La fin de la verticalité dans l’exercice du pouvoir, vraiment ?

C’est connu, la révolution numérique soustrait de plus en plus de tâches humaines (physiques comme intellectuelles) au profit de la technologie. Au même moment, d’aucuns se réclamant d’une gestion progressiste militent pour en finir avec la verticalité en entreprise, ce type de direction misant sur une chaine de commandement de haut en bas dans l’organisation moderne. La plupart des écoles de gestion soutiennent cette vision progressiste. Depuis plusieurs années, on a effectivement et graduellement mis de côté la verticalité, c’est-à-dire « le bon vieux modèle de la hiérarchie militaire » pour le dire comme la revue Gestion de nos HEC.

 

Dès lors, notre époque célèbre l’idée d’un rapprochement du dirigeant avec sa base, voire une évolution inéluctable de la figure et de la fonction d’autorité dans l’entreprise vers un partage en profondeur du pouvoir et vers une plus grande humanité. Ainsi, outre les questions reliées au contrôle des décisions, cette évolution s’arrime parfois avec un passage obligé, celui d’une démonstration de vulnérabilité pour les gens en position de pouvoir. Il fut effectivement démontré que des modèles comme le taylorisme et la chaine de montage Ford étaient déshumanisants, aliénant les employés et minant la motivation et la créativité, deux ingrédients essentiels dans la plupart des secteurs industriels aujourd’hui. En s’affranchissant de ce vieux modèle pour les bonnes raisons, l’enthousiasme de certains a peut-être également mené à la destruction des murs de fondation dans la structure managériale.

Ainsi, on a remis en question et parfois dénoncé la distance et la solitude du décideur, deux éléments jadis essentiels à des décisions dénudées de biais personnels, lors de crises, de réorientation stratégique ou de licenciements massifs. Avec la présence importante d’entreprises de service et de consultants en transformation organisationnelle, l’entreprise moderne est systématiquement invitée à opter pour un aplanissement des structures, un décloisonnement des fonctions, une direction horizontale où le patron est un collaborateur comme tant d’autres, à la fois accessible et imparfait. Dans les grandes entreprises globales en particulier, on veut faire vivre ce nouveau modèle avec des bureaux organisés selon un « concept ouvert », témoignant ainsi de l’intention des entreprises faire vivre ce nouveau modèle de relations cadres-employés. On proclame et officialise la fin de la segmentation formelle et physique du pouvoir entre cadres occupant jadis de grands bureaux fermés et leurs employés de bureau qui devaient se contenter d’étroits cubicules. On proclame la fin observable des privilèges liés à l’autorité.

Avec des intentions nobles se pointent aussi les partenariats improbables, celui entre l’école nationale de l’humour et les HEC par exemple. Flairant la bonne affaire, l’École nationale de l’humour propose à son impressionnante liste de clients de : « Positionner l’humour comme instrument de proximité, de déhiérarchisation, de dédramatisation, de communication, d’humanisation, de créativité et d’interactivité, en plus d’être porteur de transparence, d’authenticité et de solidarité. ». C’est qu’on croit pertinent que le gestionnaire d’aujourd’hui et de demain se sensibilise « au pouvoir de l’autodérision, aux types d’humour utilisés par les gestionnaires et au rire comme outil de communication et de proximité. » En effet, qui n’a pas récemment participé à un team building, question de bâtir un vaisseau spatial en équipe par exemple. À partir de matériaux désassortis dans un exercice où les rôles formels sont abolis et où le manager se présente en humain comme les autres, cabotin même, dans toute cette vulnérabilité apparemment prisée par les employés. Pour utiliser une formule de Beau Dommage, il est maintenant plus que convenable que le gestionnaire fasse tourner des ballons sur son nez. Tout est donc prêt, l’espace est créé pour « connecter » le dirigeant avec sa base, ou sa base idéalisée avec des employés triés au volet pour représenter la masse dans une photo sur le site web ou la newsletter de l’entreprise. Il serait exagéré de diaboliser de telles initiatives. Il s’agit plutôt de considérer leur multiplication comme des symboles d’efforts vers une direction horizontale où le pouvoir est partagé et l’accessibilité au patron se trouve renforcée dans la mesure où les niveaux hiérarchiques sont moindres.

Déjà en mars 2019, le Financial Times rapportait que des entreprises avaient instauré des programmes de « mentorat inversé » pour permettre un échange direct entre un employé et le dirigeant. L’un d’entre eux avoua même avoir appris à envoyer des invitations aux cocktails de Noël dégenrées grâce à l’apport de son mentor-employé.

Chez nous, des intellectuels du monde des affaires continuent de mettre les dirigeants en garde contre ce vestige qu’est l’autorité. Dans une rubrique qui faire sourire, Olivier Schmouker du journal Les Affaires nous prévient contre « le danger insoupçonné de la cravate ». Répondant à un lecteur lui avouant son aversion envers la cravate au bureau, le chroniqueur lui répond que « la cravate se veut un symbole d’autorité, et c’est pourquoi elle est encore si fréquente dans certains milieux professionnels, en particulier dans celui du conseil. Le hic, c’est que ce symbole est devenu, en ce début de XXIe siècle, un symbole désuet, l’autorité n’étant plus considérée comme un synonyme de compétence. » Fournissant à son lecteur des études qui jurent que la cravate nuit à la santé, il le met toutefois en garde contre l’idée de traiter son patron de « dinosaure ».

L’autorité n’a plus la cote. Pourtant, a-t-on vérifié le coût et les désavantages liés à l’absence d’autorité, à une vacuité du pouvoir ou à l’éparpillement de celui-ci ? Rappelons-nous l’étrange impression qu’ont laissée des syndicats de professeurs prenant la parole lors du débat sur la loi 21 au Québec pour nous expliquer qu’ils n’avaient aucune autorité. Combien de parents s’étaient alors demandé qui menait en classe ? Évidemment, les promoteurs proclamant la désuétude de l’autorité s’appuient généralement sur des exemples de dérives autoritaires bien réels pour mettre l’autorité voire la verticalité au banc des accusés. Et ils opposent à ceux-ci des exemples d’entreprises ayant réussi en s’affranchissant du vieux modèle. Les modèles allemand et japonais ont joué ce rôle dans les années 90, à une époque où les plafonds de verres d’une hiérarchie trop militaire étaient remis en question en occident. On réclamait un renouveau dans les modes de gestion, une direction horizontale pour libérer la créativité et l’innovation où le leader deviendrait plus accessible et délivré des échelons de cadres intermédiaires qui le coupaient de sa base de salariés.

Plusieurs années plus tard, d’aucuns réalisent que l’autorité pourrait être bien plus une obligation qu’un privilège, qu’elle est assortie de grandes responsabilités qui ont pour but de protéger à la fois l’entreprise et ses employés. Combien de fois, au lendemain d’une crise, a-t-on entendu des employés à la machine à café constater que « la dernière restructuration était probablement la bonne décision, mais je suis soulagé de ne pas avoir eu à la prendre. » Les employés reconnaissent d’entrée de jeu que le (la) gestionnaire a un pouvoir et une responsabilité décisionnels. Ils s’attendent à ce que le patron prenne les décisions difficiles, de façon intelligente, transparente, parfois en consultant et toujours de façon non biaisée en maximisant la communication et le dialogue, en respectant la confidentialité et l’intégrité des salariés. La solution ne serait-elle pas plutôt ici, dans ce dosage et cette modernisation éclairée de l’autorité, plutôt que dans sa diabolisation et sa dispersion ?

D’ailleurs, comme le rapportait justement notre chroniqueur du journal Les Affaires dans une chronique subséquente traitant du modèle de direction à la mode, la direction horizontale, on réalise qu’il est loin d’être une panacée. La définition proposée par l’ordre des conseillers en ressources humaines agréés est large :

[La direction horizontale] se manifeste donc par le partage de la direction entre les membres d’une équipe. Selon les dossiers, les sujets ou les projets, la direction est accordée à celui ou à celle qui possède la compétence ou la légitimité pour l’assumer. De plus, [la direction horizontale] est de type collaboratif en ce qu’elle amène les gens à agir de concert plutôt qu’à miser sur les directives formelles. Les membres de l’équipe sont en mouvement et décident ensemble.

La direction horizontale n’est pas inéluctablement vouée à l’échec, mais elle n’est pas non plus une garantie de succès. À cet égard, comme pour le fameux concept de « fit culturel », il y a un risque de contorsionnisme et de décontextualisation qui peuvent arriver à faire dire n’importe quoi et son contraire à cette conception de la direction. Comme cette idée voulant qu’il fasse y arriver coûte que coûte parce que la « venue des jeunes travailleurs n’est certes pas sans lien avec cette transformation du leadership. S’ils influencent la notion de leadership, c’est qu’ils semblent plus engagés à l’égard de leur équipe qu’envers leur supérieur immédiat. »

Bien que la génération montante semble effectivement moins bien disposée face à l’autorité et plus orientée vers les décisions d’équipe, beaucoup de salariés, jeunes et moins jeunes, découvrent le fossé qui existe souvent entre les principes de la diection horizontale menant au déboulonnement de la figure d’autorité et son application réelle. Communément, l’installation d’une structure horizontale suit une transformation organisationnelle, une restructuration au cours de laquelle des niveaux de cadres ont été abolis. Il peut s’agir d’une noble idée, légitime à tout le moins, si elle est bien exécutée… ou d’une initiative terrifiante si les processus administratifs ne sont pas réduits ou simplifiés de façon consubstantielle dans le passage d’un mode de direction traditionnel à la direction horizontale.

Prenons l’exemple de la grande entreprise où les processus d’approbation et d’autorisation requièrent souvent la révision et la signature de toute une série de gestionnaires, selon leur grade et niveau d’autorité. Si ces processus ne sont pas revus et simplifiés avec l’implantation d’une structure aplatie, les quelques gestionnaires survivants se voient submergées de paperasse et sollicités pour toute une série de décisions. Ensuite, les hauts dirigeants voient leurs responsabilités se multiplier, incluant le nombre d’employés sous leur responsabilité. Ironiquement et dans un revirement de situation plutôt cruel, les patrons à bout de souffle ne seront pas plus disponibles ni accessibles que dans l’ancienne structure, en plus de devoir prendre une tonne de décisions dont certaines sont probablement éloignées de leur champ de compétence principal.

Au-delà des défis pour les gestionnaires survivants le passage à la direction horizontale, la relève pourrait faire gravement défaut dans ce nouveau modèle organisationnel s’il est mal pensé, ou simplement incompris. Pour nombre de candidats internes qui aspiraient à des postes plus importants dans l’entreprise, l’implantation d’une nouvelle structure aplatie devient un obstacle à leurs ambitions. Quant aux candidats externes, ils verront aussi moins de postes alléchants et entendront surement parler de la charge de travail écrasante et plusieurs refuseront même les appels des chasseurs de tête.

Dans un contexte de pénurie de talents, il faut y penser à deux fois avant de mettre en place une structure aux visées angéliques qui finira par se retourner contre l’entreprise lorsque ses employés, passés et actuels, iront décrire leur expérience sur le très populaire site pour les chercheurs d’emplois Glassdoor.

https://ordrecrha.org/ressources/revue-rh/archives/et-si-le-leadership-horizontal-etait-bon-pour-la-sante

https://www.lesaffaires.com/strategie-d-entreprise/management/la-cravate-un-danger-insoupconne/629841

https://www.lesaffaires.com/strategie-d-entreprise/management/gare-a-la-face-cachee-du-leadership-horizontal/631911

* L’auteur est dirigeant commercial depuis plus de 20 ans dans l’industrie des biens de consommation au Canada. Au cours des dernières années, il a également occupé des rôles de direction sur des conseils d’administration et comités d’association de manufacturiers canadiens. Il partage ses réflexions à titre personnel.