La crise d’octobre 1970 et la théologie de la libération

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Je remercie les organisateurs du colloque sur le 50e anniversaire de la crise d’octobre 1970 de m’avoir invité à traiter le thème de la théologie de la libération en lien avec la crise d’octobre et de le faire en tenant compte de la dimension internationale. Pour moi, parler de l’appropriation de la théologie de la libération, c’est la même chose que de parler de l’accélération de la politisation ou du virage à gauche, dans le Québec des années 1967 à 1970, d’un nombre significatif de personnes qui s’inspirent du christianisme pour alimenter leur pensée et leur action. Quant à la dimension internationale, j’en tiendrai compte en faisant référence à ce qui se passe dans certains pays d’Amérique latine que j’ai fréquentés à la même époque.

Mon texte est structuré en quatre parties. Dans une première, j’évoque celui que j’étais en octobre 1970. Dans une deuxième, j’identifie douze facteurs qui ont contribué à la politisation de chrétiens au Québec au cours des années 1966-1970. Dans une troisième, j’examine la Conférence épiscopale de Medellín en 1968 comme étant un moment charnière de l’émergence de la théologie de la libération dans l’espace public latino-américain. Dans une quatrième, je présente quelques pistes d’analyse sur les réactions des chrétiens politisés lors de la crise d’Octobre 1970.

I– Qui j’étais à l’automne 1970 ?

Pour préparer ce texte, j’ai dû faire un exercice de rajeunissement. J’ai tenté de revenir dans ma tête, 50 ans en arrière. Où étais-je, qui étais-je en octobre 1970 ?

J’avais 29 ans. J’étais jésuite sans être prêtre. J’étais responsable d’une petite communauté de 8 jésuites, au coin de Côte-Ste-Catherine et Déom. Au printemps, j’avais terminé ma licence en sciences religieuses à la Faculté de théologie de l’Université de Montréal. Je poursuivais des études de maîtrise en science politique à l’Université de Montréal. Je venais d’entrer au comité de rédaction de la revue Relations qui, sous la direction d’Irénée Desrochers et Guy Bourgeault, avait amorcé à l’été 1969 un virage à gauche. Le 8 septembre, j’étais rentré d’un voyage de 100 jours en Amérique Latine, dont 35 jours au Chili en pleine campagne électorale présidentielle, pour étudier la place des chrétiens révolutionnaires dans la lutte pour le socialisme menée par l’Unité populaire en respectant les institutions démocratiques. Le 4 septembre à minuit, j’avais écouté avec une foule de partisans de l’Unité populaire, le discours de victoire de Salvador Allende devant le palais de la Moneda à Santiago. Le 6 septembre, sur ma route de retour vers Montréal, j’avais rencontré Mauricio Lefebvre, Oblat d’origine québécoise, à La Paz en Bolivie, dans le cadre d’une grève de la faim. Ce missionnaire qui pratiquait la théologie de la libération fut assassiné le 2 août 1971 sous le gouvernement militaire d’Ovando arrivé au pouvoir à la suite d’un coup d’État. Dans les semaines qui ont suivi mon retour à Montréal, j’ai fait quelques émissions d’affaires publiques sur ce qui se passait au Chili. Le 24 septembre, j’ai fait une conférence sur les élections chiliennes dans une maison privée d’Outremont et, parmi la trentaine de personnes présentes, il y avait Jacques Grand’Maison et Michel Chartrand. Dans ma tête et mes activités, au cours de cet automne 1970, il y avait un projet qui m’animait. C’était celui de bâtir un Réseau de politisés chrétiens qui aurait des affinités et des solidarités avec le courant des Chrétiens pour le socialisme en Amérique latine (Vaillancourt, 1970, 1971a et 1971b).

II– Douze facteurs qui ont favorisé la politisation de chrétiens en 1966-1970

La politisation dont il est question ici se traduit par une posture critique qui impacte les idées et les actions des chrétiens à la fois sur le terrain de l’Église et sur celui de la société. Je relève une douzaine de facteurs l’ont favorisé et illustré.

1. De 1967 à 1970, dans plusieurs communautés religieuses masculines et féminines, on assiste à la création de petites résidences dans lesquelles des groupes de 5 à 8 personnes vivent dans des logements ordinaires, souvent ancrés dans des quartiers populaires, au lieu de vivre dans l’anonymat des grands couvents, maisons et scolasticat. Exemple, les sœurs du Bon conseil et les Oblats dans le Centre-Sud de Montréal ; les sœurs Auxiliatrices ; les Capucins et les Oblats à Hull ; les Fils de la Charité et les Jésuites dans le Sud-ouest ; les Clercs de Saint-Viateur à Havre-Saint-Pierre. Chez les Jésuites, où j’ai vécu cette transition en janvier 1968 avec grand bonheur, on est passé du scolasticat de l’Immaculée-Conception au 1855 Rachel à Montréal où nous vivions à plus de 100 dans une immense maison, vers huit petites résidences de 7-8 personnes à proximité de l’Université de Montréal, des milieux de vie ouverts, dynamiques et ancrées dans leur territoire. Dans la région de Montréal, ces transitions ont été accélérées par la décision des communautés religieuses masculines et du Grand séminaire, d’envoyer les étudiants et leurs professeurs vers la Faculté de théologie de l’Université de Montréal, au lieu de continuer à les garder en serres chaudes dans leurs scolasticats.

2. La grève des étudiants de la Faculté de théologie de l’Université de Montréal à l’automne 1968. Cette grève a duré cinq semaines, la plus longue sur le campus. Les assemblées générales sont nombreuses et fréquentées par les deux tiers des étudiants. Elles sont animées avec brio par un jeune rédemptoriste qui maîtrise bien le code Morin : Gérald Larose. La contestation porte sur les orientations des cours et la gouvernance de la Faculté. La grève a contribué à politiser pour la vie nombre d’étudiants et de professeurs.

3. La création des constituantes du réseau de l’Université du Québec en 1969 a permis le développement de programmes d’étude en sciences religieuses à l’UQAM, à l’UQAC, à l’UQAR, à l’UQTR. Cette étape représente une rupture avec le temps où les grands séminaires et les scolasticats, des milieux fermés, étaient les lieux uniques ou principaux où se faisait l’enseignement de la théologie. Les professeurs et les étudiants de sciences religieuses s’intègrent dans les campus universitaire, ce qui amène de l’oxygène, grâce aux contacts avec d’autres disciplines, d’autres enseignants, d’autres étudiants et, pour certains, l’expérience du syndicalisme universitaire qui, à l’époque, constitue un levier pour la pensée critique et l’action progressiste.

4. À partir de 1969, les directions de deux revues chrétiennes importantes, la revue Maintenant des Dominicains et la revue Relations, des Jésuites se rapprochent. Bien avant 1969, Maintenant était déjà une revue progressiste qui accompagnait la Révolution tranquille et sympathisait avec l’indépendance du Québec (Roy, 2012). Mais Relations était demeurée une revue qui boudait la Révolution tranquille. Le rapprochement entre les deux revues a été rendu possible parce que Relations a entrepris un virage à gauche à l’automne 1969. Ce virage doit beaucoup à l’arrivée de Guy Bourgeault comme secrétaire de rédaction. Il s’accentuera en 1970 avec l’ajout de jeunes jésuites au comité de rédaction comme Gabriel Dussault et moi (Beaudry, 2017 ; Baum, 2011). À partir de 1969, Vincent Harvey et Hélène Pelletier-Baillargeon de Maintenant et Guy Bourgeault se donnent le mot pour se concerter.

5. De 1965 à 1970, un mouvement d’animation sociale original et dynamique se développe dans différentes villes et diocèses du Québec, notamment à Montréal et à Hull. Ce mouvement de comités de citoyens est soutenu par les Églises de Montréal et de Hull. Il est dirigé en partie par des militants chrétiens. Comme Michel Blondin et Françoise Marceau au Conseil des œuvres de Montréal ; Réjean Mathieu et Isidore Ostiguy à l’Assemblée générale de l’Île de Hull (Blondin, Comeau et Provencher, 2012).

6. L’impact au Québec de la politisation d’un nombre significatif de missionnaires québécois (hommes et femmes) qui ont adopté des positions de gauche dans certains pays d’Amérique latine. Ce sont les Jésuites au Brésil ; les Oblats, les prêtres des missions étrangères et les sœurs de la Congrégation de Notre-Dame au Chili, au Pérou et en Bolivie ; les sœurs du Bon-Conseil à Cuba et en Haïti, etc. (Relations, 1973). À mesure que les chrétiens entament un virage à gauche au Québec, ils et elles découvrent l’existence les missionnaires québécois progressistes en Amérique latine et ils ressentent le besoin de nouer des liens avec eux et elles (LeGrand, 2009 et 2013).

7. Le virage à gauche de militants et militantes de mouvements d’action catholique. C’est ce que vivent nombre de dirigeants nationaux de la JOC comme Yves et Lise Nantel, Jean-Guy Laguë, Henri-Paul Labonté, Marie-Claire Nadeau, Joseph Giguère, etc. Le Carrefour 1969 qui a mobilisé 2 500 jeunes travailleurs et chômeurs du Québec et de l’Acadie a constitué un point tournant pour le virage à gauche de la JOC d’ici qui était bien connectée avec la JOC de l’Amérique latine (Labonté, 2011).

8. En 1970, l’équipe de l’émission religieuse de 5D, à la télévision de Radio-Canada, dans laquelle Simonne Monet-Chartrand était recherchiste, cherchait proactivement les collaborations avec les chrétiens de gauche pour faire des entrevues et suggérer des sujets d’émissions allant dans le sens de la théologie de la libération.

9. L’arrivée au Québec tout au long des années 1960 d’une vague immigration haïtienne qui fuyait la dictature des Duvalier. Cette vague d’immigration comprend plusieurs intellectuels et militants de gauche, chrétiens ou pas, qui ont des liens étroits avec Karl Lévêque et Franklin Midy qui ont joué un rôle important dans notre petite communauté jésuite du 2301, chemin de la CôteSainte-Catherine, une maison décomplexée et attractive pour un grand nombre d’Haïtiens et de Québécois. C’est là que nous avons connu les Max et Adeline Chancy, Renaud Bernardin, George Anglade, Ghislaine Charlier, Rosemay Eustache, etc.

10. À la fin des années 1960, des chrétiens de gauche participent à la direction d’organismes de coopération internationale comme Développement et Paix (D&P), SUCO, le CECI et L’Entraide missionnaire. C’était le cas à D&P, une nouvelle organisation qui, avec le soutien de l’Église catholique, a été fondée en 1968 par trois militants chrétiens progressistes : André Tremblay, ex-militant CSN, Denise Gauthier, une militante du Mouvement des travailleurs chrétiens (MTC) et Roméo Maione, ancien dirigeant national de la JOC au Canada. À l’invitation de D&P, l’archevêque brésilien Helder Camara est venu faire une série de conférences au Québec en mai 1968.

11. Au lendemain de la publication d’Humanae Vitae, l’encyclique de Paul VI qui avait créé de fortes polarisations dans l’Église catholique en 1968, on a assisté à l’émergence au Québec d’un mouvement des communautés de base ecclésiales qui s’apparentait à des mouvements semblables apparus au Brésil et en Haïti (Rousseau et Quirion, 1968).

12. À partir de l’automne 1967, Gregory Baum, rencontré lors d’une conférence oécuménique à Toronto, devient une connaissance inspirante pour moi et d’autres chrétiens de gauche au Québec. C’est un théologien canadien d’envergure internationale, membre du NPD et basé à l’Université de Toronto. Les échanges avec Gregory ont nourri notre réflexion critique sur les écrits officiels de l’Église catholique du temps de Paul VI (1963-1978), tant dans le domaine social à la suite de la publication de l’encyclique Populorum progressio en 1967, que dans le domaine de la morale sexuelle à la suite de la publication d’Humanae Vitae en 1968 (Baum, 1990 et 2018).

III– Émergence de la théologie de la libération à Medellín en août 1968

Puisque les mots « théologie de la libération » font partie du titre de mon article, je dois les baliser, ce que je ferai en les situant dans le contexte latino-américain et en privilégiant comme point de référence la Conférence épiscopale latino-américaine (CELAM) d’août-septembre 1968.

C’est lors de cette conférence de 10 jours que la théologie de la libération émerge dans l’espace public. En effet, c’est dans ce continent que cette théologie trouve son origine, en émergeant de pratiques collectives de chrétiens et chrétiennes dans des luttes de libération individuelle et collective avec, par et pour des groupes sociaux dominés (ou opprimés), en suivant la tradition de « la pédagogie des opprimés » de Paulo Freire (1970). S’intéresser à la théologie de la libération, ça implique une dimension théologique (une prise en compte des évangiles et des écritures comme source de réflexion). Ça implique aussi une dimension sociopolitique (une prise en compte des rapports sociaux).

Dans l’année qui a précédé la conférence de Medellín, plusieurs collectifs de chrétiens de gauche avaient publié des lettres pour établir des liens entre les luttes de libération et la rupture avec le système capitaliste dominant1. Ce message se retrouvait dans une lettre publique signée par 900 prêtres (argentins, brésiliens, uruguayens et péruviens) qui écrivaient, le 30 juin 1968, que « la libération est impossible sans un changement fondamental des structures socioéconomiques de notre continent » (Gheerbrant, 1969 : p. 139 ; Commission épiscopale du Pérou, 1969, p. 105). Le même groupe recommandait au CELAM de « ne pas confondre la VIOLENCE INJUSTE des oppresseurs qui soutiennent ce système néfaste avec la VIOLENCE JUSTE des opprimés qui sont obligés d’y recourir pour atteindre leur libération » (Commission épiscopale du Pérou, 1969, p. 106).

Les demandes radicales exprimées dans cette lettre des 900 prêtres représente un cas parmi des dizaines d’autres qui ont été rendues publiques en 1967 et 1968 pour mettre de la pression sur les 200 évêques et experts qui allaient participer à la rencontre de Medellín (Ibid., p. 117-154). C’était à l’époque où l’aile progressiste de l’épiscopat latino-américain était encore consistante et influente, ce qui la rendait perméable aux aspirations des chrétiens engagés dans les luttes de libération.

Quand on examine les passages substantiels des documents conclusifs de la Conférence de Medellín qui abordent les questions de paix, de violence, de pauvreté et de justice, en ayant en tête les positions adoptées habituellement dans les documents officiels de l’Église catholique romaine, on trouve, certes, des éléments de continuité. Par exemple, ces documents réaffirment clairement que les chrétiens sont des artisans de paix qui réprouvent la violence et tiennent compte des balises rappelées par Paul VI à l’effet que « violence et révolution sont contraires à l’esprit chrétien » ; ou que « la violence ou la révolution armée engendre généralement de nouvelles injustices, introduit de nouveaux déséquilibres et provoque de nouvelles ruines » (Commission épiscopale du Pérou, 1969, p. 233-234).

Toutefois, il faut aussi souligner que les documents du CELAM à Medellín comprennent des positions innovantes sur deux points en particulier.

Premièrement, le CELAM a repris à son compte le concept de « violence institutionnalisée », ce qui était une première dans un document officiel de l’Église. Je cite le document final de Medellín sur la Paix : « Il [le chrétien] n’est pas sans se rendre compte qu’en bien des endroits l’Amérique latine se trouve placée devant une situation d’injustice que l’on peut appeler violence institutionnalisée, parce que les structures actuelles violent les droits fondamentaux, situation qui exige des transformations globales, audacieuses, urgentes et profondément novatrices. » (Cité dans Gheerbrant, 1969, p. 223.) Ce qui ressort ici, ce n’est pas seulement le diagnostic assumé dans la doctrine catholique officielle concernant la violence institutionnalisée générée par le système socioéconomique dominant, mais c’est davantage la nécessité pour les chrétiens qui font un tel diagnostic de participer à des transformations globales de ce système de violence et d’injustice institutionnalisées.

Deuxièmement, le document final de Medellín sur la paix accepte d’élargir l’interprétation de l’article 31 de l’encyclique Populorum Progressio. Cet article affirme que, pour les chrétiens, l’utilisation de la violence révolutionnaire pour renverser un gouvernement est condamnable, sauf si on est en présence d’un « cas de tyrannie évidente et prolongée qui porterait gravement atteinte aux droits fondamentaux de la personne et nuirait dangereusement au bien commun du pays » (Paul VI, 1967 ; Gheerbrant, 1969, p. 223). L’élargissement apporté par la Conférence épiscopale de Medellín dans ses conclusions ouvre une porte pour que l’insurrection soit légitime en présence d’un deuxième type de scénario, soit dans les cas où la tyrannie provient « de structures indiscutablement injustes ». Donc, la nouvelle formulation proposée par les évêques à Medellín parle d’une « tyrannie provenant d’une personne ou de structures indiscutablement injustes » (cité dans Gheerbrant, 1969, p. 225-226).

Cette brèche a été utilisée à la suite de la conférence de Medellín par les théologiens de la libération et les intellectuels de gauche qui étaient favorables à cet élargissement de la formulation faite dans l’article 31 de Populorum Progresio.

C’est précisément ce qu’à fait Gustavo Gutierrez en soulignant, dès février 1969, dans le « prologue » d’un ouvrage sur Medellín, qu’il faut mettre en cause « la dynamique de l’économie capitaliste », « affirmer la nécessité d’une libération » et promouvoir la consigne que les chrétiens doivent « participer dans le processus de libération […] à partir d’une solidarité réelle avec les opprimés de ce continent qui sont les premières victimes de la situation » (Gutierrez, dans Commission épiscopale de l’action sociale, 1969, p. 10).

C’est aussi ce qu’à fait Gonzalo Arroyo, un jésuite économiste agricole et futur leader des Chrétiens pour le socialisme au Chili, dans un article de Mensaje sur la violence institutionnalisée publié en novembre 1968, peu de temps après la Conférence de Medellín (Arroyo, 1968). Je le cite : « Nous chrétiens, qui croyons en la fécondité de la paix, avons-nous fait quelque chose de plus que de parler de changements globaux de structures ? Avons-nous canalisé nos efforts dans l’action pour supprimer l’injustice institutionnalisée ? » (Arroyo, 1968, p. 544).

En somme, après la rencontre continentale des évêques à Medellín, la référence à la théologie de la libération s’est généralisée comme une trainée de poudre. Mais sur les plans des discours et les pratiques, la théologie de la libération emprunte des déclinaisons plurielles comme en témoigne le choix des mots clés auxquels elle est associée. Ces choix de terminologies sont tributaires des cadres d’analyses fournis par les sciences sociales et humaines. Les discours privilégiés par les praticiens et les théoriciens de la théologie de la libération à la fin des années 1960 et par la suite, en Amérique latine comme au Québec, par des problématiques multiples (marxisantes, marxistes, social-démocrates, etc.). Ainsi, en portant attention à ces pratiques et discours pluriels, on pourra être attentifs au choix des mots pour désigner les groupes d’acteurs qui sont concernés par les pratiques de libération. Est-ce que les catégories retenues pour parler de libération font référence au couple exploiteurs/exploités, ou oppresseurs/opprimés, ou dominants/dominés, ou riches/pauvres (Assmann, 1971).

IV– Les chrétiens de gauche et la crise d’Octobre 1970

1. Les chrétiens progressistes ont réagi positivement à la lecture du Manifeste du FLQ, tout en se dissociant du recours à la violence. Ils se sont retrouvés dans la promotion de l’objectif de l’indépendance et de la lutte contre les inégalités sociales. La JOC s’est prononcée publiquement pendant la crise d’octobre 1970, comme me l’a rappelé récemment un ancien dirigeant national : « Le FLQ fut une erreur. Cependant la JOC avait fait un communiqué, en octobre 1970, pour appuyer les objectifs, mais non les moyens. » (Labonté, 2020). L’assemblée générale des étudiants de théologie de l’Université de Montréal, présidée par Gérald Larose, a fait de même en adoptant une résolution qui appuyait l’analyse du FLQ tout en condamnant l’utilisation de la violence. Dans un éditorial de Relations, en décembre 1970, Gabriel Dussault et moi avons écrit : « Le manifeste a rejoint plusieurs secteurs de la population : sa description des problèmes socioéconomiques rencontre, dans ses grandes lignes, l’accord explicite de groupes fort divers. » (Dussault et Vaillancourt, 1970). Il faut le dire, jusqu’à la mort de Laporte, il y avait beaucoup de sympathie pour le manifeste ; mais après la mort de Laporte, ce capital de sympathie s’est effondré.

2. Les chrétiens de gauche se sont engagés, avec les autres forces démocratiques et progressistes, dans la dénonciation de la Loi sur les mesures de guerre et dans la critique des arrestations et emprisonnements sans mandat de près de 500 personnes. Sans surprise, la revue Maintenant a publié en novembre et décembre deux numéros très critiques vis-à-vis la position des gouvernements, notamment celle du gouvernement fédéral (MAINTENANT, 1970). Je me souviens d’une assemblée publique mouvementée organisée par la revue Maintenant et tenue à la maison des Dominicains sur Côte-Sainte-Catherine, quelques jours après la mort de Pierre Laporte. Cette assemblée a critiqué vigoureusement la Loi des mesures de guerre et dénoncé les atteintes aux droits et libertés des personnes. De façon plus surprenante, la revue Relations a aussi adopté des positions qui ont dérangé les gouvernements, surtout le gouvernement fédéral de Trudeau dans un éditorial collectif en novembre 1970 qui prenait aussi position contre la violence tout en écrivant : « La preuve vient d’être faite que ce qui est menacé au Québec, c’est la démocratie » (Relations, 1970).

3. Les chrétiens de la gauche se sont associés aux critiques formulées par d’autres composantes de la gauche : Critique des gouvernements Bourassa et de Trudeau qui, dans un premier temps, ont donné des signes de volonté de négocier, puis dans un deuxième temps se sont rabattus sur une position dure de refus de négocier, sous prétexte qu’un gouvernement provisoire dirigé par Claude Ryan et René Lévesque se préparait à prendre le pouvoir à Québec. Critique du gouvernement « Bourassa qui s’est jeté dans les bras de Trudeau » (Dussault et Vaillancourt, 1970). Critique du gouvernement Trudeau et du gouvernement municipal de Drapeau qui se sont employés à associer le PQ et le FRAP au FLQ.

4. Avec le recul du temps, on constate que la référence au blocage des voies et institutions démocratiques, lors des élections provinciales d’avril 1970, utilisée par le FLQ pour légitimer les enlèvements n’a pas été commentée abondamment à l’époque, ni par la gauche chrétienne ni par la gauche en général. Ayant vu personnellement à l’été 1970 ce que pouvait être un véritable blocage de la voie démocratique dans des pays gouvernés par des juntes militaires comme c’était le cas au Brésil, en Uruguay, en Argentine et en Bolivie, je voyais mal à l’époque comment on pouvait comparer ces conjonctures politiques bloquées en Amérique latine avec la situation politique qui prévalait au Québec.

5. Sur la violence, je note que la problématique de la violence institutionnalisée, assumée par les évêques latino-américains à la Conférence de Medellín et par les mouvances de la théologie de la libération dans les années post-Medellín, a été utilisée au Québec par une partie de la gauche chrétienne pour commenter la crise d’octobre en contrant le discours suggérant que la violence était le monopole des terroristes. À cet égard, la relecture de l’éditorial collectif de la revue Relations rédigé le 24 octobre et publié dans le numéro novembre 1970 vaut le détour. L’éditorial, dans lequel on reconnaît la griffe éthique de mon ami Guy Bourgeault, condamne nettement la violence felquiste. Mais il le fait tout en dévoilant les liens qui la rattachent à la violence institutionnalisée générée par le système sociopolitique et socioéconomique dominant. Je cite deux passages de l’éditorial. Un premier, plus général : « Nous condamnons la violence. Nous aurons pourtant à vivre sous sa menace aussi longtemps que nous n’aurons pas le courage, la lucidité, la compétence qu’exige l’extirpation de ses causes. » Puis un deuxième passage qui atterrit plus concrètement sur des exemples de violence institutionnalisée apparus récemment :

Les deux faits majeurs de la situation nouvelle, le terrorisme et la répression, soufflent la peur. Une peur que, paradoxalement, les violences ordinaires de notre société – nous pensons aux grèves, à celle, toute récente, des médecins spécialistes, par exemple – nous inspirent à un degré moindre. Il faut nous habituer à dominer la peur, car elle suggère sans cesse la réaction violente, la violence terrible des hommes de l’ordre et des biens pensants, qui engendre finalement le cercle infernal de la vengeance (RELATIONS, 1970).

La mention de l’exemple de la grève des médecins spécialistes dans l’extrait que je viens de citer était particulièrement pertinente et courageuse quand on tient compte du contexte rappelé récemment par un témoin de l’époque dans une lettre au Devoir. Claude Castonguay venait de déposer un projet instaurant l’assurance maladie au Québec. Le 8 octobre, les médecins spécialistes se mettent grève pour bloquer le projet de loi. Le 10 octobre, Pierre Laporte est enlevé. La conjoncture a changé et les médecins n’ont plus le même pouvoir de nuisance. Le 15 octobre, l’Assemblée nationale adopte une loi spéciale pour forcer le retour au travail des médecins. « On passa la loi et la grève fit long feu », grâce aux événements d’Octobre, ce que Castonguay a reconnu par la suite ! (Lemieux, 2020).

Conclusion

Pour conclure, je reviens sur une entrevue donnée à une journaliste du Vancouver Sun en novembre 1970. Pour deux raisons. D’une part, parce que cette entrevue me rappelle ce que je pensais et disais comme chrétien de gauche sur la crise d’octobre, en particulier au chapitre du recours à la violence. D’autre part, parce qu’elle me donne l’opportunité de réfléchir de façon critique à ce que je pensais sur la violence il y a 50 ans et à ce que je pense de cela aujourd’hui. Cette entrevue, faite par Lisa Hobbs, une chroniqueuse du Vancouver Sun, a été publiée en décembre 1970, dans une pleine page du journal. Je l’ai relue ces derniers jours en me disant qu’elle pouvait constituer un miroir de ma position comme chrétien de gauche en octobre 1970 et me fournir une occasion de prendre une distance critique aujourd’hui face à ce que je pensais et disais au sujet de l’usage de la violence.

Sans surprise, j’ai constaté que la chroniqueuse revenait plusieurs fois sur ma position concernant la violence. Au départ, elle me demande de réagir au mot révolution. Je lui réponds : « Pour moi, la révolution est un beau mot. Il signifie faire des changements qui touchent les règles du jeu, les règles voulant dire le système lui-même ». Lisa Hobbs enchaîne en me questionnant sur le recours à la violence : « Est-ce que je voudrais, en tant que chrétien, argumenter en faveur de la violence ? » Je réponds que : « Je n’accepte pas les règles du FLQ. Que la stratégie qui consiste à utiliser les méthodes de la guérilla urbaine arrivent trop vite au Québec. Qu’elles donnent une légitimité aux pouvoirs politiques pour recourir à la répression et éviter le changement. Ces moyens devraient être adoptées seulement si les autres moyens s’avèrent inutiles. » Puis, la chroniqueuse me relance sur la violence. Je lui réponds en disant : « que la violence est déjà en action dans le système. Je l’invite à regarder la situation actuelle des chômeurs dans le Sud-Ouest de Montréal », en reprenant à mon compte le thème de la violence institutionnalisée utilisé à Medellín. Mais Madame Hobbs ne lâche pas le morceau. Elle enchaîne en faisant référence à mes deux voyages récents en Amérique latine et me fait dire que « Je suis plus chez moi à Santiago, au Chili, que dans toute autre partie du Canada ». Elle rebondit en me demandant si je pouvais « réconcilier [mon] christianisme avec mon admiration pour la révolution chilienne marxiste, mais non sanglante. »

Un demi-siècle plus tard, quand je relis cette entrevue, je me trouve globalement confortable avec les lignes d’argumentation que j’ai développées sur la violence institutionnalisée en m’appuyant sur quelques acquis fragiles issus de ma fréquentation de la théologie de la libération. Mais je constate que je manquais terriblement d’expérience et d’assurance pour traiter ces questions difficiles avec l’aplomb et la profondeur que j’aurais souhaité avoir. q

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1 On retrouve des dizaines de documents collectifs signés par des groupes de chrétiens de gauche, comprenant des évêques, des prêtres, des religieux et religieuses et des laïcs, dans Gheerbrant (1969) et le livre sur Medellín produit par la Conférence épiscopale du Pérou (1969).

* Professeur émérite, École de travail social, UQAM.

** Tiré du colloque « La violence politique » organisé par la SOPPOQ à l’occasion du 50e anniversaire de l’imposition des mesures de guerre.

Version PDF 2020octobrenovembre250

Je remercie les organisateurs du colloque sur le 50e anniversaire de la crise d’octobre 1970 de m’avoir invité à traiter le thème de la théologie de la libération en lien avec la crise d’octobre et de le faire en tenant compte de la dimension internationale. Pour moi, parler de l’appropriation de la théologie de la libération, c’est la même chose que de parler de l’accélération de la politisation ou du virage à gauche, dans le Québec des années 1967 à 1970, d’un nombre significatif de personnes qui s’inspirent du christianisme pour alimenter leur pensée et leur action. Quant à la dimension internationale, j’en tiendrai compte en faisant référence à ce qui se passe dans certains pays d’Amérique latine que j’ai fréquentés à la même époque.

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