La Conquête, prise deux

Depuis deux ans, toutes les forces économiques du Canada sont mobilisées pour vendre au monde entier le pétrole de l’Ouest, celui extrait des sables bitumineux et l’autre venu des puits conventionnels, une source d’énergie fossile qui sommeille en abondance dans ce sous-sol depuis des millions d’années. En 2013 et 2014, tout l’arsenal de persuasion des collectivités, tous les moyens de communication de masse se sont épuisés dans la conversion des esprits pour associer le progrès économique futur et notre prospérité collective au développement, à la promotion et à l’exportation profitable de cette ressource énergétique.

Des régiments de lobbyistes, d’agents de communication, de leaders d’opinion armés de puissants budgets combattent les groupes écologistes et les opposants citoyens et politiques qui questionnent ou refusent de partager une telle vision commerciale de l’exploitation des ressources collectives. Le transport du pétrole avec tous les risques qu’il comporte fait problème et suscite grande crainte et profonde émotion dans notre population victime de cette invasion barbare.

Pour se rendre à destination, ce pétrole de l’Ouest doit emprunter abondamment nos réseaux de chemins de fer roulant à travers villes et villages, ou il doit naviguer sur le Saint-Laurent, source d’alimentation en eau potable, avec ses nombreux écosystèmes fragiles ou encore, il doit traverser notre territoire national par un oléoduc baptisé Énergie Est, afin d’alimenter raffineries et ports d’exportation. Car, faut-il le dire, les pétrolières de l’Ouest sont cernées par des opposants et contraintes dans leurs élans de commercialisation par leurs voisins immédiats, la Colombie-Britannique leur refusant l’accès aux ports de la côte du Pacifique et l’administration Obama, rejetant la construction du pipeline Keystone XL qui permettrait de rejoindre les raffineries du sud-est des États-Unis, à partir de l’Alberta. Les producteurs de l’Ouest canadian n’ont donc plus qu’une seule issue, une seule voie de sortie pour cet or noir qui a nécessité des milliards de dollars d’investissement et qui est perçu comme le Pérou dans l’avenir souriant du Canada. Et cette voie unique traverse le territoire national du Québec.

Les Westerners sont ardents et pressés dans leur entreprise d’exportation, cela se comprend. Les pompes fonctionnent à plein régime et il faut engranger des profits. Une majorité de Québécois, comme le démontrent des statistiques récentes, soutiennent plutôt une vision progressiste, durable et humaniste du développement et refusent de vivre dans leurs limites territoriales une telle approche menaçante et anachronique comme ils se refusent d’être complices de la vente sous pression d’une source d’énergie dépassée qui menace la planète et l’existence même de la race humaine.

Les meilleurs scientifiques du monde, plusieurs lauréats du prix Nobel réunis dans les organismes comme le GIEC et partageant leur savoir et leurs inquiétudes lors de rencontres internationales, ont clairement établi que le réchauffement de la planète aux conséquences catastrophiques résultait principalement de l’usage de sources d’énergie fossile et qu’il fallait réduire la production de GES sous peine d’en payer un prix élevé à moyen terme. Un bilan négatif d’une situation tragique irréversible. Tous les pays dotés d’une conscience planétaire, tous les citoyens sensibles à leur environnement regardent plutôt du côté de la géothermie, de l’éolien, de l’électricité et des énergies douces. Même les manufacturiers d’automobiles le font.

Le Canada, à la stupéfaction du monde, fait bande à part, soutient un autre choix qui n’est pas partagé par le Québec. Ce Canada qui, il n’y a pas si longtemps encore, était envié et réputé pour son caractère sauvage, sa nature vierge, ses paysages de grande santé. Dans le but de mener leur entreprise à terme, il devient nécessaire pour les pétrolières et les gouvernements complices de convertir le pays français par tous les moyens de persuasion possibles à cette vision d’arrière-garde qui va jusqu’à museler nos propres scientifiques et groupes de recherche savante. On souhaite réduire l’éclairage bénéfique qu’ils projettent normalement sur nos populations et on veut mettre de l’ombre sur les regards critiques enracinés et lumineux, nécessaires au débat et un choix informé. Le gouvernement canadien sait les conséquences néfastes de ses choix, les gouvernements provinciaux comme l’Alberta savent, les investisseurs savent, les pétrolières savent, et des millions de citoyens savent également, mais tout ce beau monde accrédite l’élan pétrolier. De quoi en perdre son latin ! La puissance de la désinformation ne serait-elle pas la cause majeure d’un tel déni de la réalité ? Mais plus fort encore, l’obsession des bénéfices financiers tirés de la vente de ce pétrole qui fait taire tous les scrupules que les effets dévastateurs de cette industrie ne manque pas de créer.

Depuis deux ans, la cavalcade des pétrolières, des constructeurs d’oléoducs et du gouvernement Harper se lit ou se voit et s’écoute tous les jours dans tous nos médias. Une action tactique sur le terrain, menée par des équipes aguerries de lobbyistes, plus ou moins enregistrés comme le stipule la loi, et par des brigades volantes engagées sur le territoire à la conquête des citoyens, des élus locaux, de la presse locale et des gens d’affaires régionaux est décodable.

Une planification stratégique racoleuse, structurée comme dans un état-major militaire alerte et efficace, est vigoureusement appliquée. Il n’est qu’à ouvrir son ordinateur et consulter Google, il n’est qu’à feuilleter son journal et ses magazines ou s’asseoir devant sa télévision, pour être interpellé en faveur du pétrole, nous du pays du lait et du miel, du pays des céréales et des produits maraîchers, nous du pays pacifique vert et bleu. Et les agences de marketing, au service de ceux qui les achètent, savent s’y prendre pour nous embobiner. Ils parlent de tout, sauf de l’essentiel : le brut polluant, assassin de la planète. On nous montre des pères et des mères de famille affirmant leur plaisir de travailler pour l’avenir de leurs enfants ou besognant dans la grande nature ou au jardin par journée de belle lumière ; n’importe quoi pour toucher l’âme, bouleverser le cœur, envelopper de tendresse, de bonheur et d’espoir heureux. L’équipe de Philippe Cannon, de Trans-Canada Pipeline, sait y faire !

Une très grande partie de notre élite économique est complètement acquise aux valeurs du gouvernement canadian et des pétrolières. Madame Françoise Bertrand, présidente de la Fédération des chambres de commerce du Québec, est tout à fait vendue au projet d’oléoduc Énergie Est et au trafic tous azimuts du pétrole étranger sur le territoire national. Bien avant les audiences et études du BAPE, elle était déjà convertie à l’implantation du terminal de gaz Rabaska à Lévis, bien avant que les citoyens se soient exprimés. Un « forcing » qui fonctionne toujours auprès des sections locales de son organisme qui aiment bien faire du psittacisme sur les modulations épormyables de leur présidente. Dans l’actuel dossier de l’invasion des pétrolières de l’Ouest, la présidente nous a livré des textes séduisants sur son admiration pour l’Alberta et annoncé avant toute étude et acceptation sociale, son appui au transport pétrolier sur nos terres et au développement de cette industrie agonisante chez nous.

Monsieur Yves-Thomas Dorval, président du Conseil du patronat, valse sur le même parquet. En tournée nationale parmi les groupes d’affaires, il propose l’équation suivante à savoir que la prospérité économique apporte le bonheur ; que l’industrie du pétrole nous apporte la prospérité économique avec ses milliards de profit ; donc que l’industrie du pétrole est inéluctablement une source de bonheur collectif. Avant de prendre la tête du Conseil du patronat en 2009, Yves-T. Dorval était, depuis 10 ans, au service de la British American Tobacco. Il y exerçait à l’époque où cette entreprise vendait à la planète la non-toxicité cancérigène d’un tabac. Aujourd’hui, sa fiche de présentation sur Wikipédia nous le présente comme un expert en développement durable…

Ces têtes d’affiche du capital ont la cote auprès des journaux de Gesca, le G6, des magazines populaires de Rogers (L’Actualité, Châtelaine, Le Bulletin des agriculteurs, L’Actualité médicale, L’Actualité des pharmaciens…) des réseaux privés et publics de radio et de télévision. Leur prêche est multiplié à l’infini parmi la population ! Et on découvre tout à coup qu’une poignée d’individus bien organisés sur le plan médiatique et grassement épaulé peut manipuler et conduire toute une collectivité vers l’abîme, comme les moutons de Panurge. Surtout dans ces sociétés où on voudrait faire régner la pensée unique et un certain contrôle de la presse.

Sur le plan politique maintenant, on ne peut pas dire que le parti au pouvoir à Ottawa, les conservateurs de Stephen Harper, un bon citoyen de l’Alberta pétrolière où il retrouve ses principaux appuis, jouit d’un grand impact au Québec. Les conservateurs n’ont fait élire que 5 des 75 représentants possibles et on ne peut pas parler de candidats d’exception pour nous représenter. C’est plutôt le Parti libéral du Québec de Philippe Couillard qui représente les intérêts de l’Ouest et du développement économique fédéral et québécois sur notre territoire. Si l’on se fie à l’une de ses déclarations d’il y a quelques mois, le moment est venu pour le Québec de rembourser la péréquation reçue au cours des ans du gouvernement canadian, notamment de la riche province de l’Alberta. Il ne faut donc pas s’attendre à une défense très vigoureuse de l’invasion pétrolière de notre territoire venant de ce clan néo-libéral, aveuglement ouvert à tous les projets de développement économique, et ce, dans le même esprit que celui de la Fédération des chambres de commerce du Québec et du Conseil du patronat.

L’invasion actuelle du territoire national québécois de tous bords et tous côtés par les pétrolières de l’Ouest canadian n’est pas sans rappeler la bataille du Saint-Laurent, au XVIIIe siècle. Cette fois, ce n’est plus le contrôle de Québec, la porte d’entrée de l’Amérique du Nord, ni la prise d’un vaste territoire sauvage de l’Amérique septentrionale, qui sont visées. Les armes ne sont plus l’artillerie de marine et la carabine militaire, baïonnette au canon, portée par des milliers de troupiers britanniques en habits rouges. Non, cette fois, le mouvement est inversé et vient plutôt du sens contraire, il arrive de l’Ouest tout en empruntant la même voie, pour sortir ici le pétrole brut de l’Alberta et l’acheminer vers les pays du monde entier, une source d’énergie fossile en pleine dégringolade financière en ce début de 2015.

La désinformation organisée et planifiée, portée par les médias demeure plutôt l’arme des nouveaux envahisseurs venus du couchant. Le Saint-Laurent doit devenir une route des huiles et le Chemin du Roy devrait accepter le tracé parallèle d’un gluant pipeline. Autre différence notable, à l’époque de nos aïeux et de la Conquête-Défaite, la population de Neuve-France et son chef Montcalm pouvaient compter sur la fierté du peuple et la fidélité inébranlable de son état-major. q

* Historien, professeur associé à l’Université du Québec à Montréal.