L’Institut de l’économie positive. Vers les frontières de l’illimitation

Au moment d’écrire ses lignes, en ce Vendredi saint ensoleillé, mais glacial, je termine la lecture de solutions de sortie de crise imaginées par la gauche mondialiste. Je passe d’un reportage sur le dernier sommet de Davos, à La Presse et finalement au Manuel pour une sortie positive de la crise de l’Institut de l’économie positive. Ce dernier propose un guide pratique, solutions non conventionnelles à l’appui, pour sortir de la crise. Au dos du livre, on annonce que le texte est dirigé par Audrey Tcherkoff, une proche de l’éminence grise et influent Jacques Attali, et vice-présidente de la Fondation Positive Planet.

 

Instinctivement, je n’aurais pas été surpris de lire que le philosophe André Moreau y ait collaboré. La répétition fait son travail d’éveiller des images non sollicitées. Mais je réalise rapidement que l’utilisation à outrance du mot « positif » sert des fins autres que jovialistes : en parcourant le livre, on constate qu’il sert aussi à renvoyer vers le négatif toutes ces populations « qui semblent le plus en proie à la tentation de l’impossible repli sur soi et des solutions nationales ». Des solutions positivement impossibles, aurait-on pu ajouter. Positively impossible. Dans une atmosphère du même genre, un texte d’opinion alarmiste de l’IRIS (Institut de recherche et d’informations socioéconomiques) a paru récemment sur le plan de gestion de crise défendu par Québec et ses politiques économiques dans La Presse. Les auteurs de l’IRIS s’indignent que le Québec ne fasse pas comme l’Europe, les États-Unis et « même le Canada » en déployant des politiques budgétaires dites non conventionnelles. On s’indigne que le Québec ait refusé de concurrencer Ottawa dans la course au déficit, qu’il soit « obnubilé par les promesses des nouvelles technologies et de l’intelligence artificielle », qu’il ne se donne pas « les (vrais) moyens de lutter contre le racisme ». Cet appel à singer autrui, à s’abandonner au panurgisme, me rappelle immédiatement Patrick Huard se demandant pourquoi le Québec ne fait pas comme les autres provinces. Qui disait qu’il valait mieux être seul que mal accompagné ?

Au-delà des apparences et des curieux appels au conformisme par des gens et des groupes se proclamant légitimement progressistes, les nombreux effets de toge et sorties de la gauche, sur la question économique en particulier, finissent par se ressembler terriblement, mais n’en finissent plus de nous convaincre de la fuir. On ne pourra leur reprocher leur cohésion, mais on maudira à la fois leur manque d’imagination et de réalisme. Parfois à regret, car le conservatisme mérite bien quelques poussées dans l’arrière-train. Mais la gauche est à bout de souffle, tourmentée, positivement en mode défensif, aux abois. Elle doit se défendre sur son territoire, phénomène assez rare en période postsoixante-huitarde et postcommuniste. Elle est en mode No pasaran.

C’est que personne n’avait prévu la crise sanitaire, et encore moins que celle-ci viendrait remettre en question la marche en avant inéluctable et programmée par ces tenants du progrès illimité. On mobilise ses penseurs, on cherche des explications, des solutions, on cache mal son désarroi dans les médias qui nous sont pourtant majoritairement sympathiques. L’heure est grave : on doit retrouver ce rêve d’un monde sans frontières, ce parc de loisirs perpétuels, cette planète où on circule à souhait, délié des chaines d’appartenances nationales avec comme seuls armes son passeport et sa charte des droits et libertés.

Dans un premier temps, rassemblant leurs idées et cherchant une cohérence (voire une contenance), les disciples d’Attali et l’élite de la gauche internationaliste s’affairent à nous rappeler combien cette crise est en fait une triple crise mondiale : sanitaire, climatique et inégalitaire (ou sociale). Il est effectivement légitime de lier le saccage de notre planète à l’apparition de virus et de catastrophes naturelles menaçantes. Il est tout aussi pertinent d’identifier les classes pauvres, les pays sous-développés (terme honni) comme premières victimes collatérales. On note aussi la faillite de la « gouvernance mondiale » ainsi que « l’échec d’une réponse internationale coordonnée, la politique de désinformation menée par certains états, […] les polémiques autour du rôle de l’OMS ». On hoche la tête devant la jubilation des éléments populistes sur les décombres du multilatéralisme et on approuverait fort probablement Trudeau qui s’indigne de la permanence des frontières, « des lignes dessinées sur des cartes ». Devant le diagnostic accablant, la gauche mondialiste publie des manifestes, se rassemble à Davos au plaisir des complotistes qui s’en excitent jusqu’à se rendre ridicules. On concocte alors un fameux guide pratique de sortie de crise. On attend alors une gauche revigorée accouchant d’un programme imaginatif pour résoudre la triple crise.

Comble du malheur, en parcourant les différents manifestes et écrits depuis le début de la crise sanitaire, on voit surtout une gauche prisonnière du syndrome d’Orphée, coupable de soudainement regarder derrière pour y trouver des solutions que le présent n’offre pas. De ce voyage en arrière, on nous ramène une position inchangée, mais radicale, celle de la mondialisation devant rester bien en selle, dans des nouveaux habits griffés « toujours plus ». Si les penseurs du parti n’étaient pas gênés, on évoquerait Jean Monnet. On nous prévient donc d’entrée de jeu que la mondialisation doit rester virale, les institutions doivent accélérer la transition vers le rêve, le village doit rester « planétaire ».

Ainsi, l’Institut de l’économie positive définit la mondialisation à remettre en marche comme « cette coopération [qui] a transcendé le simple cadre économique pour se tourner vers des enjeux mondiaux critiques, qui dépassent les frontières des intérêts souverains ». Cette coopération sera formalisée par des organismes supranationaux, remplis d’experts et de lobbyistes sachant ce qui est bon pour la planète. Au mépris des États-nations soupçonnés de populisme, au mépris des citoyens dont le vote pèse trop lourd et choisit des gouvernements dont on ne veut pas, on imposera cette coalition d’acteurs non-élus car « les acteurs privés et plus particulièrement les firmes multinationales ont une influence qui s’est considérablement accrue » avec des « organisations non gouvernementales, dont le nombre et les actions sont en forte progression lors des dernières années ».

Ensuite, on milite pour « transformer la notion de progrès », un thème cher à la gauche, vers un réinvestissement dans « L’Économie de la Vie », un secteur où la santé et l’environnement cohabitent (distribution de l’eau, logement, gestion des déchets etc). Avec cette proposition, on admet que la délocalisation de certains secteurs n’est pas souhaitable et que la dépendance à l’étranger n’est pas non plus souhaitable. Que la participation à « la vision d’un monde commun » dépend également d’un soutien local et de la vigueur de ces secteurs économiques sensibles. On veut donc bien des initiatives régionales, mais toujours avec une coordination mondiale, on rêve de ce qu’on appelle un « Life New Deal » qui sera soumis et discuté dans les instances internationales et qui sera mis en action « par le renforcement des institutions de gouvernance mondiale dédiées à la santé », peu importe ce fiasco qu’est l’OMS, sa mission impossible et sa crédibilité en miettes à travers le monde. De plus, on lancera le principe « One Health » qui vise à « renforcer le statut de la santé en tant que bien mondial ». Rien de moins, mais surtout rien de nouveau dans cet appel aux organismes supranationaux. Ces machins, réagissait de Gaulle devant de telles initiatives structurelles.

Par ailleurs, un secteur cher à la gauche et qu’elle a curieusement réussi à s’approprier sans se faire reprocher sa dissonance cognitive, c’est bien entendu l’environnement. Il est rare de lire un plaidoyer gauchiste récent qui ne dénonce pas, souvent avec justesse, la pusillanimité des gouvernements dans leurs efforts de développement durable. On identifie « l’impact de l’homme et de ses activités » comme cause principale de la crise environnementale et on lie la nécessité d’un monde plus vert à la santé humaine.

De cause à effets, l’élevage industriel, les catastrophes naturelles, la destruction d’habitats naturels sont naturellement pointés du doigt. Mais au-delà des constats, on nous explique que tout ceci milite (encore) pour une gouvernance mondiale, prétextant notamment que vents et marées se fichent des frontières. On dénote alors une plus grande sincérité dans l’intention répétée d’effacer les frontières qu’à celle de préserver les terroirs et écosystèmes en leur sein. D’aucuns retrouveraient l’empreinte de l’International socialiste dans cette manie à rêver le supranational. De plus, même dans le livre de recette attalien, on prend bien soin de ne pas cheminer trop loin dans ses propositions écologiques, on refuse les aboutissements où nul grand penseur gauchiste n’aboutirait sans y risquer son certificat de respectabilité. C’est-à-dire qu’on « oublie » d’évoquer le bougisme, le saccage de nos lieux publics, de nos écosystèmes, de nos communautés par des hordes de touristes, de voyageurs en transit, mettant en pièce le Parc Guell ou les canaux de Venise. Saccage qui a cessé avec la crise, entrainant une réflexion chez plusieurs nations et des affolements conséquents à gauche.

Pourtant, non seulement les déplacements humains restent la première cause de la crise environnementale, on se surprend encore à être surpris de lire que « la circulation des hommes et des marchandises favorisent la propagation des pathogènes ». Mais dénoncer les méfaits de l’homme et de ses passages aussi insouciants que répétés, ce serait défier la règle première du progressisme, de la gauche, car il est « interdit d’interdire ». Cette dénonciation appellerait les frontières, les contrôles, la fin de l’inéluctable mouvement vers l’illimitation. Elle obligerait aussi fort probablement plusieurs à nuancer les positions emphatiques sur la régularisation de tous les sans-papiers de la planète. D’ailleurs, les attaliens persistent et signent « il faut également que les états arrêtent de penser qu’ils peuvent contrôler les flux migratoires. C’est une vaine entreprise, vouée à l’échec. Les flux migratoires sont déterminés par des facteurs externes, sur lesquels les pays de destination ont très peu de prise. »

Les frontières devront être abolies, coute que coute, peu importe la triple crise. Non seulement leur disparition permettra la libre circulation sous la bienveillance d’une gouvernance mondiale, elle agira aussi comme un remède expiatoire pour ceux qui s’abritaient derrière ces lignes honnies. Car pour le dire comme le patron du forum économique mondial de Davos, Klaus Schwab :

[…] notre attachement à nos proches se renforce, avec un sentiment d’appréciation renouvelé pour tous ceux que nous aimons, la famille et les amis. Mais il y a un coté sombre à tout cela. Cela déclenche également une montée des sentiments patriotiques et nationalistes, avec des considérations religieuses et ethniques troublantes qui entrent en ligne de compte.

On pourrait croire qu’Attali et Schwab sont larrons en foire. Mes lectures récentes m’indiquent plutôt le contraire. Face au positivisme positif de l’un, on a droit à une surenchère, la proposition de Schwab, « La grande réinitialisation », au Forum économique mondial (WEF), un thème qui a fait bondir les théories du complot et permis de balancer tous les contradicteurs dans le même panier, mais la vraie bataille se joue fort probablement à l’interne.

C’est qu’on rivalise à gauche dans les instances mondiales pour déterminer le champion ultime : celui qui réussira où Morphée a échoué, celui qui ramènera dans l’actualité un projet utopique révolu, celui de faire table rase sur le monde actuel au profit d’une mondialisation durable, pour en finir avec l’hégémonie des nations comme porte étendards de la démocratie, comme accès ultimes à l’universalité, comme protecteurs de la nation et de ses citoyens. Ce champion, serait-ce Schwab qui nous dit sans rigoler « beaucoup d’entre nous se demandent quand les choses reviendront à la normale. Pour faire court, la réponse est : jamais. »? Pourtant, la gauche mondialiste risque de rencontrer les frontières de l’illimitation avant d’avoir pu abolir celles des États-nations. Il faut d’ailleurs lire la déception (et une certaine lucidité) de Jacques Attali face au désir populaire de retour à la normale par suite de la fin de la première vague covidienne. D’où la panique positive.

Devant la remue méninge improductif à gauche, le guide attalien, la réunion de Davos et cet ennuyeux recyclage de vieux rêves cachés sous de nouveaux habits, force est de constater que le mouvement est à court de carburant, c’est-à-dire qu’il reste prisonnier de ses positions historiques et ne parvient ainsi plus à proposer de vraies solutions alternatives. On souhaiterait encore et toujours un monde mondial, une table rase sur le passé des nations, la criminalisation des appartenances et plus simplement un monde débarrassé de gouvernements qui ne lui plaisent pas. On s’agite devant les critiques de la mondialisation accélérée, devant le retour des frontières, devant des citoyens critiquant l’insignifiance des organismes supranationaux et certainement réfractaires au « toujours plus » dans ce domaine. On s’affole devant les nations refusant désormais qu’on leur rétorque que le changement est inéluctable, qu’elles n’y peuvent rien.

La gauche, historiquement porteuse de changement, est désemparée. Pire encore, sa position sombre de plus en plus vers un immobilisme intellectuel, un aveuglement, mais également vers un refus d’innover, vers un manque de courage face à ses démons et ses interdits. Pour le dire comme Alain Finkielkraut dans L’Ingratitude, « innover vraiment serait ralentir, agir contre l’ordre établi, ce serait faire un pas de côté, la subversion et la transgression consisteraient non plus à continuer tête baissée, mais à regarder le paysage, le parti du changement serait celui de la préservation ».

 

 

Sources :

https://www.lapresse.ca/debats/opinions/2021-03-27/budget-du-quebec/variations-sur-le-theme-de-la-resilience.php

https://www.institut-economiepositive.com/

https://www.weforum.org/great-reset

https://youtu.be/du2kCAWZgWc

* L’auteur a occupé des rôles de direction dans des entreprises manufacturières et fait partie de conseils d’administration et de comités d’association de manufacturiers canadiens.

Au moment d’écrire ses lignes, en ce Vendredi saint ensoleillé, mais glacial, je termine la lecture de solutions de sortie de crise imaginées par la gauche mondialiste. Je passe d’un reportage sur le dernier sommet de Davos, à La Presse et finalement au Manuel pour une sortie positive de la crise de l’Institut de l’économie positive. Ce dernier propose un guide pratique, solutions non conventionnelles à l’appui, pour sortir de la crise. Au dos du livre, on annonce que le texte est dirigé par Audrey Tcherkoff, une proche de l’éminence grise et influent Jacques Attali, et vice-présidente de la Fondation Positive Planet.

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