La courbe de Sénèque et l’avenir des partis nationalistes

Postface de l’article « L’école québécoise asphyxiée par la Loi sur les langues officielles » paru dans le numéro de Juin-Septembre 2018

Les élections du premier octobre ont produit un résultat inespéré et historique.

Inespéré, parce que le Quebec Liberal Party (QLP) a perdu le pouvoir. Dans l’hiver de force qui est le nôtre et qui dure depuis 2003, voilà un dégel que plusieurs n’attendaient plus ! Ne serait-ce que pour ça, ces élections ont provoqué un certain soupir de soulagement collectif.

Historique aussi, parce que la défaite du QLP est sans précédent : avec seulement 24,8 % des votes exprimés et 31 députés, le QLP réalise son pire score depuis le British North America Act. Le QLP a été, pour l’essentiel, réduit à ses fiefs ethniques de l’ile de Montréal et de Laval. Québec solidaire a plus de députés à Québec que le QLP, c’est dire. Ne serait-ce que pour cette performance, Philippe Couillard passera à l’histoire, mais sans doute pas de la façon dont il aurait aimé. Par son arrogance, son mépris de ses concitoyens, sa haine du Québec, son aveuglement, cet homme a réussi l’exploit insigne de faire éclater la grande coalition libérale constituée des intérêts d’affaires soumis à Bay Street, des anglophones, des allophones anglicisés, des opportunistes prêts à se vendre pour une piastre, des naïfs utiles et des peureux. Tout un exploit. Ne boudons pas notre plaisir face à cette débandade.

Bien entendu, cette élection représente également une défaite pour le mouvement souverainiste. Cette défaite n’est cependant pas une surprise. Elle était attendue. Il s’agit d’un échec de plus dans la longue succession des revers qui hante le mouvement depuis quelque 20 ans, soit depuis la quasi-victoire au référendum de 1995. Lucien Bouchard a pris la tête du PQ en 1996 et l’a réorienté vers la gestion provinciale. Ce fut le début du chemin vers la ruine. Les chefs qui se sont succédé depuis la démission surprise de Lucien Bouchard ne sont pas arrivés à sortir du marécage du bouchardisme, soit de l’idée que ce qui nuisait aux appuis du Parti québécois et l’empêchait de prendre le pouvoir, c’était essentiellement la défense du français et l’indépendance. Jean-François Lisée est cependant celui qui est allé au bout du bouchardisme. M. Lisée a fait le pari qu’en se délestant de ces deux piliers de façon explicite pour se recentrer sur un nationalisme mou et une certaine social-démocratie, il pourrait gagner.

C’est un échec. Et un échec cinglant.

Il n’est pas clair cependant qu’un retour à une défense décomplexée de la langue française de même qu’à une volonté claire de travailler à réaliser l’indépendance suffise à renverser la vapeur pour le PQ, l’époque étant morne et la marque péquiste étant sérieusement abimée par plus de deux décennies de reniements et d’abandons.

Mais passons. Le fond de la question en ce qui concerne le QLP est le suivant : l’élection majoritaire de la CAQ est-elle un accident de parcours ou bien est-ce le résultat logique de la fin d’un cycle historique qui opposait fédéralistes et souverainistes ? La CAQ est-elle en selle pour longtemps ou bien le QLP peut-il espérer reprendre le pouvoir bientôt et mettre cet épisode derrière lui, tel un mauvais rêve ?

Pour se faire une tête, il est utile de se dégager de la conjoncture immédiate et de prendre une perspective de plus longue durée.

Les résultats d’octobre 2018 nous fournissent une première piste de réflexion : même alors que le parti subit la pire débandade de son histoire, le QLP réussit tout de même à récolter 31 sièges. Ce n’est pas rien. Qui plus est, le QLP récolte la totalité des sièges dans l’ouest de l’ile de Montréal (13 sur 13) et six sièges sur quatorze dans l’est de l’ile de Montréal. Sur l’ile de Montréal, le QLP obtient donc 70 % des sièges. Sur l’ile de Laval, le QLP a pris cinq sièges sur six (83 % !). Plus de trois quarts de ses effectifs parlementaires proviennent donc de l’ile de Montréal et de Laval.

De plus, ce résultat a été obtenu sans trop se fatiguer, la domination libérale dans ces comtés étant stalinienne, malgré la faiblesse relative du résultat global. Par exemple, dans Saint-Laurent, la candidate du QLP, Marwah Rizqy, a obtenu 61,97 % des votes, soit une avance de 13 347 votes. Le deuxième candidat, celui de la CAQ, a obtenu seulement 15,16 % des votes. Dans Robert-Baldwin, Carlos Leitao a obtenu 73,85 % des votes (une majorité de 18 988 votes), devant la candidate de la CAQ qui a obtenu seulement 11,32 % des votes. Les résultats pour Montréal se lisent ainsi, comté après comté. Pour Laval, la force du QLP est également impressionnante, même si les majorités sont moins écrasantes qu’à Montréal.

Ce qui est clair, c’est que l’alternance politique est chose du passé pour la plus grande partie des comtés (25 sur 33) de l’ile de Montréal et de Laval. Cette tendance est établie de longue date dans l’ouest de l’ile de Montréal. Elle est cependant nouvelle pour l’ile de Laval. Rappelons-nous que le PQ arrivait autrefois à y faire élire des candidats. C’était il y a 15 ans. Les profonds changements démographiques qui ont eu lieu à Laval depuis, fruits d’une immigration massive et mal intégrée au Québec français, ont fait s’effondrer la proportion de francophones (langue d’usage ou langue parlée à la maison) à Laval1. Or, la langue parlée à la maison est le facteur majeur qui oriente les intentions de vote au Québec. En 15 ans donc, grâce à une combinaison de forts volumes d’immigration combinée à une volonté farouche et hypocrite de ne pas franciser et de ne pas intégrer, le QLP a réussi à verrouiller au moins 5 comtés supplémentaires dans la région de Montréal, c’est-à-dire à y rendre l’alternance politique pratiquement impossible. Aujourd’hui, les partis nationalistes sont essentiellement éjectés de l’ile de Laval.

Comment évoluera cette situation dans le futur ? Il va de soi que si nul ne peut prédire l’avenir, il est par contre possible de mettre en évidence les grandes tendances qui structurent les intentions de vote au Québec. Pour ce faire, nous disposons de plusieurs études de projections démographiques modélisant l’évolution de la langue d’usage au Québec. Parmi les travaux majeurs, mentionnons ceux provenant de l’OQLF2 (Termote) et de Statistiques Canada (Houle et Corbeil).

Dans son étude de 2008, Termote avait simulé l’impact de diverses variables (natalité, volume d’immigration, etc.) sur la langue d’usage pour les francophones, anglophones et allophones. Le point de départ de son étude était les données du recensement de 2006 et le point d’arrivée l’année 2031.

Comme on peut le constater en consultant le tableau 1, tous les scénarios de Termote indiquent une baisse de la proportion de francophones sur l’ile de Montréal, dans le reste de la RMR de Montréal, dans la RMR de Montréal et au Québec globalement. Pour les anglophones, les chiffres sont contrastés : le pourcentage est en légère baisse sur l’ile, à la hausse généralement dans le reste de la RMR de Montréal, en baisse dans la RMR de Montréal et en baisse au Québec en général. Pour les allophones, sans surprise, les proportions sont en forte hausse partout.

2018novembredecembreLACROIXTABIl est à noter que M. Termote a récidivé en 2011 en mettant à jour ses projections de 2008 et en poussant sa simulation jusqu’en 20563. Le portrait de l’étude de 2011 est presque identique à celui de son étude de 2008, ne serait-ce que les tendances pour 2056 sont une prolongation de celles mises en évidence pour 2031 : les francophones encore plus bas à 73,7 % pour le Québec, les anglophones passant de 10,1 % à 10,5 % de 2031 à 2056, et les allophones à 15,9 %.

M. Termote écrivait :

Mais avec à peine 63 % de francophones en 2031, l’ensemble de la région métropolitaine de Montréal commencera alors à connaitre une problématique démolinguistique qui jusqu’à présent était limitée à la seule ile de Montréal. La fracture linguistique qui jusqu’en 2001 environ existait seulement entre l’ile de Montréal se transformera en fracture entre l’ensemble de la RMR de Montréal et le reste du Québec.

Cependant, l’étude de Termote fut cependant critiquée par M. Castonguay4 :

Les bras me tombent, par conséquent, en lisant la dernière étude du démographe Marc Termote. Non parce qu’il prévoit que le poids des francophones diminuera, ce qui paraît inéluctable. Mais parce qu’il conclut en même temps que l’assimilation « n’exerce qu’un effet marginal sur l’évolution démolinguistique d’une société » et que « ce n’est pas en agissant sur le volet “mobilité linguistique” [c’est-à-dire sur l’assimilation] que l’on pourra assurer la pérennité du français au Québec. »

Castonguay rajoute :

Termote avoue que son hypothèse prévisionnelle de base en matière d’assimilation est « fortement biaisée en faveur du français ». Il suppose, par exemple, que l’assimilation des nouveaux arrivants allophones se soldera par 5 francisés pour 1 anglicisé. C’est rêver en couleurs ! À ce compte, pas surprenant qu’il trouve que l’assimilation n’exerce qu’un effet marginal sur le poids des francophones. Quant aux allophones nés au Québec, Termote suppose que leur assimilation se soldera par 2 francisés pour 1 anglicisé. Par comparaison, cela représente un ratio plus favorable à l’anglais que celui qu’il prévoit pour les immigrés. Mais il suppose en outre que seulement 27 % d’entre eux s’assimileront au cours de leur vie, ce qui n’a aucun sens : les allophones nés au Québec s’assimilent à 85 %… En somme, donc, l’hypothèse de référence de Termote fausse l’assimilation en faveur du français aussi bien qu’au détriment de l’anglais. Il reconnaît que, par conséquent, ses résultats tendent « à surestimer l’effectif et le poids démographique du groupe francophone ».

Bref, les projections de M. Termote, qui annoncent un effondrement de poids des francophones dans la RMR de Montréal, sont-elles malgré tout atteintes par le virus du « jovialisme linguistique », virus contre lequel l’ensemble de notre élite semble peu immunisée ?

Statistique Canada a aussi publié ses projections linguistiques pour le Canada de 2011 à 20365 en 2017. Cette étude est à ma connaissance la première du genre à être publiée par cette institution. Comble de luxe, Statistique Canada se permet de projeter la langue maternelle en plus de la « langue la plus souvent parlée à la maison » (ce qui correspond à la langue d’usage) selon plusieurs scénarios de faible ou forte immigration, de natalité, de distribution de l’immigration, de croissance économique et de migration interne.

Selon le scénario de référence utilisé par Statistique Canada, pour le Québec, le pourcentage de francophones (langue maternelle) baissera de 78,9 % en 2011 à 70,1 % en 2036. Il pourrait même baisser jusqu’à 69 % dans le scénario de forte immigration (350 000 immigrants au Canada par année, ce qui est précisément le nouvel objectif qui vient d’être fixé par le gouvernement Trudeau). Cependant, fait nouveau, le pourcentage d’anglophones augmentera de 8,2 % à 8,7 %. Le pourcentage d’allophones passera de 12,9 % à 21,2 %.

Le déclin du français se fera sentir sévèrement sur l’ile de Montréal et dans la RMR de Montréal. Sur l’ile de Montréal, les francophones (langue maternelle) passeront de 48 % en 2011 à 44 % en 2036. Hors de l’ile de Montréal dans la couronne, le français langue maternelle baissera à 67 %. Les résultats pour la langue d’usage pour les années 2011 et 2036 sont reportés dans les trois dernières colonnes du tableau 1.

Tous les scénarios publiés indiquent un déclin continu du français au Québec soit comme langue maternelle, soit comme langue parlée à la maison. En revanche, ils indiquent une croissance significative de l’anglais comme langue maternelle ou comme langue parlée à la maison au Québec, ce que les travaux de Termote ne prévoyaient pas. Comment expliquer cela ?

Il est clair que Statistiques Canada a été moins jovialiste que Termote dans la modélisation des transferts linguistiques vers l’anglais :

Finalement, le tableau 2.2 rend compte du fait que malgré son statut minoritaire au Québec et en raison de sa forte concentration sur le territoire de l’île de Montréal, le taux de transmission intergénérationnelle (ICLI) de l’anglais a été historiquement assez similaire à celui à l’extérieur de cette province, du moins jusqu’au milieu des années 1970. La baisse de cet indice au cours de la décennie 1976-1986 est probablement attribuable aux nombreux départs des Anglo-Québécois vers les autres provinces au cours de cette période (solde migratoire négatif net de 148 000). À partir de 1986, l’ICLI de la langue maternelle anglaise a progressivement augmenté pour surpasser celui des autres provinces et territoires. En 2011, cet indice atteignait 1,29 au Québec comparativement à 1,21 au Canada hors Québec. Il signifie donc qu’on a dénombré près de 29 % plus d’enfants de langue maternelle anglaise que d’enfants dont la mère a cette langue comme langue maternelle. Historiquement toujours supérieur à celui des langues française et tierces, ce niveau de l’indice témoigne du pouvoir d’attraction de l’anglais tant au Canada qu’à l’échelle continentale et internationale…

La vigueur de l’ICLI de la langue anglaise au Québec est largement due aux transferts linguistiques vers l’anglais effectués au Québec. Au Québec, la langue anglaise est plus en santé qu’ailleurs au Canada hors Québec ! C’est un comble !

Il est à noter que l’OQLF semble aussi avoir surestimé les taux de départ du Québec par les anglophones (relativement faible depuis 2001). Ce tamisage migratoire est un des principaux mécanismes historiques qui a permis de préserver le caractère français du Québec. Mais comme le Gulf Stream dans les dernières années, il semble s’enrayer…

Cependant un doute me hante : Statistique Canada est-elle aussi atteinte du virus du « jovialisme linguistique » ? Le soupçon m’en vient alors que je lis ceci :

À l’échelle du Québec, le français est la langue majoritaire et principale langue de convergence, mais, étant donné son statut, l’anglais exerce également une forte attraction chez ceux dont ce n’est pas la langue maternelle, surtout dans la région de Montréal. Ainsi, en 2011, parmi les transferts linguistiques réalisés par la population de langue maternelle tierce, 54 % l’étaient vers le français et 46 % vers l’anglais… Selon les trois scénarios de projection, le taux de transfert vers le français du groupe de langue maternelle tierce au Québec pourrait atteindre 29 % ou 30 % en 2036, une hausse par rapport à 2011, tandis que celui vers l’anglais pourrait osciller entre 17 % et 19 %, une baisse par rapport à 2011.

C’est exact, Statistiques Canada a modélisé une augmentation du taux de transfert vers le français et une baisse du taux de transfert vers l’anglais au cours du temps, alors même que la proportion de francophones sera en chute libre justement dans les régions qui reçoivent le plus d’immigrants (la RMR de Montréal). Or, la vitalité d’une langue, donc son attractivité et sa capacité à influer sur les transferts linguistiques, est directement corrélée à la proportion de locuteurs présents6. Il existe une corrélation inverse entre les transferts linguistiques vers une langue et la densité locale de locuteurs. Chose dont n’a pas tenu compte Statistiques Canada, ni d’ailleurs l’OQLF.

Une chose encore. Le recensement de 2016 a démontré que la tendance à l’anglicisation nette des francophones était à la hausse à Montréal7. Cette anglicisation croissante des francophones commence déjà à freiner la croissance de la part du français dans le profit global que tirent le français et l’anglais de l’assimilation au Québec. En 2011 par exemple, le taux de transfert vers le français des allophones était de 54 %. Cependant si l’on inclut l’assimilation des francophones, la part globale des gains du français relativement à l’anglais passe sous la barre des 50 %, soit 49,0 %8. L’assimilation croissante des francophones à Montréal est en train d’affaiblir le rapport de force relatif entre le français et l’anglais. Ainsi, la part globale des gains du français a probablement plafonné et est probablement appelée à décroître dans l’avenir. À moyen terme, lorsque les allophones francotropes constateront que les francophones passent eux-mêmes de plus en plus à l’anglais, on peut spéculer qu’il y aura également un recul du taux de transfert linguistique des allophones francotropes vers le français.

Les conséquences de l’effondrement du poids des francophones à travers toute la RMR de Montréal seront importantes. Les partis nationalistes seront progressivement expulsés de toute la RMR de Montréal dans les prochaines décennies, comme cela s’est fait sur l’ile de Laval au cours des 15 dernières années, c’est-à-dire d’une région qui compte la moitié de la population du Québec. À l’opposé, le QLP y bénéficiera d’une dynamique de renforcement et le nombre de comtés où il pourra espérer gagner sans problème va progressivement augmenter. La dynamique mise en évidence sur l’ile de Laval n’est que le début. Elle va progressivement s’étendre dans les couronnes. Toute la RMR de Montréal va progressivement se « west-islandiser ».

Il est cependant malaisé de prévoir exactement l’échelle temporelle de cette dynamique, car les modèles de prévision démolinguistiques ne sont pas découpés en tenant compte des comtés politiques. Ce travail reste à faire (avis au lecteur !).

À terme donc, dans un avenir pas très lointain, et certainement beaucoup plus tôt que la majorité des Québécois ne s’y attend, si la tendance se maintient, il deviendra quasi impossible pour un parti nationaliste de prendre le pouvoir de façon majoritaire puisque la RMR de Montréal compte pour environ la moitié de la représentation politique à l’Assemblée nationale. L’échelle temporelle reste incertaine, mais le QLP n’a qu’à rester assis et ne rien faire. Il reprendra le pouvoir éventuellement.

Les phénomènes démographiques possèdent une énorme inertie intrinsèque. Une fois partis, il est presque impossible de modifier leur trajectoire. Disons les choses simplement : la chute du poids des francophones au Québec ne serait pas grave si nous savions, si nous avions l’assurance que les transferts linguistiques que les immigrants sont appelés à faire après leur installation au Québec se faisaient en presque totalité vers le français, comme cela est la norme ailleurs au Canada pour l’anglais. Si la chute du poids des anglophones n’empêche pas les Canadiens anglais de dormir, c’est parce qu’ils savent pertinemment que l’anglais est la seule langue de convergence et que les allophones s’intègreront parfaitement en relativement peu de temps et que leur comportement électoral ne se distinguera plus vraiment des anglophones « de souche ». Il leur suffit d’attendre. La situation est toute autre au Québec avec l’anglais qui livre une rude concurrence au français. Comment est-ce possible, par exemple, de continuer à prétendre que notre avenir n’est pas en jeu alors que presque la moitié des cégépiens au préuniversitaire sur l’ile de Montréal choisissent d’étudier en anglais ?

Le philosophe romain Lucius Annaeus Seneca, dit Sénèque, parlant de la gloire, a écrit que « la montée est lente, mais la chute est rapide ». Cette idée toute simple a une portée générale insoupçonnée. Elle a été mise en évidence, par exemple, par des groupes qui modélisent des systèmes complexes9 qui ont démontré que la partie décroissante de la courbe d’une variable d’un système complexe (par exemple, la production mondiale de pétrole) a parfois une pente beaucoup plus abrupte que la partie croissante, ce qui lui donne une allure de « cap » ou de « falaise », appelé « courbe de Sénèque ». Il faut noter que toutes les modélisations démolinguistiques dont nous disposons n’ont jamais osé user d’une corrélation négative entre la densité de locuteurs et les transferts linguistiques vers cette langue. Si cela était fait, nous trouverions en toute probabilité que le poids démographique des francophones au Québec a cette forme caractéristique de « courbe de Sénèque ». Passé un certain point, la chute n’est plus lente et mesurée, mais ressemble plutôt à un effondrement. La hausse de l’anglicisation des francophones à Montréal est un signal d’alarme que nous approchons de ce point d’inflexion.

L’objectif du Québec devrait être de faire du français la seule langue de convergence sur le territoire québécois. La situation actuelle se distingue de celle prévalant lors de l’adoption de la Charte de la langue française en 1997 et complique singulièrement du fait qu’il ne s’agit plus simplement de convaincre les allophones d’adopter le français, mais de convaincre les francophones (à Montréal) de le garder.

Faire du français la seule langue de convergence au Québec signifie qu’il faut mettre fin au bilinguisme de l’État québécois, imposer la loi 101 au cégep, imposer la francisation obligatoire des immigrants, franciser la langue de travail, redimensionner les institutions anglophones (hôpitaux, universités) de Montréal de façon à les empêcher d’assimiler une proportion indue d’allophones, imposer l’affichage unilingue français, etc. Si tout cela était fait, le volume d’immigrants admis ne poserait pas problème. Nous pourrions dormir sur nos deux oreilles en sachant qu’ils vont éventuellement s’assimiler et devenir québécois.

Mais franciser suffisamment est-il possible tout en restant une « province canadienne », alors que le gouvernement du Canada vient nous tirer dans le dos en affirmant que les immigrants sont libres de choisir la langue qui leur convient en sol canadien ? C’était l’objectif de la Charte de la langue française. Cet objectif n’a jamais été atteint.

Le Québec-province se trouve donc pris au piège : il se doit d’intégrer les allophones pour survivre, mais il en est empêché par Ottawa et accusé de racisme quand il veut mettre de l’avant des mesures favorisant le français. Le Québec est donc paralysé, la question linguistique mise sous le boisseau, car insoluble dans un Québecprovince.

Et pourtant, comme le montrent les études démolinguistiques, la maison Québec brûle.

En octobre 2018, la CAQ a gagné. Mais faute de prendre des mesures structurantes en faveur du français, elle risque de connaitre éventuellement – et plus vite qu’elle ne se l’imagine – le même sort que le PQ.