L’Union de 1840 et notre provincialisation

Histoire. Université du Québec à Montréal

1840 : l’angle mort de notre histoire

Tout récemment encore le premier ministre libéral du Québec, Philippe Couillard, vantait la coopération entre Louis-Hyppolyte La Fontaine et Robert Baldwin dans le gouvernement d’Union de 1840. Et il faut s’attendre, d’ici 2017, date du 150e anniversaire du Canada, à ce que les autorités fédéralistes célèbrent la collaboration de George-Étienne Cartier avec le conservateur John A. Macdonald en vue de la Grande Coalition entre ce dernier et le chef du parti libéral de l’Ontario, George Brown, pour élargir l’Union de 1840 à quatre colonies. Brown, francophobe notoire, en viendra à accepter cette alliance paradoxale en 1854 dans l’intérêt supérieur du British North America.

Dès 1839, Durham avait souhaité mettre en place une grande Union fédérale de toutes les colonies du British North America disposant de gouvernements provinciaux. Mais l’oligarchie tory du British Montreal voulait imposer d’abord une Union législative du Bas et du Haut-Canada, sans parlement séparé, ce qui devait, pensaient-ils, favoriser l’assimilation rapide des Canadiens français. Le British North America Act est le nom que le gouvernement a donné plus tard à l’Acte d’Union de 1840, entré en vigueur le 10 février 1841.

Il est important de souligner que cette Union fut imposée au peuple du Bas-Canada, à la suite de la répression militaire de Colborne lorsqu’un double soulèvement s’exprima au Bas-Canada. Ce fut le début d’une guerre civile entre un peuple hostile au colonialisme britannique et une oligarchie britannique montréalaise ultraconservatrice décidée à en finir avec la constitution de 1791. Le Conseil spécial répondait aux vœux de cette oligarchie britannique tory de Montréal. Et c’est cette même oligarchie britannique, formée de marchands et de juristes qui imposera sa solution à l’enquêteur Durham. On oubliera de nous rappeler qu’avant l’alliance Baldwin/La Fontaine, il a d’abord fallu que l’armée impériale abolisse la constitution de 1791 et fasse disparaître notre parlement. Ces marchands anglais de Montréal avaient compris que seule la solution militaire pouvait entraîner l’abolition du parlement du Bas-Canada et permettre une réorganisation politique en profondeur de l’Amérique du Nord britannique par la mise en minorité politique des Canadiens français dans une Union forcée, ce qui constitue la provincialisation du Québec francophone.

En 2015, nous avons rappelé justement le 175e anniversaire de notre mise en minorité politique, notamment lors d’une table ronde de la Société historique de Montréal en février et d’un colloque sur l’Acte d’Union à la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal en juin dernier. L’Union de 1840 marque cette seconde conquête politique, rendue possible par la conquête militaire de 1760. En 1967, un macaron du Rassemblement pour l’indépendance nationale affichait : « 1867-1967 : 100 ans d’injustice ». L’historien Maurice Séguin nous avait expliqué que le macaron aurait dû inscrire : « 1840-1967 : 127 ans d’injustice », rappelant que :

[…] les séparatistes ne parviennent pas toujours à se libérer de l’attitude de fédéralistes dépités, attitude qui consiste à s’imaginer que la fédération de 1867 aurait pu bien fonctionner et qu’il faut la rejeter parce qu’elle a abouti à un échec accidentel, mais irréparable. Cependant les séparatistes actuels, ⦋écrivait-il en 1962, ⦌ font pénétrer dans la conscience canadienne-française le concept de la nécessité de l’indépendance sur le plan politique d’abord. Par là, ils rendent au Canada français le plus grand des services, celui de démasquer l’imposture de la tradition La Fontaine-Etienne Parent, ce bon vieux mythe d’une égalité possible entre deux nationalités ou mieux la possibilité pour les Canadiens français d’être maîtres dans un Québec qui demeurerait à l’intérieur de la Confédération. Le plus grand devoir, dans l’ordre des idées, est de dénoncer l’aliénation fondamentale, essentielle, dont souffre le Canada français. Mais c’est là un travail de sape de longue haleine (L’idée d’indépendance au Québec, Boréal, 1968, p.65).

Il aura fallu cette mise en commun des ressources des deux Canadas en 1840 pour favoriser la révolution des transports (construction des canaux, puis des chemins de fer) et le développement de la bourgeoisie canadian qui pourra s’appuyer sur un État national et le soutien de sa métropole britannique. De plus, cette bourgeoisie pourra compter, la paix étant revenue, sur la collaboration de leaders de la province française. Le Parlement du Canada-Uni sera appelé à devenir le centre du développement économique sans la nuisance que représentait le nationalisme politique de Papineau. Le rêve d’indépendance d’une République française au coeur du Canada britannique durablement écarté, le nouveau nationalisme culturel de La Fontaine ne porte pas atteinte au développement du Canada britannique. Cette collaboration politique des Réformistes permettra d’obtenir une certaine tolérance à l’endroit des caractéristiques culturelles du peuple qui se désignera alors comme « canadien-français ». Le conservatisme, le loyalisme britannique et l’expansion de l’Église catholique purent se déployer dans le cadre du libéralisme anglo-saxon.

L’historiographie québécoise et 1840

Il y a peu d’ouvrages d’historiens québécois rédigés en français et portant spécifiquement sur l’Union de 1840. L’histoire politique de la conquête britannique à l’Union (1760-1840), période où s’est jouée la question de l’affrontement des deux nationalismes, fut longtemps éclipsée au profit d’une histoire mettant l’accent sur le développement industriel du XIXe siècle et les débuts de la société québécoise de la période post-1867. L’histoire moderniste mise en place vers 1980 s’est détournée de cette période sombre pour se consacrer au développement du Québec moderne dans le cadre provincial, jusqu’à la Révolution tranquille annonçant un avenir radieux. Par conséquent, l’explication historique de l’historien Maurice Séguin, dont le cours Histoire de deux nationalismes auCanada fut pourtant publié en 1997, a été ignorée, voire caricaturée.

En général, sur la période qui fait suite à l’échec des Patriotes, les historiens ne s’arrêtent pas longuement sur les conséquences négatives à long terme et permanentes de l’Union. On reprend les injustices dénoncées à l’époque comme la représentation égale dans le parlement du Canada-Uni alors que les habitants du Bas-Canada étaient plus nombreux ou la mise en commun des dépenses alors que le Haut-Canada était plus endetté, ou encore l’interdiction du français au Parlement.

Nous pouvons dire que jusqu’à Maurice Séguin qui, lui, a démasqué l’illusion progressiste des Réformistes au lendemain de l’Union, l’historiographie nationaliste traditionnelle préfère reprendre et endosser le récit des Réformistes qui affirment, eux, que 1848 est leur victoire et qu’ils sont maintenant libres et égaux dans ce Canada-Uni. Ainsi, encore aujourd’hui, certains historiens comme Éric Bédard dans son étude sur Les Réformistes reprend tel quel leur point de vue sans s’en démarquer : « Avec les Réformistes au pouvoir, les Canadiens français ont obtenu gain de cause [sic]. Conséquence : le champ du politique devient celui de l’administration courante. Le grand défi de la nationalité est désormais économique, pensent les Réformistes » (Les Réformistes, p. 166). Nous y reviendrons plus tard dans une section ultérieure.

L’idéologie nationaliste-fédéraliste des Réformistes

Depuis 1840 et jusqu’à ce jour, le récit national traditionnel et fédéraliste se réjouit de la victoire de La Fontaine. Il considère que l’obtention du gouvernement responsable en 1848 est une victoire canadienne-française. On souligne également la victoire de la reconnaissance du français au Parlement et on croit par la suite que l’Union fédérale de 1867 vient totalement corriger les injustices de 1840 en accordant ce que l’Union législative n’accordait pas : un gouvernement provincial. On ne saisit pas les effets de la provincialisation et les limitations d’un cadre provincial.

Ainsi, La Fontaine, qui se voyait proposer l’Union sacrée des forces progressistes de tout le Canada, était ce modéré sur lequel pouvaient compter les Réformistes du Canada – Ouest pour rallier la clientèle du Parti patriote. Réaliste, La Fontaine demandait dans son manifeste aux électeurs de Terrebonne « de ne plus considérer la vallée du Saint-Laurent comme leur patrie exclusive, les enjoignant implicitement à renoncer à l’objectif fondamental des Patriotes, à savoir la formation ⦋à moyen ou à long terme⦌ d’une République francophone ». En collaborant, La Fontaine croyait que « les Canadiens français seraient en mesure d’exiger de leurs partenaires, comme prix de leur indispensable collaboration, l’assurance que les droits essentiels de la nationalité canadienne-française furent respectés » (L’Amérique du Nord Britannique, HMH, 1980, p. 218). L’historien Noël Vallerand écrit à propos du choix de La Fontaine dans L’Amérique du Nord britannique, 1760-1867 :

Le calcul était bon ; grâce à leur alliance avec les Réformistes du Haut-Canada, les leaders canadiens-français éviteront l’écueil de l’assimilation totale prévue par Durham […] ils parviendront à sauver l’essentiel de leur organisation communautaire […] Faute d’une république française d’Amérique, il y aura donc une Province de Québec, sorte de réserve culturelle aussi incapable de rayonner a mari usquead mare que de s’anéantir (p. 218-219).

Bref, les Canadiens français ont préféré continuer d’exister dans le cadre d’une province subordonnée.

Plus récemment, les auteurs d’un collectif de politologues et juristes portant sur l’analyse de nos diverses constitutions du pays, présentent le point de vue de J. M. Careless concernant l’Acte de 1840 :

Quelles qu’aient été les volontés de Durham et les intentions des constituants, la situation changea aussi bien au Canada-Ouest qu’au Canada-Est. Ce sera l’axe Baldwin-La Fontaine qui changea tout. […] L’alliance des Réformistes scella dans les esprits [sic] une certaine approche dualiste du Canada (Laforest, Gagnon, Brouillet, Tanguay, Ces constitutions qui nous ont façonnés, PUL, 2014, p. 18).

En fait, les ex-patriotes du Bas-Canada, devenus Réformistes, se réjouissent d’avoir permis aux libéraux du Haut-Canada d’obtenir le gouvernement responsable. Ils sont fiers d’avoir contribué à ce que la majorité britannique du parlement du Canada-Uni puisse profiter du gouvernement responsable. Il faut reconnaître que Londres n’aurait jamais accordé le gouvernement responsable au Parti canadien du Bas-Canada d’avant 1838. La bataille des Réformistes du Bas-Canada n’est plus celle qu’ils revendiquaient à l’époque avec Papineau, à savoir la demande d’un conseil législatif électif au Bas-Canada, ce qui aurait donné le pouvoir à la majorité patriote du parlement du Bas-Canada.

En 1848, l’obtention du gouvernement responsable devient cet épisode joyeux partagé avec les Réformistes libéraux du Haut-Canada qui permet de faire oublier les objectifs poursuivis par les radicaux tory du Bas-Canada quelques années plus tôt. Maintenant que la prépondérance britannique était assurée, il fallait tourner la page aux yeux des Réformistes. Les Canadiens français ne pouvaient plus espérer une indépendance à court terme. Là-dessus, je partage entièrement le point de vue d’Éric Bédard exposé à la table – ronde de février dernier de la Société historique de Montréal, c’est-à-dire qu’il n’y avait en 1840 que deux choix, pas trois. Demander le retrait de l’Union ou bien l’accepter, s’y résigner et tenter d’y tirer le meilleur parti. C’est ce que feront les Réformistes du Canada-Est en participant au pouvoir avec les Réformistes du Canada-Ouest dans le but de revendiquer ensemble le principe de gouvernement responsable qu’ils obtiendront en 1848. Par ailleurs, ils vont accepter des postes dans l’administration et créer un système à double majorité et pour certains champs de compétence, ils vont conserver une certaine autonomie qui sera, par ailleurs, plus officialisée avec la Fédération de 1867.

Contrairement à ce qu’a laissé entendre Éric Bédard, l’historien Maurice Séguin n’a jamais écrit qu’il y en avait une troisième possibilité après la répression militaire de Colborne. Par contre, Séguin a montré que les ex-patriotes devenus Réformistes se sont illusionnés lorsqu’ils ont cru que la maîtrise politique leur était acquise en 1848 avec l’obtention du gouvernement responsable. Bref, pour Séguin, au lendemain de 1848 le problème politique n’est pas du tout réglé pour les Canadiens français qui détiendront certes une certaine autonomie politique au plan interne, mais sans l’obtenir au plan externe. Cette sujétion au niveau politique, les Réformistes ne la voient pas du tout, tout heureux d’avoir participé à l’obtention du gouvernement responsable, mais dorénavant contrôlé par une majorité britannique ! On peut comprendre que la génération des Réformistes ne pouvait rester fixée sur la défaite de 1837-1838 et qu’elle devait travailler à préserver l’avenir de la nation canadienne-française, mais fallait-il pour autant qu’ils s’illusionnent en se croyant les égaux politiques des Canadiens anglais ? N’aurait-il pas été préférable qu’ils analysent leur situation de nation minoritaire en toute lucidité pour l’avenir de leur peuple ? C’est ce que Séguin dénoncera, d’ailleurs, dans son analyse des Réformistes en développant le concept de l’illusion progressiste des fédéralistes-optimistes qui marquera son interprétation néonationaliste.

Ainsi, selon Séguin :

[…] on peut soutenir que, vers 1846, la pensée ou l’illusion progressiste est complètement formulée. Pour cette école, le problème d’émancipation politique est réglé. Grâce au fédéralisme, il y a égalité politique avec le Canada anglais. Un grave problème économique subsiste, dangereux au point de menacer d’assimilation. Cependant, tout peut être réparé, si les Canadiens français veulent bien se servir de leurs talents. Cette pensée progressiste de 1846 devient le credo national, la doctrine traditionnelle – aujourd’hui plus que centenaire – de l’immense majorité de ceux qui, se croyant à l’avant-garde, prétendent que le Canada français a obtenu une autonomie politique suffisante pour parfaire, s’il le veut, son autonomie économique, sociale et culturelle (L’idée d’indépendance, p. 43).

En conséquence, Séguin déplore que les Réformistes ne voient pas que leur acceptation de leur annexion et de leur subordination politique, qui était le principal objectif des partisans de l’Union depuis 1810, ne leur permettra plus de détenir leur autonomie externe au plan politique au sein du Canada-Uni. Avec l’Union, le Canada anglais pourra faire fonctionner le régime parlementaire à son avantage et sans encombre de la part des Canadiens français. Il est désormais en majorité partout. Les Britanniques sont 550 000 (400 000 au Haut-Canada, 150 000 au Bas-Canada) alors que les Canadiens français sont 450 000. L’écart est appelé à augmenter, les Britanniques favorisant une immigration britannique.

Pour Séguin, « le Canada anglais ne pouvait s’édifier, se développer sans provincialiser le Canada français » (L’idée d’indépendance au Québec, p. 37). Ainsi, 1840 c’est le veto du British Montreal à l’indépendance du Québec. Si la question de l’interdiction du français au Parlement a pu être corrigée, l’effet à long terme de la mise en minorité politique n’a pu être corrigé. Et quant à l’assimilation, elle s’est poursuivie inévitablement à un rythme constant, le Québec ne disposant pas de l’ensemble des moyens politiques pour intervenir même dans ce domaine. Les politiques fédérales du multiculturalisme et la Cour suprême du Canada chargée de l’interpréter ont disposé de moyens pour contrer certaines lois du Québec.

Devenu section ou province du pays, le Québec aura de la difficulté à utiliser cette simple autonomie locale. Cette autonomie est bien incapable de mener les Canadiens français à une maîtrise suffisante de la vie économique dans l’État provincial. La culture aussi est liée à la vie économique et politique. L’inévitable infériorité politique et l’inévitable infériorité économique s’aggravent par une infériorité culturelle.

La Fontaine et Papineau : deux visions d’un fédéralisme

Si Maurice Séguin a été critique envers le nationalisme-fédéraliste des Réformistes, nous devons reconnaître qu’il l’a été également envers celui de Louis-Joseph Papineau. Donc, Séguin ne blâme pas La Fontaine pour mettre en valeur Papineau. Pour lui, étant donné que :

Papineau imagine une indépendance du Canada français dans l’Union fédérale des USA. Il est rongé par la philosophie fédéraliste […] Papineau, comme Étienne Parent, ne pouvait mesurer le degré d’annexion, de provincialisation, de limitation que représente la situation d’un État local dans une union fédérale. Le fédéralisme de Papineau débouche sur l’annexion aux États-Unis ; celui d’Étienne Parent sur l’annexion au British North America (Séguin, Histoire de deux nationalismes au Canada, p. 307).

Dans son analyse des tendances politiques, voici comment Séguin décrit la réaction de Papineau à son retour d’exil,

Le duel entre les deux chefs canadiens-français [Papineau et La Fontaine] est en réalité une lutte entre deux hommes politiques fédéralistes. Les jeunes démocrates de L’Avenir et Papineau sont incapables de faire éclater au grand jour la faiblesse de la position fédéraliste des partisans de La Fontaine, parce qu’ils sont eux aussi, rongés par le même mal. Papineau, dès 1839, en réponse au rapport Durham, s’est prononcé en faveur de l’indépendance du Bas-Canada, mais d’un Bas-Canada qui entrerait dans la grande fédération des États (États-Unis) avec individualité pour chaque État souverain, sous la protection du congrès, qui ne pouvait être tyran […] ne possédant d’attributs que dans les questions de paix ou de guerre avec l’étranger et de commerce extérieur (Séguin, Histoire de deux nationalismes au Canada, p. 343-344).

Et La Fontaine répond à Papineau que « l’Acte d’Union n’a pas fondu les deux Canadas en une seule et même province, mais n’a fait que réunir sous l’action d’une seule législature deux provinces qui jusqu’alors étaient distinctes et séparées et qui devaient continuer de l’être pour toute autre fin quelconque. En un mot, il y a eu, l’exemple de nos voisins, une Confédération de deux provinces, de deux États ». Et c’est en se fondant « sur ce principe de ne voir dans l’Acte d’Union qu’une Confédération de deux provinces » que La Fontaine proclame qu’en se servant de l’Union, il sera possible aux Canadiens français « quoique placés en minorité » – et La Fontaine le sait – de faire produire à cette constitution « un résultat bien différent de celui qu’attendaient ses auteurs ». (Séguin, Histoire dedeux nationalismes au Canada, p. 344).

Les Réformistes et l`historien Éric Bédard

Plus de quarante ans après la publication de l’analyse séguiniste au sujet de l’illusion progressiste des Réformistes, comment se fait-il que des historiens, aujourd’hui spécialistes du régime britannique, qui reconnaissent l’existence du problème national québécois et son oppression nationale, n’aient pas vu ou voulu expliquer ou critiquer cette illusion progressiste d’égalité politique que nous retrouvons chez les fédéralistes-optimistes, comme La Fontaine et Etienne Parent ?

Dans son ouvrage, Recours aux sources, Éric Bédard critique, dans son chapitre « L’héritage impossible », l’interprétation séguiniste lorsqu’il écrit : « à la différence de Maurice Séguin, Groulx refusait d’y voir la cause d’une sorte de déclin fatal consommé par l’Acte d’Union de 1840 et la Confédération de 1867 ». (Recours auxsources, Boréal, 2011, p. 57). En conséquence à l’instar de Groulx, Bédard sous-estime les effets négatifs permanents de l’Union de 1840 et considère l’interprétation de Séguin trop déterministe et pessimiste, car il estime que « l’homme peut changer le cours de l’histoire » (p. 57).

C’est oublier que l’historien Séguin, qui donnait des conférences sur les raisons fondamentales de l’indépendance aux militants du RIN et qui a adhéré au Parti québécois, a toujours gardé l’espoir de l’indépendance. En 1977, il écrivait :

L’idée d’indépendance, naguère presque complètement ensevelie sous le revers de l’histoire, séduit près du tiers des Québécois francophones… Sera-t-il permis au Québec de transformer ses relations de dépendance en relations d’égalité dans l’interdépendance ? Ou sera-t-il possible au Québec de corriger deux siècles d’histoire ? L’Amérique anglaise lui a dit non en 1760 par la conquête. Le Canada anglais lui a dit non en 1840 par l’union législative et en 1867 par l’union fédérale. Quelle réponse réserve le vingtième siècle ? (Une histoire du Québec, Éditions du Burin, 1977, p. 210).

Sans perdre espoir, il n’en demeure pas moins que pour Séguin les indépendantistes d’aujourd’hui comme les Réformistes d’hier ne peuvent se dispenser de dresser le plus lucidement l’état des lieux de notre situation politique.

Par ailleurs, dans son ouvrage Les Réformistes, au chapitre 3, Éric Bédard décrit les points de vue des Réformistes qui constatent leur infériorité économique sans la mettre en rapport avec leur situation politique. Bédard reprend l’idée des Réformistes, lorsqu’il écrit : « forte de conquêtes politiques importantes, la nouvelle génération canadienne doit s’atteler à ce défi majeur, l’économie ». Faut-il comprendre que Bédard partage le point de vue de La Fontaine et Parent à savoir que 1848 est une victoire politique pour la nationalité canadienne-française et ne voit pas ce qui a été perdu avec l’Union de 1840 ? Ainsi, il écrit que les Réformistes sont « préoccupés par la nécessité de faire passer la nationalité canadienne du politique à l’économique » (Les Réformistes, p.140), la question politique étant réglée. En conséquence, Bédard sous-évalue les effets de l’état de sujétion des Canadiens français et pense comme Groulx que 1848 et 1867 « ont permis au Québec d’obtenir certains pouvoirs », ce qui aurait permis « l’égalité entre nations distinctes » (Recours aux sources, p. 59). Cela méritait bien entendu une explication de la part d’Éric Bédard. On peut penser que, comme Groulx, Bédard croit que l’union fédérale de 1867 a corrigé pour l’essentiel la perte de la maîtrise politique des Canadiens français de 1840 en leur redonnant cette fois un Parlement provincial au Québec.

Manifestement, Bédard ne semble pas voir la nécessité de se démarquer dans son analyse des réflexions politiques et économiques des Réformistes, ainsi que de l’interprétation nationaliste-fédéraliste qui s’est développée à partir de 1842 et qui s’est maintenue jusqu’à aujourd’hui.

Certes, il aurait été intéressant que l’historien Bédard critique la vision des Réformistes au sujet de l’Union et du gouvernement responsable ce qui lui aurait permis d’avoir un regard plus distancié face à ses Réformistes. L’empathie de l’historien n’exige pas de se départir de tout esprit critique. Le cours de Séguin sur la période du régime anglais n’apparaît même pas dans sa bibliographie des Réformistes. Et, fait étonnant, l’année 1840 – pas plus que le 10 février 1841, date de la mise en application de la nouvelle constitution – n’apparaît pas dans la chronologie des grandes dates de notre histoire figurant à la fin de son Histoire du Québec pour les nuls.