La FNEEQ et la pédagogie « inclusive »

Le problème avec la nouvelle gauche, me semble-t-il, réside précisément dans son ignorance de l’histoire, avec pour conséquence le fait qu’elle persiste à reproduire les figures les moins intéressantes de cette histoire : un sectarisme rampant, une obsession de la pureté idéologique, une idéalisation des groupes d’exclus.

Christopher Lasch1

Vous êtes sans doute nombreux, faute de temps ou d’intérêt, à ne jamais lire les publications de la Fédération nationale des enseignants et enseignantes du Québec, voire à ne pas connaître l’existence de l’un de ses plus influents comités. Vous auriez pourtant intérêt à prendre connaissance de son dernier rapport. Sorte de « Think Tank » militant chargé de produire périodiquement des réflexions destinées à orienter les instances de notre organisation, École et société publie ainsi régulièrement des textes de fond sur les nombreux enjeux relatifs à la profession et à la condition enseignante.
Résolument progressistes (j’en suis), ses membres rédacteurs ont développé, au cours des dernières années, une production critique d’une grande richesse sur des questions aussi déterminantes que la réussite, la marchandisation et l’enseignement à distance que l’on peut consulter aisément.

 

Comme toutes les organisations syndicales sensibles aux grandes questions sociales et politiques, la FNEEQ n’est pas imperméable aux idéologies qui traversent le corps social et qui, d’une époque à l’autre, tendent à devenir hégémoniques tant au sein de l’imaginaire militant que du discours de ses porte-paroles. À cet effet, les plus vieux d’entre nous se souviendront d’un temps – pas si lointain – où des groupuscules maoïstes investissaient les cégeps, les universités et les syndicats en défendant le plus sérieusement du monde les régimes sanguinaires de Pol Pot au Cambodge et celui d’Enver Hoxha en Albanie. Terreau fertile pour l’« entrisme », les départements de sciences sociales, de philosophie et de littérature virent alors un nombre important de « camarades enseignants » succomber aux charmes du maoïsme et de la promesse d’une société sans classe. On connaît la suite…

Or, si les avant-gardes éclairées d’aujourd’hui ne nous parlent plus d’un obscur paradis outre-frontière, elles ont tout de même conservé les mêmes réflexes tant dans leur posture morale que dans leurs stratégies. Je fais ici allusion non seulement à ce qui est devenu l’affaire Lieutenant-Duval, mais à d’autres cas révélateurs d’un sérieux dérapage. On pourrait toujours excuser l’intransigeance juvénile de jeunes exaltés en quête d’absolu comme ces étudiants qui se permettent d’intimider une professeure de l’UQAM parce qu’elle réfère aux déterminants sexués (masculin et féminin) en biologie. À Concordia, une autre collègue a reçu des plaintes parce que le mot « nègre » apparaissait dans une œuvre littéraire. Hélas, le néo- stalinisme semble s’être étendu, depuis peu, à d’autres sphères professionnelles en contaminant de bien moins jeunes. Une journaliste de la CBC fut ainsi suspendue parce qu’elle a parlé du livre de Pierre Vallières lors d’une réunion de production. Ailleurs, des humoristes, des artistes (Robert Lepage) et écrivains sont accusés de racisme, d’« appropriation culturelle » ou de transphobie sans que l’on sache de quoi il en retourne. C’est le cas de J.K. Rowling, auteure du célèbre « best-seller », Harry Potter, bannie récemment des célébrations entourant son œuvre parce qu’elle a osé rappeler, qu’à son humble avis, seules des femmes pouvaient avoir des menstruations, etc2.

C’est ce qui nous ramène au dernier rapport de la FNEEQ sur la liberté d’expression.

Défense de la liberté académique

Présenté lors du Conseil Fédéral de décembre 2021, le rapport du Comité École et société3 fait suite à la crise provoquée par l’affaire Lieutenant Duval dont l’un des effets positifs fut de forcer les institutions d’enseignement et les organisations syndicales à adopter des principes et politiques claires en matière de liberté académique. Tel était donc le mandat du comité FNEEQ qui, dans une réflexion dense et appuyée, revient sur la signification même de ce qu’est la liberté académique et sur le fait qu’elle constitue le socle fondamental de l’acte pédagogique. Au rang des menaces à cette liberté, la FNEEQ dénonce avec raison le danger que représente l’intrusion du secteur privé dans certains programmes et les dérives inhérentes à la marchandisation de l’enseignement dont serait porteuse une certaine idéologie managériale. Il faut s’inquiéter par ailleurs du caractère insidieux des velléités ministérielles en matière de réussite qui se traduisent depuis plusieurs années par des pressions à un encadrement plus étroit du corps enseignant « par une armada de personnes conseillères pédagogiques ou technopédagogiques » dont on connaît le baratin insignifiant sur les « pratiques novatrices4 ». Derrière les nobles intentions et les discours creux sur la nécessité de s’adapter aux « besoins » des nouvelles « clientèles » se profile le spectre d’une standardisation peu compatible avec l’idée que l’on se fait de la liberté académique et de l’enseignement supérieur. Qui plus est, cette dynamique s’accompagne de l’exacerbation, chez les gestionnaires, d’une « approche client » dont la traduction la plus explicite se révèle – chez les étudiants – dans le développement d’une culture de la plainte (au sens juridique du terme) qui voit se démultiplier, dans l’arbitraire le plus total, des demandes de révision de note, voire de contenus jugés offensants.

Le maître mot à retenir est donc, d’emblée, celui d’indépendance ; d’abord à l’égard des groupes de pression, quels qu’ils soient, des pouvoirs religieux (et de religions faudrait-il ajouter), des entreprises, de l’État, mais aussi de l’« opinion publique ». En somme, la liberté académique est consubstantielle à l’autonomie professionnelle.

« Une vision occidentale de la liberté académique5 »

Dans sa première partie, le rapport du comité École et société ne soulève donc aucune objection. Il est ainsi tout à fait juste de souscrire largement aux principales recommandations qu’il soumet aux instances et qui apparaissent à la toute fin des soixante-douze pages. C’est toutefois la seconde partie du rapport qui étonne. On a en effet l’impression, à sa lecture, qu’il s’agit d’un dossier étranger en soi comme si le texte avait été écrit par d’autres auteurs. Moins « syndicale » et nettement plus tendancieuse sur le plan idéologique, cette seconde partie nous amène tout doucement ailleurs, sur un terrain miné par de nombreuses contradictions.

Sensibles comme nous le sommes tous et toutes aux injustices, aux inégalités et aux discriminations, les auteurs s’inquiètent d’abord du fait que le manque de représentativité au sein du corps enseignant puisse faire en sorte que, « dans un contexte de diversification des profils des étudiantes et des étudiants, certaines et certains ne se reconnaissent pas dans le corps enseignant ». Une plus grande représentativité – ajoute-t-on – serait « favorable à une meilleure compréhension des diverses réalités qui traversent la société tout en étant susceptibles de réduire de potentielles tensions6 ». Certes, que l’on souhaite voir plus de néo-Québécois et d’autochtones joindre les rangs des différents départements est sans doute un objectif fort louable. Prétendre cependant que le portrait actuel du corps professoral se traduit par une difficulté des étudiants d’une autre couleur de peau à s’« identifier » et qu’une telle réalité soit génératrice de tensions paraît pour le moins péremptoire. Que veut dire pour un étudiant qui s’apprête à entrer à l’université (on ne parle pas d’un petit enfant du niveau primaire) le fait de s’identifier à un professeur ? De mémoire d’étudiant, c’était, me semble-t-il, le contenu du cours qui déterminait nos trajectoires bien davantage que l’origine ethnique et culturelle du professeur dont on se foutait éperdument.

La surprise passée, le lecteur résolu vient à comprendre, peu à peu, de petits glissements à de grands raccourcis, ce qui anime fondamentalement les membres du comité. Parlant d’une « vision occidentale » de la liberté académique (que serait au juste une vision asiatique ?) et ne s’embarrassant d’aucune nuance en matière de faits historiques, les auteurs soulignent que celle-ci s’est inscrite « dans la modernité » : « système de valeurs, ajoute-t-on, porteur d’inégalités dans sa valorisation de l’individualisme, du capitalisme, de la propriété privée, et qui s’est nourri du colonialisme, de l’esclavage et du patriarcat », rien de moins. On comprendra qu’un tel héritage « influence les rapports de pouvoirs dans nos sociétés et, conséquemment, dans le monde de l’éducation et de l’enseignement supérieur [sic]7 ».

Aucune démonstration sérieuse n’accompagne pour autant cette lecture de l’histoire qui sert au contraire de préambule à la section trois du texte intitulée « Pédagogie non discriminante et sujets sensibles ». Brandissant les références à l’UNESCO comme argument d’autorité, les auteurs du rapport nous rappellent une grande vérité : enseigner, c’est aussi s’assumer comme figure d’autorité, ce qui implique un sens aigu des responsabilités et du « bien-être des étudiants… sans discrimination fondée sur la race, la religion ou, le cas échéant, une incapacité8 ».

On doit reconnaître que les établissements d’enseignement ne se situent pas à l’écart de la société, et qu’ils sont eux aussi traversés par des rapports de pouvoir et de domination qui imprègnent celle-ci. Comme enseignantes et enseignants, et comme syndicalistes, nous estimons avoir le devoir de lutter contre toutes les formes de discrimination et d’inégalité. Pour ce faire, il faut reconnaître que, dans l’exercice de nos fonctions, nous sommes parfois placés dans une situation d’autorité symbolique et que des responsabilités viennent avec cette position. Considérer, en concordance avec une approche de réflexivité de notre pratique, les expériences ainsi que les volontés des groupes historiquement dominés et évaluer l’opportunité de modifier tant nos contenus que nos pratiques d’enseignement fait partie de celles-ci [sic]9.

À l’instar des idéologues du pédagogisme qui sévissent dans nos institutions et des apologistes du socioconstructivisme, le comité École et société nous invite, à son tour, à « évaluer nos pratiques » au nom, cette fois, de la réalité des « groupes historiquement dominés ». Référant « aux pédagogies alternatives, actives, intégrales et libertaires », dont celle du controversé Rudolf Steiner (1861-1925)10, les auteurs nous incitent ainsi à nous ouvrir aux pédagogies « inclusives » en nous inspirant de l’œuvre du grand pédagogue brésilien, Paolo Freire, devenu célèbre après la publication, en 1968, d’un livre culte11.

Freire, chef de file de l’éducation populaire en Amérique latine, attendait de l’enseignement qu’il permette aux apprenants de décoder le monde dans lequel ils vivent. Pour lui, les populations dites opprimées ne peuvent se sortir de l’oppression que par elles-mêmes, par le biais d’une conscientisation portée par le savoir coconstruit par les « apprenants » (unissant enseignant-es et étudiant-es dans un seul processus de découverte dialogique du monde). C’est ainsi que les éducatrices et éducateurs ont le rôle crucial de s’assurer que leur enseignement ne reproduit pas de dynamiques d’oppression, notamment en se détachant de pédagogies que Freire qualifie de « bancaires », soit la présentation unidirectionnelle (de l’enseignant-e vers l’apprenant-e « réceptacle ») de savoirs « figés », qui perpétuent le système plutôt que d’ouvrir à une réflexion critique porteuse de changements…

Le principal outil utilisé dans la pédagogie non discriminatoire de Freire est le dialogue, soit une quête sincère de la vérité qui ne peut se faire autrement qu’en reconnaissant aux apprenantes et aux apprenants la même capacité à comprendre et interpréter le monde qu’aux éducatrices et aux éducateurs : « Personne n’éduque personne, personne ne s’éduque soi-même, les êtres humains s’éduquent entre eux, médiatisés par le monde ». Dans cette optique, une relation égalitaire unit les « apprenant-es » (enseignant-es et étudiant-es) dans une seule et même relation de découverte du monde, ce qui les conduit au dévoilement constant des inégalités sociales ou des systèmes d’oppression (ce qui rejoint, d’ailleurs, la définition de la liberté académique de l’UNESCO concernant l’importance de la non-discrimination). Une liberté académique qui sert à perpétuer un système générateur d’oppressions reviendrait en quelque sorte à un détournement de la liberté académique, un endoctrinement qui nous sort de cette quête sincère de vérité et de la mission émancipatrice de l’éducation…

Et citant Freire à nouveau :

Adhérer à la cause des opprimé.es et se considérer propriétaire du savoir révolutionnaire, qui doit donc être offert ou imposé au peuple, revient à maintenir le statu quo. Se dire engagé.e pour la libération et être incapable de communier avec le peuple, que l’on continue de considérer comme absolument ignorant, est une erreur affligeante12.

Que l’on nous vante les mérites d’une théorie pédagogique élaborée, il y a cinquante ans, dans l’un des pays les plus inégalitaires du monde soumis, de surcroit, au joug d’une dictature militaire peut paraître pour le moins excessif. De même, qualifier nos « apprenants » d’« opprimés » en parlant de la « mission émancipatrice » de l’École est par ailleurs franchement désincarné. Qu’à cela ne tienne, l’important c’est d’y croire. Pourtant, dans les années 1990, d’autres militants de la FNEEQ faisaient l’éloge de l’œuvre de Hannah Arendt. Dans La crise de la culture, (1975)13, la philosophe faisait à cet égard une critique décapante de ces pédagogies antiautoritaires et prétendument égalitaires. Or, vous ne trouverez aucune référence à cette sommité dans le présent rapport. Autre temps, autres mœurs… Poursuivons !nbsp;!

C’est du même souffle, et sans trop se soucier d’être ou non en dissonance, que les auteurs nous préviennent d’un étrange biais dont nous serions les porteurs inconscients :

En effet, aucune enseignante ni aucun enseignant ne souhaite insulter ses élèves ou ses étudiantes et ses étudiants, instaurer un climat de peur ou de non-respect dans sa classe, pas plus qu’elle ou il ne propose des lectures ou autre documentation dans le but de discriminer des gens. Toutefois, s’il est relativement facile de ne pas insulter directement les élèves ou les étudiantes et les étudiants devant nous, il est quand même possible de heurter sans le vouloir. C’est l’essence même du racisme systémique : les individus comme tels ne sont pas nécessairement racistes, mais le système dans lequel ils évoluent peut l’être et introduire ainsi des biais inconscients14.

Traduisons : il existe un démon invisible (le racisme systémique)15. C’est quelque chose d’inconscient (même si Freud a été évacué de toute forme de discours sérieux depuis plus de cinquante ans). Nul ne peut savoir s’il en est affecté sauf les membres d’une minorité opprimée. Ceux-là sont naturellement immunisés. Cet échafaudage théorique un peu bancal donne ainsi le ton à ce qui va suivre. Reprenant les mots d’un langage très en vogue dans les facultés d’éducation (et pourtant très contesté), on évoque une « vision transversale » et « révolutionnaire » des différents savoirs qui serait propre à ce nouveau « paradigme » inhérent à la pédagogie « non discriminante16 ». la pédagogie « non bancaire » proposée par Freire (qui s’oppose à une éducation où le « maître » dépose des savoirs dans le crâne des élèves ou étudiant-es sans que ces personnes puissent participer à l’élaboration de ce savoir) vise à permettre une pleine émancipation des humains. Dès que l’objectif d’une relation pédagogique est l’accumulation d’un savoir sans traitement par les élèves ou les étudiantes et étudiants, cette pédagogie ne permet pas l’émancipation humaine17.

Désireux de nous instruire des nouvelles réalités, on nous bassinera ensuite de quelques savantes définitions tirées d’un lexique qu’est à rédiger le « comité interculturalité, discrimination et racisme systémiques au travail et éducation (IDRSTE) de la FNEEQ [sic] ». Stupéfait ou non, vous y apprendrez plein de choses sur des concepts aussi percutants que ceux de « culture du bannissement », « safe space », « intersectionnalité », « traumavertissement » et « microagression » :

Les microagressions apparaissent habituellement dans les interactions entre personnes appartenant à des groupes sociaux différents. Le terme désigne des agressions qui ne sont pas « visibles » ou perçues comme une agression volontaire. Par exemple, la microagression repose sur le fait d’associer de manière répétitive tel groupe racisé à telle caractéristique, ce qui fait appel à des représentations sociales stéréotypées, et donc souvent « tenues pour acquises », mais qui sont en réalité stigmatisantes ou insultantes, et qui entretiennent l’idéologie raciste. Le comité IDRSTE ressort le fait que ce caractère stigmatisant ou insultant des microagressions, perçu comme négligeable pour les personnes du groupe dominant ou majoritaire, peut causer du stress, du mal-être, même quand il s’agit d’un acte qui se croit bien intentionné18.

Militante antiraciste et femme de gauche, Verushka Lieutenant-Duval sera sans doute contente de lire ce qui suit :

Il y a une surenchère conduisant à ne considérer comme de la cancel culture que les positions égalitaires de gauche, que d’aucuns appellent identitaires ou wokes. D’une part, il y a l’assimilation d’un contenu à de la censure ou à de la « cancellation », alors que le fait de manifester ou de contester n’est pas de la censure (comme nous venons de le voir, il faut être en position de pouvoir pour censurer)… La culture du bannissement peut aussi devenir un outil d’instrumentalisation pour la droite intellectuelle et affaiblir les voix plus progressistes de la gauche : c’est surtout la parole de gauche, et non celle de droite, qui est menacée par le « droit de faire taire » au nom du statut de victime offensée. Les voix de droite trouvent d’autres tribunes, avec plus de visibilité, et avec l’avantage moral d’avoir « résisté à la censure ».Dans tous ces cas, on assimile des manifestations de désaccord à de la culture du bannissement dans le but de les « canceller19 ».

Ne nous leurrons pas, l’impératif d’ouverture qui s’impose à nous dictera à terme une forme de rééducation. En atteste tout le discours autour des sujets dits « sensibles » concomitants à l’arrivée dans nos classes de jeunes aux identités fragiles et fragmentées20.

Si la liberté académique, et les sujets sensibles en particulier, ne peuvent interférer avec les décisions strictement pédagogiques de l’enseignante ou de l’enseignant, ces derniers devraient néanmoins « tenir compte de la subjectivité des gens à qui elle ou il enseigne, de leur avis ou de leurs sensibilités » la relation pédagogique « ne devant pas se faire à sens unique21 ».

Le comité École et société s’inscrit clairement ici dans une vaste mouvance visant à instruire les « dominants » contre leurs préjugés inconscients22. C’est ce qui justifie l’élaboration de glossaires en tout genre et de formations sur l’inclusivité (souvent obligatoires) dont les intentions, aussi nobles soient-elles, frisent parfois l’endoctrinement voire la sottise. Il suffira, pour s’en convaincre, de consulter le contenu de ce qui ressemble de plus en plus à un business de la rectitude23. La FNEEQ n’étant en reste sur cette question, ses membres sont ainsi appelés à méditer les réflexions de son comité sur toutes ces méthodes « très actuelles » pour « outiller » les enseignantes et les enseignants face aux sujets sensibles, gage, dit-on, d’une relation pédagogique « sécurisante » permettant une discussion sincère avec leurs étudiants sur ce qui pourrait les offenser [sic] ».

Car, ce qui ébranle, c’est la prise de conscience que le racisme ou le sexisme n’est pas seulement une question d’intention, qu’abolir les structures de domination nécessite plus qu’une bonne volonté de la part des dominants. Ce qui déstabilise, c’est la réalisation de notre participation (involontaire) au maintien des inégalités… Est-ce possible que, malgré ses efforts, certains aspects de son enseignement perpétuent les systèmes discriminatoires de notre société actuelle ? Cette question est centrale à tout enseignement qui se veut non discriminatoire. Si nous ne pouvons pas offrir un espace sécuritaire aux personnes marginalisées, il faut au moins pouvoir leur promettre de nous engager à développer des outils, à créer des activités, à revoir nos références, à lire davantage et à réviser nos contenus pour mieux les accompagner dans l’affrontement des préjugés et la déconstruction des rapports de pouvoir. Ce réflexe de constante remise en question permet de prendre conscience de ses biais inconscients et de prendre du recul par rapport à son bagage, au modèle éducatif auquel on a été exposé et qui a façonné, à son insu ou pas, sa façon d’enseigner. En cela, il est essentiel que la personne enseignante puisse développer sa pratique réflexive tout au long de son parcours24.

On peut se demander sincèrement à qui s’adressent nos camarades du comité École et société et quels sont les membres qu’ils souhaitent représenter au juste ? À l’évidence, les postulats idéologiques sur lesquels ils se fondent les conduisent à faire des présomptions grossières et dangereuses. Ainsi, outre le caractère infantilisant des énoncés sur la maladresse congénitale et structurelle dont les professeurs seraient responsables, la posture générale des auteurs paraît par ailleurs fort peu orthodoxe quant au rapport entre l’autonomie professionnelle et les pratiques pédagogiques. Après ceux de nos experts patentés, faudra-t-il maintenant nous taper les bons conseils et les sermons de militants éclairés par de nouvelles certitudes ? Que peut bien vouloir dire – en effet – une « pédagogie inclusive » pour des collègues qui enseignent la loi de la gravité, l’atome, la cellule ou le tableau périodique ? Comment le fait de tenir compte des nouvelles réalités démographiques et culturelles, comme vecteurs de sensibilités subjectives à considérer, se traduira-t-il en santé animale ? Le simple fait de tenter de répondre rationnellement à ces questions en dit long sur notre société. Rassurons-nous, au royaume du relativisme, il y a déjà des esprits bienveillants qui s’y sont engagés25.

Déconnexion

Les auteurs de ce rapport ont beau être très critiques à l’endroit de la modernité, il n’y a rien de plus occidental et de moderne – justement – que d’épouser, au nom du bien, du sens de l’histoire et du progrès, des thèses à la mode quitte à tordre les faits. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le comité École et société nous parle d’un « nouveau paradigme26 ». Comme nous l’avons fait remarquer un peu plus haut, la figure de l’étudiant semble réduite au statut multiforme de victime : le professeur devenant quant à lui, à son corps défendant, le représentant, plus ou moins assumé, d’un ordre social raciste, islamophobe, homophobe, transphobe, grossophobe et ainsi de suite27.

Outre un manichéisme outrancier, cette thèse repose sur des prémisses sociologiques qui « essentialisent » les identités contribuant à enfermer chacun dans ses particularités (racisé, trans, cisgenre, gai, lesbienne, blanc, etc.). Le monde social ne serait plus alors qu’un vaste espace dominé par une logique binaire confinant les uns et les autres à des rôles (majoritaires-minoritaires) qui leur échappent. Réduite à un lieu de pouvoir, la classe devient ainsi un prolongement de la sphère politique comme si « l’élaboration d’un cours était en lien avec les injustices liées au traitement de la différence ». Certains collègues constatent d’ailleurs avec raison qu’en liant l’identité à une stricte question « de pouvoir ou d’absence de pouvoir », cette grille d’analyse laisse entendre que l’enseignement comme la pédagogie ne peuvent être dissociés du groupe social auquel appartient le professeur28. De telles suspicions ne sont pas seulement délirantes, elles sont en contradictions avec la nature même du syndicalisme.

Le problème est que certains militants « décoloniaux » ont réduit l’idée de pouvoir exclusivement aux rapports de domination, devenus la grille incontournable à partir de laquelle les individus sont catégorisés selon qu’ils appartiennent au groupe dominant ou aux groupes dominés. C’est là une interprétation politique du pouvoir, dont le transfert dans le milieu universitaire a eu pour effet de percevoir le professeur non plus comme celui qui éveille et forme l’individu au moyen de connaissances dispensées, mais avant tout comme le membre d’un groupe social, culturel, religieux ou de couleur, c’est-à-dire appartenant à la catégorie sociale dominante ou dominée. Et comme on a pu l’observer dans les controverses entourant l’usage du mot « nègre », c’est sur la base de l’importance accordée à la couleur de peau et à l’héritage historique qui lui est associé que les étudiants ont justifié l’interdiction pour une enseignante blanche de le prononcer : il ne serait plus indifférent à la nature et à la fonction de l’enseignement que le professeur soit blanc ou noir, femme ou homme, transgenre ou queer !nbsp;! L’identité elle-même serait de nature politique en ce sens qu’elle serait liée à un pouvoir ou à une absence de pouvoir. Le savoir et l’enseignement du professeur ne pourrait donc pas être dissocié de ce que celui-ci est, en tant qu’individu ou en tant qu’un membre d’un groupe social… Faire des rapports asymétriques de pouvoir entre la majorité et les minorités la grille d’interprétation de toutes les activités de la vie sociale, c’est brouiller les lignes entre les sphères de la vie humaine qui sont, par nature et selon leur fonction, distinctes, comme la sphère politique et le milieu universitaire.

Le paradoxe

Pour de multiples raisons, notre époque voit se fondre, en un même mouvement, une culture à la fois morale et psychologique : les rapports sociaux étant marqués, toutes sphères confondues, par une espèce de travail thérapeutique destiné à soulager les dominés29. Si la question sociale renvoyait à la consistance objective des classes, c’est désormais l’expérience individuelle et subjective du ressenti qui tient lieu de vérité ultime, d’où la montée de ce discours sur l’offense et les sujets sensibles. En s’imposant comme dimensions déterminantes de l’identité, le vécu et les affects viennent donc forcément jouer sur la manière dont les individus se représentent à la fois le monde et l’autre. Cette prépondérance de la dimension affective se traduit conséquemment par l’exacerbation des clivages et la montée de nouvelles formes de radicalité. De gauche comme de droite, le populisme n’est pas étranger au phénomène.

Cela dit, il est tout à fait légitime et nécessaire de s’insurger contre les injustices et les discriminations, quelles qu’elles soient. Les événements récents nous enseignent, à cet égard, que la lutte contre le racisme et la haine n’est pas achevée. L’indignation collective suscitée par le sort des communautés autochtones, au Québec comme au Canada, est néanmoins le signe de ce que le sociologue, Norbert Élias, décrivait comme un phénomène d’élévation du seuil des sensibilités. Les mouvement #Metoo et #Blacklivesmatter s’inscrivent visiblement dans cette même dynamique.

Or, il est intéressant de rappeler ici le paradoxe de Tocqueville (1805-1859). Le grand philosophe notait en effet, il y plus d’un siècle, que dans les sociétés plus égalitaires, comme le sont les sociétés de démocratie libérale, « plus une situation s’améliore (liberté, revenus…), plus l’écart avec la situation idéale (inégalités, pauvreté, corruption) est ressenti subjectivement comme intolérable par ceux-là mêmes qui bénéficient de cette amélioration ». En d’autres termes, plus un phénomène est rare (violence, racisme, viol, etc.), moins ses manifestations résiduelles seront tolérées30. Il ne s’agit pas de relativiser la condition réelle des catégories d’exclus, mais de situer les progrès à poursuivre dans un contexte plus global d’un continuum historique (celle de la marche de la démocratie) en évitant les simplifications et autres arguments spécieux.

Au final, ce qui agace dans ce rapport, c’est le ton prescriptif d’une avant-garde de prédicateurs qui nous parle de pédagogie comme s’il s’agissait d’une science. Si l’ouverture à l’autre constitue une qualité humaine fondamentale immanente à notre profession, elle ne saurait fonder – en soi – un contenu de cours ni même s’imposer comme une finalité pédagogique. La classe n’est ni un programme politique ni un champ de bataille. Que nos militants éclairés défendent la liberté académique comme il se doit, nous nous en réjouissons. Qu’ils laissent cependant la pédagogie aux bons jugements des professeurs qui sauront décider de ce qui est délicat ou non. u


1 Christopher Lasch, Le seul et vrai paradis, Une histoire de l’idéologie du progrès et de ses critiques, Flammarion, 1991, p. 32.

2 https://www.lepoint.fr/people/j-k-rowling-boycottee-au-sein-de-sa-maison-d-edition-20-06-2020-2380962_2116.php.

3 « Réflexion sur la liberté académique incluant les enjeux du racisme et de la discrimination systémique », Comité école et société, FNEEQ-CSN, décembre 2021.

4 « Pour beaucoup, la liberté d’enseigner se trouve ainsi restreinte par des approches hiérarchisées détachées de la réalité, adoptées par des personnes qui n’ont pas été formées à gérer du personnel enseignant. Cette situation peut entraîner des abus et laisser place à des conflits de personnes qui limitent considérablement la liberté d’enseigner ». Ibidem, p. 18-19.

5 Tel est l’intitulé du point 1.3 du rapport. Ibid. p. 28.

6 Ibid. p. 26.

7 Ibidem. p. 29. Sur la modernité, voir : Jacques Attali, Histoire de la modernité, Robert Laffont, 2013. Jean-Marie Domenach, Approches de la modernité, Ellipses, 1995.. Jean-Marc Piotte, Les neuf clés de la modernité, Québec-Amérique, 2007. Charles Taylor, Les sources du moi, la formation de l’identité moderne, Boréal, 1998. Sur l’esclavage, voir : Olivier Pétré-Grenouilleau, Qu’est-ce-que l’esclavagisme ?, Gallimard, 2014.

8 Le rapport cite ici l’étude De Savage et Finn, La marche vers la déclaration de l’UNESCO sur la liberté académique publiée en 1997. Ibid. p. 36.

9 Extrait d’un mémoire FNEEQ-CSN publié en 2020 cité dans le dernier rapport, École et société, 2021, op. cit. p. 37.

11 Paulo Freire, Pédagogie des opprimés, Maspéro, 1975.

12 Rapport FNEEQ-CSN, décembre 2021, op.cit. p. 40-41.

13 Hannah Arendt, La crise de la culture, Gallimard, Folio, 1989.

14 Rapport FNEEQ-CSN, 2021, op.cit. p. 30.

15 « Tel qu’il est évoqué par les activistes néo-antiracistes, le “racisme systémique” n’est ni conscient ni visible. Il constitue l’arrière-monde raciste d’une société a-raciste ou antiraciste, apparence trompeuse cachant une essence démoniaque. Ce racisme est tellement “subtil”, pernicieux et sournois qu’il n’est ni observable, ni même définissable, ni a fortiori mesurable : il se confond avec l’air qu’on respire, avec “l’environnement” social, sa présence est magique ». Pierre-André Taguieff, L’imposture décoloniale, science imaginaire et pseudo-antiracisme, De l’observatoire, 2021. p. 8.

16 Rapport FNEEQ-CSN 2021, op.cit. p. 42.

17  ibid. p. 42.

18 ibid. p. 48

19 Pour certains auteurs ou autrices, insister sur le militantisme étudiant comme atteinte à la liberté académique constitue une distraction, voire « une fausse représentation de ce qu’est vraiment la liberté académique et de ce qui doit être fait pour la protéger (Simpson et Srinivasan, 2018, p. 186) ». Ibid. p. 23 et 44.

20 ibid. p. 51.

21 Ibid. p. 53.

22 Le rapport recommande que la FNEEQ revendique des budgets spécifiques pour des formations et des conférences en lien avec les sujets sensibles, pour les enseignantes et les enseignants, mais également pour les étudiantes et les étudiants, en vue d’activités tant institutionnelles que pédagogiques (dans les classes).

23 Outre le lexique du Comité interculturalité, discrimination et racisme systémiques au travail et éducation, le Comité orientations et identités sexuelles nous propose, de son côté, un glossaire que vous pouvez consulter dans un document intitulé « LGBTQ12NSBA+ Les mots de la diversité liée au sexe et à l’orientation sexuelle », FNEEQ-CSN, 2017, https://fneeq.qc.ca/wp-content/uploads/Glossaire-final-21082017.pdf

24 Les auteurs du rapport citent abondamment les travaux de G. Pagé, « Pouvoir, inconfort et apprentissage : les cours féministes peuvent-ils et doivent-ils être des espaces préfiguratifs et sécuritaires ? Éthique en éducation et en formation, No 7, Automne 2019, pp. 8–29. FNEEQ-CSN-2021, op. cit. p. 54-56.

25 L’heure est à la déconstruction tous azimuts et au « décolonialisme ». https://www.concordia.ca/fr/actualites/nouvelles/2019/09/20/trois-chercheurs-de-concordia-collaborent-a-la-mobilisation-des-savoirs-autochtones-dans-l-etude-de-la-physique.html

26 Rapport FNEEQ-CSN, 2021, op. cit. p. 42.

27 On critiquait plus tôt l’individualisme moderne alors qu’on nous invite à tenir compte de la sensibilité et des émotions de nos étudiants. Sur le statut de victime, voir : Stéphane Chalifour, « L’agonie des cégeps », La Presse, 22 mai 2017

28 Amadou Sadjo Barry, « La sensibilité à la différence et le respect de la liberté académique », Argument, 2022, op. cit. p. 23.

29 Je renvoie le lecteur intéressé à des écrits récents : Stéphane Chalifour et Judith Trudeau, « Des identités plaintives », in Rachad Antonius et Normand Baillargeon, Identité, Race, liberté d’expression, PUL, 2021. Des mêmes auteurs, « L’identité contre la nation », Nouveaux Cahiers du socialisme, Numéro 24, automne 2020.

30 Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Folio, 1986. Norbert Élias, La dynamique de l’Occident, Pocket 2003. Sur Metoo, Stéphane Chalifour et Judith Trudeau, « Metoo et la poursuite du processus de civilisation », Le Devoir, 3 mars 2018.

 

 

Professeur de sociologie, Collège Lionel-Groulx