C’est reparti. La guerre des chiffres, les interprétations contradictoires, les passes d’armes par médias interposés, l’inquiétude que même le gouvernement ne peut dissimuler devant les risques d’explosion des coûts et d’embardée financière majeure, le dossier des méga-hôpitaux universitaires devient de plus en plus nauséabond. Un autre comité, secret paraît-il, réunit des ministres, un mandat a été confié à un autre pour tenter de calmer le jeu dans la querelle du partage des spécialités entre Sainte-Justine et le Montreal Children, des éditoriaux, des lignes ouvertes et puis… toujours rien de clair, rien de précis.
Les décisions sont maintenues entend-t-on. Un PPP avec ça ? Et pourquoi pas une autre étude, d’autres budgets de consultants ? À l’évidence, les manœuvres se font en coulisse, le gouvernement cherche une parade. Dans un domaine où la démagogie est reine, l’opacité et le cafouillage qui entourent ce dossier tiennent du pur scandale. Et pourtant, ça continue. Comme en bien d’autres matières dans ce Québec déboussolé, il n’est plus possible de faire prévaloir la moindre rigueur dans le débat. Il n’est même plus possible de l’asseoir sur des bases rationnelles. La décision de construire deux méga-hôpitaux universitaires et de faire deux centres universitaires en pédiatrie est une pure aberration. L’article que nous donnent Lacroix et Sabourin dans le dossier de la présente livraison est accablant : il n’y a pas de critères rationnels qui tiennent pour justifier cette décision.
La démographie, l’économie, l’efficacité administrative, la politique de recherche, les besoins en effectifs médicaux, quel que soit l’angle sous lequel on l’examine, le dossier du McGill University Health Center (MUHC) est injustifiable. Pourquoi donc le gouvernement du Québec s’acharne-t-il à défendre cette aberration ? Pourquoi cette absolue couardise de la part du milieu médical devant une décision qui va à l’encontre des priorités les plus élémentaires du développement de la profession et de l’élargissement des effectifs ? Pourquoi ce silence assourdissant de la part des autorités du CHUM et de l’Université de Montréal devant une décision qui les condamnent au bricolage, à l’indigence et à la marginalisation ? Pourquoi, les défilades des milieux d’affaires, d’habitude si prompts à sonner l’alarme devant les dépassements de coûts des projets publics ? Pourquoi cet embarras du Parti québécois à poser les questions qui s’imposent, à faire son travail d’opposition correctement, rigoureusement ? Pourquoi ces nuances imbéciles chez les éditorialistes et commentateurs qui tapissent leurs interventions de sous-entendus maladroits, bien enrobés dans les « raisons culturelles et historiques » invoquées pour nier l’évidence ?
Il n’y a pas de place pour deux projets, ça crève les yeux. Et pourtant le déni charpente tout le débat. La recherche des pirouettes logiques, la multiplication des manœuvres administratives et des stratagèmes dilatoires ne servent qu’une seule logique. Et cette logique est politique. C’est le pouvoir qui est en cause. Ce sont les rapports de pouvoir qui expliquent et fondent la rationalité sous-jacente à l’irrationnel qui marque ce débat et caractérise ce projet. Se donner un seul centre, cela voudrait dire redéfinir la place et la sphère d’influence de l’élite anglophone de Montréal qui tient dans les institutions de santé et d’éducation sa plus solide base de reproduction. Se donner un seul centre, cela voudrait dire organiser les institutions en fonction des intérêts nationaux, les faire tenir dans une logique et une économie définies en fonction des besoins de la société tout entière et non en vue du maintien de privilèges exorbitants. Cela voudrait dire cesser de maintenir un financement public surpondéré qui donne aux institutions anglophones des moyens sans commune mesure avec leur poids démographique et qui, du coup, hypertrophie leur rôle et leur donne des possibilités de mener une concurrence indue aux institutions francophones. Se donner un seul centre, cela voudrait dire cesser de se laisser culpabiliser, cesser de plier l’échine devant la condescendance et les manœuvres de racisme larvé qui consistent à faire passer pour de l’exclusion tout effort visant à mettre fin au règne du privilège et du développement séparé.
Le maintien du MUHC comme projet aberrant, c’est le consentement à laisser l’Université McGill refuser ouvertement et avec arrogance de tenir la place qui est la sienne dans la société québécoise. C’est une institution minoritaire qui refuse obstinément de fonctionner comme telle. Les lâchetés officielles qui lui permettent de maintenir cette arrogance renvoient à une démission répugnante de l’élite francophone tout entière qui n’a pas le courage ni l’audace de remodeler les rapports intercommunautaires en fonction des règles de la majorité. Le MUCH, c’est le symbole de la faiblesse devant les exigences de la construction d’une société intégralement française, cette même faiblesse qui a laissé éroder la loi 101 et qui s’apprête désormais à laisser saccager la dynamique linguistique de Montréal pour ne pas toucher aux privilèges des barons qui nous font la nique en utilisant les fonds publics pour nous donner des leçons d’excellence mondialisée.
Le projet du MUHC c’est celui de l’iniquité structurelle dans le système de santé. C’est le maintien d’un ordre de privilèges soutenu par un régime qui perpétue les inégalités et accentue les clivages linguistiques, ici comme ailleurs au Canada dès lors qu’il s’agit des francophones. L’article sur les services de santé du présent dossier est, lui aussi, accablant. Mais c’est malheureusement le réflexe premier de notre mentalité de minorisés consentants, il s’en trouvera toujours pour dire que cela n’est pas encore assez grave pour casser le régime et sortir de cette logique tordue. Il n’y a pas de statu quo en ces matières. Les prétextes et les invocations des « raisons historiques et culturelles » ne servent qu’à brouiller les pistes et à ériger la restriction mentale en règle de conduite du débat public.
Le dossier de la santé et de la place des institutions anglophones dans la configuration institutionnelle de notre système public est l’illustration d’une impasse que trop de gens ne veulent pas voir. Ou bien la province reste une province et elle se gouverne avec le statut qu’y tient la majorité francophone, c’est-à-dire celui d’une minorité contente de son sort de nation niée ; ou bien le Québec ordonne enfin son complexe institutionnel selon la réalité et les exigences d’une politique nationale. Le maintien du projet de MUHC n’a de sens et de fondement que dans le consentement à la minorisation et dans l’acceptation des solutions bancales que cela impose. Des solutions qui laisseront inévitablement à la majorité francophone le fardeau d’avoir à financer des accommodements qui laisseront ses institutions devenir des satellites de McGill. On nous promet tout de même que les services en français seront offerts, comme ils le sont grâce aux interprètes hindis ou cantonnais.
Il faut un seul grand centre hospitalier universitaire. Et il doit être une institution nationale. C’est à la majorité de s’affirmer. Et de la faire non pas comme groupe linguistique mais comme nation. C’est la seule manière de remettre de l’ordre dans cette affaire.