapable que notre mouvement moderne d’indépendance s’est inscrit dans l’histoire avec le parti de René Lévesque et sa conversion au culte du référendum. Au lieu de considérer le Parlement des Québécois comme le levier légitime et direct de l’indépendance, on a soustrait la question nationale à l’autorité de notre assemblée législative.

Hormis permission référendaire, direz-vous. Mais justement, ce recours extraparlementaire, en lequel consiste le référendum, est en lui-même la négation dont je parle, le refus de reconnaître l’Assemblée nationale comme seule autorisée à faire l’indépendance. Cette autorité est d’ailleurs si peu effaçable que même dans l’éventualité d’une victoire référendaire du oui, seule l’Assemblée nationale serait habilitée à faire l’indépendance — et pourrait parfaitement ne pas la faire d’ailleurs; de la même façon qu’elle est maître de la faire sans aval référendaire. C’est aux représentants du peuple que revient le droit de décider de l’indépendance, qu’ils aient été élus par 30%, 40%, 50%, 60% ou 70% des voix n’a rien à voir avec leur droit, leur autorité ou leur légitimité. Parce que les députés de quelque parti que ce soit recueillent une partie seulement des suffrages ne fait pas d’eux des représentants partiels, ni de leurs décisions prises en assemblée des actes plus ou moins légaux.

Aussi ineffaçable que soit cette autorité, ses détenteurs, les élus, peuvent toutefois ne pas se la reconnaître, s’en défausser, refuser de l’utiliser, n’y rien comprendre. C’est ce qui s’est passé et se passe toujours, pour le malheur de notre mouvement d’émancipation politique. L’élite souverainiste agit comme si les Québécois étaient une masse infrapolitique, une population nationale certes, mais non une volonté incarnée dans ses représentants, comme si nous étions sans représentation propre et donc sans unité politique. Il se trouve que nous disposons d’un Parlement, c’est-à-dire de représentants réunis en corps législatif, chose qui nous constitue en unité politique ou, ce qui veut dire la même chose, en personne ou volonté une. On a mal saisi cela au début et le Part québécois nouvellement créé s’est satisfait de ce manque de clarté, largement imputable chez nous à notre sujétion canadienne — car le Canada, lui, nous représente sans se gêner en tant que Canadiens (français). On s’est donc vite mis à chercher l’unité politique de la nation comme condition de l’indépendance alors que cette unité est tout entière dans l’autorité de ses représentants et cette indépendance tout entière dans leur volonté, pour peu qu’ils osent se prononcer. Il faut que les représentants se sachent acteurs de l’indépendance, autorisés à en décider, au lieu de penser que des consultations extérieures priment ou conditionnent leur autorité représentative. Le fait que les Québécois disposent déjà d’un Parlement, le fait qu’ils soient déjà une démocratie représentative constituée (ce qui n’est pas le cas de tous les mouvements de libération nationale dans le monde) fournit la voie royale de leur indépendance étatique.

Avec le renvoi à référendum, le Parti québécois qui porte, même quand il ne le veut pas, le projet d’indépendance, avance toujours affaibli et inconséquent, pour la raison qu’il nie l’autorité législative qu’il sollicite pourtant quand il rivalise pour son obtention dans l’arène électorale. Depuis leur première accession au gouvernement en 1976, est-il un seul moment où nos parlementaires souverainistes se soient perçus comme autorisés à trancher la question nationale? Aucun. Quand les souverainistes élus à Québec se sont-ils comportés en détenteurs d’un mandat d’indépendance? Jamais.

On aime à se laisser caresser plutôt de paroles vibrantes de vacuité sur la souveraineté «trop sérieuse pour être laissée entre les mains des politiciens», «fruit de l’union sacrée de la nation», «affaire de tout un peuple, pas des partis», «engagement de toute une vie, non un plan d’action». C’est beau, mais sans bon sens. Depuis l’introduction du référendum comme étape supposément obligée ou moyen idéal de l’indépendance (ce que ce recours extraparlementaire n’est pas du tout), jamais les souverainistes attitrés n’ont envisagé l’indépendance comme un acte législatif du Parlement et jamais ils n’ont considéré nos représentants, dûment réunis en cette instance démocratique, comme habilités à faire l’indépendance. C’est cela l’incapacité politique. D’autres formules aussi vides et endormeuses que les précédentes la dissimulent et la révèlent en même temps, comme le fameux «enclenchement du processus d’accession à la souveraineté». Pas question de parler clair de «déclaration d’indépendance», sinon en lui collant aussitôt l’épithète infamante d’«unilatérale» — la DUI des épouvantés qui pensent en toute innocence politique que l’indépendance va procéder d’une déclaration bilatérale, d’une DBI, quoi! En vérité, il est parfaitement superfétatoire d’ajouter que l’acte déclaratoire d’indépendance est unilatéral. Toutes les lois de toutes les assemblées législatives du monde sont unilatérales. C’est en vertu de l’autorité (de la souveraineté, pourrait-on dire en toute rigueur de terme) de nos représentants nationaux qu’adviendra notre indépendance nationale, pour peu qu’ils veuillent la déclarer.

Bien sûr, en cas de séparation, le Québec devra négocier avec le Canada pour départager actifs et passifs et ce genre de choses. Mais cela concerne la succession d’État, pas l’indépendance. La négociation aurait lieu entre deux interlocuteurs indépendants, deux États. Ni l’une, ni l’autre partie n’a alors intérêt à ne pas négocier. Si le Canada boude, tant pis pour lui. Ce point-là a été éclairci il y a longtemps et de façon exhaustive par le juriste Jacques Brossard dans L’Accession à la souveraineté et le cas du Québec (Presses de l’Université de Montréal, 1976).

Pourquoi le Parti québécois n’a-t-il pas fait fond sur cette distinction cruciale entre indépendance et succession d’État? L’expert en «relations interprovinciales», le ministre péquiste Claude Morin, n’a cessé de confondre les deux choses pour pouvoir prétendre que l’indépendance ne se déclarait pas, mais se négociait. René Lévesque a avalisé de toute son autorité morale cette fausseté juridique, cette mystification politique, cette erreur historique. Le camp de l’indépendance ne s’est jamais extirpé de cette confusion depuis. Il commence seulement à le faire sur la scène électorale avec le Parti indépendantiste et Option nationale créés justement en réaction à la déresponsabilisation du Parti québécois.

Les statistiques sur la popularité de l’«option» resteront affectées d’un important coefficient d’erreur tant que son incarnation politique sera aussi inconséquente, velléitaire, à côté de la plaque, au fond défaitiste, en somme délibérément incapable. Le citoyen exprime ses choix politiques dans les sondages en fonction non seulement des idées, mais aussi des personnes qui les portent publiquement et de leurs chances réelles de peser sur le cours des choses. Plein de citoyens se détournent de l’indépendance tout simplement parce que l’offre politique en est trop faible, parce que les gens qui la portent ne sont pas à la hauteur: soit que ces porteurs la mettent comme honteusement de côté quand ils briguent le pouvoir, soit qu’ils n’ont pas l’air d’y croire eux-mêmes, soit qu’ils s’embrouillent quand l’ennemi canadien hurle à l’illégitimité, soit qu’ils renvoient la question aux citoyens eux-mêmes comme si les représentants pouvaient, comme ça, se décharger de leur mandat dans les mains des représentés.

Cette incapacité de fond, transformée en vertu dans le credo péquiste, s’est traduite au fil du temps par de multiples reculades particulières. Le «on ne peut pas faire l’indépendance sans référendum» s’est vite accompagné de prétendues impuissances dont voici un rappel partiel: «on ne peut pas utiliser les fonds publics pour promouvoir la souveraineté, vu qu’on gouverne pour tout le monde y compris les fédéralistes», «on ne peut pas renforcer la loi 101 parce que ça va être contesté devant les tribunaux canadiens», «on ne peut pas se séparer du Canada parce que la Constitution ne le permet pas», «on ne peut pas mieux contrôler l’immigration parce qu’on donnerait raison aux fédéralistes invoquant contre nous l’ouverture multiculturelle», «on ne peut pas être indépendant politiquement sans l’être économiquement, il faut d’abord réduire le déficit public à zéro». Et ainsi de suite. Ces renonciations secondes découlent de la renonciation première à représenter. Voilà l’origine de notre espèce de collapsus prolongé. On prétend gérer un impossible paradoxe: solliciter le pouvoir représentatif sous les couleurs de l’indépendance en déniant à ce pouvoir le droit de la faire. Et en attendant «la prochaine fois», on se tricote des excuses (si justement appelées aussi «défaites»): impréparation populaire, défaveurs de conjoncture, rétorsion anticipée de l’adversaire, reconnaissance internationale impossible…

C’est de cette anormalité qu’on est en train de sortir, lentement, mais en connaissance de cause. C’est contre cette procrastination principielle, qui n’a rien à voir avec une intelligence fine des conjonctures, que se sont levés de nouveaux venus comme le Parti indépendantiste et Option nationale.

Démocratie directe, forme supérieure de démocratie?

On croit parfois que le référendum est supérieur à l’élection comme forme de démocratie. À la démocratie représentative, indirecte, on oppose favorablement la «démocratie directe», sous laquelle on subsume le référendum. Sur cette base, des militants, pendant les élections, ont pu reprocher à Pauline Marois de préférer l’élection au référendum et de ne viser que le pouvoir. Mais c’est avoir tout faux.

La démocratie directe en effet est une vue de l’esprit dans laquelle le pouvoir disparaît, une thèse non pas démocratique, mais anarchiste. La démocratie n’élimine pas le pouvoir, elle le confie à des représentants qui doivent l’exercer, non s’en dessaisir. Le pouvoir n’est pas le pouvoir si tout le monde l’exerce, car sur qui s’exerce-t-il alors? La démocratie est une forme de pouvoir politique, non sa négation ou son élimination tendancielle. Et cette forme de pouvoir se caractérise par le fait que ce sont les représentants élus du peuple qui l’exercent (plutôt que des non-élus, héritiers, rois, dictateurs, usurpateurs). Le peuple confie ce pouvoir à ses représentants. Du coup, il incombe à ces derniers de décider des lois et de gouverner à la place et au nom du peuple. Sa décision à lui, l’électeur la prend quand il vote pour le candidat de son choix et il s’attend bien entendu à ce que ce candidat assume ses responsabilités d’élu le cas échéant, non qu’il s’en défausse en argüant qu’il n’a pas droit au pouvoir qu’on lui confie à sa demande! La décision d’indépendance revient totalement à nos représentants à Québec.

Ni la rue, ni le référendum, ni la «société civile» ne procureront l’indépendance. Ce sont les élus qui la procureront. L’indépendantisme doit donc prendre au sérieux la démocratie représentative et la jouer à fond. La lutte pour l’indépendance est partisane et, comme telle, sera tranchée par l’affrontement des partis sur la scène électorale et parlementaire. Lever le nez sur cet affrontement des partis supposément au profit de mouvements non partisans ou de la démocratie soi-disant directe (référendum, qu’il soit d’initiative populaire ou non), c’est se détourner de l’outil politique décisif que possèdent les Québécois, leur assemblée législative.

Division du vote souverainiste

L’incapacité consentie explique l’échec historique du Parti québécois à réaliser le grand dessin pour lequel tout le monde pense qu’il est conçu — sauf lui-même, on dirait! Elle explique largement aussi la «division du vote souverainiste», dont il a tant été question dans la dernière campagne électorale.

Il est statistiquement démontrable que, le 4 septembre, cette division a fait perdre des circonscriptions au Parti québécois. Mais ce n’est pas depuis ce scrutin qu’il perd des suffrages souverainistes. Bien avant l’apparition d’Option nationale, de Québec solidaire ou du Parti indépendantiste, il ne faisait plus le plein des voix souverainistes. C’est simplement devenu plus contrariant et dangereux pour lui depuis qu’il les perd aux mains de rivaux eux aussi indépendantistes.

Surtout, il faut voir que la déviation référendaire des années 1970 était déjà grosse de la division en question. Comme je viens de le dire, ce recours extraparlementaire institue l’incapacité des députés sur la question nationale. Il fait de l’indépendance une question hors du ressort de la représentation démocratique. Aussi rend-il impossible toute politique indépendantiste conséquente. Comment voulez-vous que cela n’induise pas au sein du parti voué à l’indépendance la critique stratégique permanente? Comment voulez-vous que cela n’incite pas les militants à regarder ailleurs, y compris vers la création de partis alternatifs? Il ne l’a pas volé, le Parti québécois, sa réputation de «masochisme», de parti qui aime à «se tirer dans le pied», à «se chicaner à répétition sur la place publique», à «broyer ses propres chefs». Quand des candidats sollicitent ou détiennent une autorité politique qu’ils minimisent, le doute s’insinue forcément dans la tête de ceux qui la leur confient et, un jour ou l’autre, se lèvent des rivaux qui, eux, prennent au sérieux les élections et leur éventuel mandat de représentation.

Historiquement et stratégiquement, le Parti québécois s’est menotté dans l’incapacité de faire la job. Telle est la raison fondamentale pour laquelle des partis comme le Parti indépendantiste puis Option nationale ont vu le jour. Quant à Québec solidaire, si cette gauche sociale a réussi à augmenter considérablement ses appuis électoraux en mettant l’indépendance dans son programme, c’est aussi parce que le Parti québécois a perdu de sa crédibilité à ce chapitre.

Ce n’est pas à dire que, de René Lévesque à Pauline Marois, on a eu sans discontinué des hypocrites ou des lâches à la tête du Parti québécois. Cela veut dire que sous leur gouverne, ce parti a consenti à son incapacité politique, parlementaire, législative. Des parlementaires désireux de voir un jour advenir le pays du Québec, il y en a eu en masse, mais presque tous se sont convaincus que la décision ne leur appartenait pas. Une fois installé, grâce au truc du référendum, dans l’irresponsabilité représentative sur la question nationale, dans l’impolitique indépendantiste, le parti ouvrait la porte de sa direction au tout-venant. On pouvait se permettre d’avoir des candidats et des chefs d’accord pour une consultation référendaire, surtout reportée sine die, mais très tièdes à l’idée d’indépendance. Ce n’est pas pour rien si Pierre-Marc Johnson avec son «affirmation nationale» et Lucien Bouchard avec son «déficit zéro, stratégie pour la souveraineté» ont pu se hisser sans guère de difficulté aux commandes du parti et y être considérés comme les hommes de la situation ou même de grands chefs.

Il faut prendre au sérieux la réaction des Canadiens anglais à la récente élection du parti de Pauline Marois. Dans les médias canadiens-anglais, on explique l’agression armée planifiée, mais manquée contre Mme Marois le soir de sa victoire électorale par «l’intégrisme linguistique» du Parti québécois qui veut renforcer la «loi 101», par la menace que fait peser sur la communauté anglaise la séparation du Québec et autre raison de ce genre. Autrement dit, on justifie l’attentat (ma phrase pourrait s’arrêter là!), dans sa motivation si ce n’est dans sa forme, par le fait que le Parti québécois EST le parti de l’indépendance, le parti d’un nouvel État-nation qui contient par essence la réduction des Canadiens anglais en sol québécois au statut de véritable minorité, alors qu’ils sont, dans le cadre canadien actuel, partie de la majorité nationale. Si on remonte plus loin dans le temps, on constate aussi que les moments où le Parti québécois a été au pouvoir depuis 1976, un nombre considérable de Canadiens anglais et assimilés ont «voté avec leurs pieds» en quittant le Québec pour le Canada, parce qu’ils refusent la «French rule» et ne veulent pas se voir coupés de leur pays. Les ressortissants nationaux de l’État dont on se séparerait tiennent donc le Parti québécois pour le parti de l’indépendance. Et ça paraît quand ils votent. Ils ne sont pas fous au point de considérer leur réflexe national comme une… folie. Mais la duplicité du Parti québécois, parti de l’indépendance qui se refuse à l’être, fait que notre réflexe national à nous a l’air un peu fou de s’en remettre encore à lui. Et ça paraît aussi quand on vote. La division du vote souverainiste puis la multiplication des partis indépendantistes sont une conséquence de cette longue duplicité.

Qu’est-ce qu’un référendum?

Un référendum n’est pas un idéal, ni une norme, ni une obligation, mais un choix politique, pour la raison fondamentale que c’est un moyen du pouvoir. C’est en tant que tel, moyen facultatif du pouvoir, qu’on doit en juger, et non d’après le principe stratosphérique selon lequel la démocratie serait, par exemple, l’expression des citoyens ou le règne de la délibération.

Au Québec, le recours référendaire a été introduit non par souci de démocratie, ni même comme moyen de faire l’indépendance, bien qu’on le dît volontiers, mais pour augmenter le bargaining power des élus québécois auprès d’Ottawa, comme l’écrit Morin lui-même (négociation de compétences fédératives supplémentaires ou d’un statut particulier). Dans tous les cas, le référendum n’est jamais qu’un outil du pouvoir.

On ne règle pas la question de savoir si un troisième référendum serait opportun ou non en le prenant comme forme de démocratie supérieure bonne en tout temps et en tout lieu. Si ceux qui appellent le référendum croient se décharger par ce moyen de leur responsabilité, c’est sûr que l’exercice constituera une erreur politique, puisqu’il reposera alors sur une dénégation de responsabilité, un aveu d’incapacité. Si l’Assemblée nationale allait proposer ce référendum pour soi-disant s’acquitter d’une obligation démocratique, elle nierait par là sa représentativité et, partant, laisserait libre cours à la prétention du Canada de détenir, lui, le pouvoir de décision. Les référendums de 1980 et de 1995 ont reposé sur cette logique démissionnaire et politiquement innocente. Les premiers ministres Pierre-Elliot Trudeau et Jean Chrétien ont ainsi eu beau jeu, primo, d’opposer la représentativité d’Ottawa à celle de Québec et, secundo, de rire de la supposée obligation que créaient ces consultations populaires. Nous pouvions référender tant que nous voulions, ça ne les obligeait en rien, comme Chrétien l’affirma alors crûment et surtout avec raison. La logique de nos référendums est impolitique, infrareprésentative, irresponsable et elle a donné le spectacle d’impuissants installés aux commandes. Depuis presque quarante ans, le mouvement indépendantiste roule sur ce déni de représentation, ce consentement à l’incapacité. On fait semblant ensuite de se demander d’où vient le désintérêt ou le cynisme des citoyens à l’égard de la chose publique! Avant de s’en prendre à la supposée dépolitisation des citoyens ordinaires, on ferait mieux de regarder du côté de la dépolitisation de la cause nationale opérée chez nous par ses meneurs.

Stratégie fondatrice et fondamentale du mouvement indépendantiste

Le mouvement québécois pour l’indépendance a fait, dans les années 1960, le choix stratégique de passer par la représentation démocratique pour atteindre son objectif. Nous allions régler notre grand problème national par la méthode des élections et du parlementarisme que nous pratiquons depuis des lustres. Cette orientation était au principe du Rassemblement pour l’indépendance nationale (RIN), puis du Mouvement souveraineté-association (MSA) et du Parti québécois naissant. Le Front de libération du Québec (FLQ) pour sa part tourna le dos aux élections et au parlementarisme. Il prit le chemin de l’action directe, alors que le recours législatif était loin d’avoir épuisé son potentiel— et il se planta. Historiquement donc, on opta pour la voie électoralo-parlementaire par opposition à la lutte extraparlementaire. L’étape suivante, à laquelle le nom du Parti québécois reste associé, a été de recourir effectivement au parlementarisme, mais en le vidant de son pouvoir de décider de la question nationale! Dans ces portes tournantes, le parti de Pauline Marois nous invite à tourner encore.

C’est bien en tant qu’option électorale que l’indépendance est passée d’aspiration vague à enjeu national à portée de main. Et c’est toujours comme option électorale qu’elle a chance d’aboutir. L’idée que l’indépendance ait pour moyen la démocratie représentative constitue donc la stratégie à la fois fondatrice et fondamentale du mouvement québécois d’émancipation nationale.

Et c’est bien aussi délibérément à l’encontre de cette voie électoralo-parlementaire que l’étape du référendum a été introduite. Claude Morin a réussi en connaissance de cause à faire changer la stratégie initiale des indépendantistes pour celle de l’«étapisme». Ses livres sont remplis de cette histoire. On a tort de ne pas les lire et d’expédier son cas en jetant dans la conversation qu’il a été informateur de police. À partir de ce moment-là, une ambigüité paralysante a saisi le mouvement. Nos leaders ont pu parfois être forts, charismatiques, inspirants, mais, une fois pris, le faux aiguillage emporta tout le train. Ceux qui voyaient l’erreur criaient (dans le désert) qu’il fallait revenir en arrière ou se risquaient à sauter du train (dans la marginalité). Aujourd’hui, cette marginalité a grossi et s’essaye au réaiguillage du mouvement.

Des rivaux électoraux

Le parti de Pauline Marois a beau avoir gagné l’élection, le fait plus significatif est qu’il a failli la perdre et que, dans le créneau de l’indépendance, il recule. Il recule même comme parti national des Québécois. Il aurait pu et dû battre à plate couture le parti du Canada, ce PLQ corrompu et descendu au plus bas de la faveur populaire. Mais comme parti du Québec, le PQ, à force de ne pas vouloir être ce qu’il est, a gaspillé sa crédibilité. Pauline Marois n’a rien changé à ça et les résultats électoraux montrent bien que son parti reste moins populaire que l’«option».

Le souverainisme impolitique est contesté (pour ne pas dire réfuté) depuis belle lurette sur le plan intellectuel. Le nouveau est qu’il l’est désormais sur le vrai théâtre des opérations, celui où l’on rivalise pour le pouvoir. La contestation sur ce terrain démarra il y a quelques années avec le Parti indépendantiste. Elle se poursuit maintenant à plus grande échelle avec Option nationale. Aux élections de 4 septembre, ON, fondée en 2011, a pu présenter des candidats dans la quasi-totalité des circonscriptions (120 sur 125), alors que le PI, fondé en 2008, n’en couvrait qu’une dizaine. Le score d’ON a été faible (pas tout à fait 2 % des voix et aucun élu), mais bien meilleur que celui du PI (0,03%). Au total, ON a récolté 82535 voix, contre un négligeable 1244 voix pour le PI. Si les chaînes de télévision n’avaient pas fermé la porte des débats des chefs à Jean-Martin Aussant, son parti aurait certainement au final fait meilleure figure. De plus, la modification de la carte électorale touchant sa circonscription de Nicolet-Bécancour lui a été défavorable et il aurait sinon peut-être été réélu à l’Assemblée nationale. Mais ces précisions importent relativement peu sur le long terme. L’important est que le péquisme, en fait, soit atteint dans sa substance (dissociation de la politique et de l’indépendance, attentisme référendaire, provincialisme).

Slogan électoral d’ON: «La prochaine fois, c’est maintenant.» Copie presque conforme du slogan du PI: «L’indépendance, c’est maintenant.» Les deux slogans sont des allusions critiques directes au discours de René Lévesque le soir de la défaite référendaire du 20 mai 1980. Le fondateur du PQ avait alors trouvé la formule de circonstance pour consoler un peu les militants du oui réunis au centre Paul-Sauvé: «Si je vous ai bien compris, vous êtes en train de dire: à la prochaine fois.» En 1995, lors du second référendum frauduleusement arraché par le camp du non, Jacques Parizeau, à la tête du même parti, avait lui aussi lancé aux militants désappointés un message de même sens: «Qu’est-ce qu’on fait maintenant? Eh bien, on retrousse ses manches et on recommence.» Sur le coup, Victor-Lévy Beaulieu s’était demandé: «Mais comment recommencer et avec qui?» L’écrivain racontera cela douze ans plus tard en adhérant au Parti indépendantiste, qu’il quittait un an après[3]. Il avait raison de s’interroger et aujourd’hui la réponse à sa question se matérialise.

Le programme d’ON ressemble beaucoup à celui du PI. Plusieurs se sont demandé pourquoi ces deux partis n’ont pas fusionné. Pourquoi d’abord Aussant, au lieu de créer ON, n’a-t-il pas rallié le PI qui existait déjà et contribué de la sorte à l’essor certain de ce dernier, surtout s’il en était devenu chef? Pourquoi le PI, avec un programme aussi ressemblant, n’a-t-il pas mieux réussi et a-t-il même enregistré un score pitoyable?

Le Parti indépendantiste

C’est que le Parti indépendantiste n’allait nulle part, faute de vie démocratique interne normale et de direction crédible, et à cause aussi d’une tangente ethniciste venue faussée l’élan de départ. Ensuite, l’entrée en scène d’Option nationale l’a tout simplement éclipsé. À coup sûr, la direction actuelle avec Michel Lepage est disposée à plus de démocratie, mais elle demeure marquée par l’ethnicisme canadien-français.

Le PI a malheureusement stagné assez tôt pour des raisons, donc, qui ne tiennent pas à son programme, mais essentiellement à sa direction. Ce n’est pas tellement dans son programme d’ailleurs que se remarque ce que j’appelle sa tendance ethniciste, mais dans les interventions publiques de son chef qui, en l’absence de vie démocratique interne, tenaient à peu près lieu de tout. Le parti a fini par fondre la lutte politique pour l’indépendance dans la lutte ethnique pour la différence. Même le mot «québécois» y est devenu suspect, invention supposée d’un nationalisme «abstrait», «civique», voire d’une néologie «multiculturaliste». À la place, on parle de l’identité «canadienne-française» et des menaces que l’immigration fait peser sur elle. L’objectif de se perpétuer s’est mis à l’emporter sur celui de se gouverner. Pourtant, le PI n’avait pas du tout été créé pour mener le combat d’«Hérouxville» ou refaire Le Pen au Québec, mais bien pour donner aux Québécois le «choix électoral de l’indépendance» et mettre enfin «le pouvoir au service des priorités nationales», comme les slogans l’affirmaient au lancement du parti.

À propos de la «nation canadienne-française» qu’invoque la direction actuelle du PI, il faut dire ceci. Sans frontières déterminées, sans gouvernement propre même tronqué, la «nation canadienne-française» est un concept politiquement rétrograde et mystifiant. Impossible en effet d’élever sur cette diaspora sans territoire assignable quelque revendication d’indépendance étatique que ce soit. Historiquement, les Canadiens français du Québec, en devenant Québécois, sont passés d’une perspective ethnique (la survivance) à une perspective politique (le pouvoir national). Et leur assemblée législative les constituait comme unité politique, faisait d’eux un interlocuteur doté de voix et de volonté, une nation ou un peuple (par opposition à une simple population). Le PI refait le chemin à l’envers sous prétexte d’éviter le piège du «nationalisme civique» et du «multiculturalisme». Il oublie qu’entre ces abstractions multiculturalistes ou civiques d’une part et la crispation ethnique d’autre part, il y a le politique, la lutte pour le pouvoir et que c’est là essentiellement que se situe le combat pour l’indépendance. Ce glissement, ce détournement d’objectif, a enlevé au PI toute chance de rallier la population. Car si les Québécois ne se sentent pas d’atomes particulièrement crochus avec les sermonneurs «civiques» de la commission Bouchard-Taylor par exemple, ils n’en ont pas davantage avec les annonceurs de leur disparition ethnique.

Option nationale

Le nouveau parti de Jean-Martin Aussant a rapidement dépassé le PI et, après seulement quelques mois d’existence, ses résultats électoraux sont incomparablement meilleurs. ON est en train de réaliser ce dont rêvait le PI il y a quatre ans: couverture médiatique, chef en vue, implication des artistes, apparition dans les sondages.

Mais, entre les déclarations initiales d’Aussant à la veille de lancer Option nationale et le programme du parti issu du congrès de fondation et plateforme pour l’élection du 4 septembre, il s’est passé quelque chose qui risque d’avoir des conséquences sérieuses.

Avant la création d’ON, Aussant affirmait avec raison que le référendum n’est ni obligatoire ni nécessaire pour accéder à l’indépendance, pas plus que la double majorité (majorité de sièges, plus majorité de voix). Dans son programme actuel (article 1.4), ON soutient plutôt ceci: «Dans un premier mandat, un gouvernement d’Option nationale […] fera en sorte qu’une Constitution du Québec soit écrite […] et […] ultimement entérinée par le biais d’un référendum. Cette Constitution contiendra notamment une déclaration de souveraineté du Québec […]» On voit que les clartés initiales s’estompent. Pour ON, la déclaration d’indépendance ne serait pas préalable au référendum de ratification du projet de Constitution, mais contenue dans ce projet, de sorte que soumettre cette Constitution à une approbation référendaire, c’est y soumettre aussi l’indépendance. Ce faisant, l’exercice, qu’on le veuille ou non, en devient un, non de simple ratification, mais de légitimation et vient remettre en cause le nouvel État: il le suppose même inexistant. C’est un non-sens. Il faut que le nouvel État existe déjà, donc qu’il ait été déclaré (loi d’indépendance), sinon ce référendum sera, de la part de nos représentants, un aveu d’illégitimité, d’incapacité comme en 1980 et 1995. Et, dans son libellé actuel, l’article 1.4 EST une telle rechute dans le vieil étapisme, puisque le projet de Constitution soumis à référendum contiendrait la déclaration d’indépendance[4].

Au PQ, un débat oppose depuis longtemps deux clans référendistes. D’un côté ceux qui veulent un référendum préparé et planifié, y compris déjà quand on est dans l’opposition, de l’autre ceux qui veulent peut-être un référendum, mais indéfini et sine die (en fait, reporté à un moment où, au fond, on n’aurait plus besoin de le préparer puisque les conditions seraient d’elles-mêmes gagnantes!). Des adeptes du référendisme du premier type, déçus par l’«indéfinitude» résolue de la chef péquiste sur la question, ont dû passer à ON et peser sur son orientation. En tout cas, le danger est là et je ne crois pas qu’il y ait de l’avenir pour ON à tolérer ce genre d’obscurités (le PI a un programme plus net sur la question). ON a tout intérêt à renouer avec les prises de position sans ambiguïté qui étaient celles de son futur chef à la veille de la création du parti.

Dernier point, Aussant lui-même, au cours de la campagne électorale, s’est mis à jongler avec le jargon passe-partout du péquisme sur la question de la méthode d’accéder à l’indépendance. Une fois au pouvoir, «on va faire le nécessaire pour voter nos lois, prélever nos impôts, signer nos traités», l’entendions-nous dire. Mais que veut dire «faire le nécessaire»? La même question se posait devant la formule usée des dirigeants péquistes sur «l’enclenchement du processus»d’accession à la souveraineté. Que signifie «enclencher le processus»? Tout ça parce qu’on n’ose pas dire que l’indépendance se déclare, qu’elle est un acte législatif de l’Assemblée nationale. Idem pour la formule floue qu’utilise à répétition la plateforme d’ON en son article 1: «faire en sorte que». Un gouvernement d’Option nationale «fera en sorte que toutes les lois…», «fera en sorte que toutes les taxes…», «fera en sorte que tous les traités…», «fera en sorte que la Constitution…» Que veut donc dire ce «faire en sorte que»? Ce ne sont évidemment pas des formules fausses, mais elles sont trop générales et les précisions qu’elles ne font pas sont justement de celles qu’il faut impérieusement faire.

Sainte-Anne-des-Monts, 22 septembre 2012

 


[1]    Œuvres complètes, Paris, Garnier, 1861, t. 8, p.39 — «Polémique» (30 novembre 1819). La phrase complète est: «Quelques personnes prétendent qu’il y a trahison dans certains hommes [politiques], nous croyons qu’il y a incapacité; cela revient au même: en fait de gouvernement, l’incapacité est une trahison.»

[2]    Léviathan (1651), trad. Gérard Mairet, Paris, Gallimard, 2000, p. 276 – chap. 16: «Des personnes, auteurs et des choses personnifiées».

[3]    Victor-Lévy Beaulieu, «Qu’est-ce qu’on fait maintenant», L’Aut’Journal, n°269, mai 2008.

[4]    Lire «À propos de ‘’Revoir le cadre stratégique’’» (Le Québécois, IV, 3, juin-juillet 2004, p. 12), article dans lequel je mettais en garde contre cette solution boiteuse d’abord imaginée, à ma connaissance, par Robert Laplante.