Nous jetâmes l’ancre devant Québec. Quelle scène ! Le monde peut-il en produire une autre pareille ? Déjà pour moi, Édimbourg avait incarné le beau idéal, la synthèse de toutes les grandeurs de la Nature – une vision des Highlands du nord avait hanté mes rêves en traversant l’Atlantique. Mais tous mes rêves s’évanouirent devant ce panorama de Québec. La Nature a prodigué ses éléments les plus grandioses pour former ce don du ciel étonnant. De sombres montagnes aux sommets ennuagés se dressent au loin, la cataracte écume et rugit ; les bois, le roc et le fleuve s’allient pour rendre ce tableau parfait, digne de son Divin créateur.
L’escarpement auquel la ville s’agrippe se reflète dans les eaux calmes et profondes qui l’entourent à ses pieds et rehausse grandement la beauté romantique du site.
(Trad. Sept. 1832. Susanna Strickland Moodie)
Tout le monde sait à quel point on peut réduire l’expression sociomonumentale d’un bâtiment en provoquant sa cohabitation avec un monstre dans son voisinage immédiat. À la fin des années 1960, à Québec, on permet la construction d’un édifice de béton de 29 étages tout près du Parlement de style Second Empire qui n’en comporte que six et qui est construit en pierre de taille. Du coup, avec ce Complexe G, baptisé Marie-Guyart, c’est toute la force symbolique d’autorité de l’Assemblée nationale qui souffre d’une compétition de volumes qu’on essaie depuis ce temps de réduire par des barrières visuelles végétales. À Beaumont, dans le comté de Bellechasse, le nouveau propriétaire du poétique moulin à farine (1821) accroché au bord de la falaise face au Saint-Laurent, décide de rentabiliser au maximum ce patrimoine unique en érigeant à quelques mètres une immense boulangerie-restaurant-terrasse comportant en plus, à l’étage, une salle de festivités capable d’accueillir plus de cent cinquante personnes. Ce qui était un paysage historique bucolique romantique digne des Cotswolds anglaises a dès lors perdu une bonne partie de son charme auprès des gens en quête d’authenticité et de vérité historique. Combien de places, de paroisses dans l’ombre du clocher ont ainsi été sacrifiées dans la noblesse de leur espace, par la construction d’un incongru foyer pour personnes âgées de plusieurs étages au cœur du village, dans l’aire sacrée de l’église et du temenos ?
Lorsqu’on érige un bâtiment au beau milieu d’un vide urbain entouré d’œuvres architecturales monumentales, tout le monde comprend qu’on tue l’espace et le dégagement nécessaire pour apprécier chaque œuvre et le panorama d’ensemble. Le nouvel élément devient une nuisance visuelle à l’unité et à l’harmonie d’une lecture des pleins, du paysage bâti. À Lévis, à la fin des années 1960, on a laissé construire La Chanterelle, une résidence pour personnes du troisième âge, à l’arrière de la magnifique église néoclassique signée par Thomas Baillargé dans ce qui était le grand potager du curé Déziel. Toute la vue sur le plus bel ensemble institutionnel de la cité en bonne pierre de taille a ainsi été bloquée par cette boîte en brique peu inspirée, une vue qui réunissait le temple (1851) et le presbytère, le Collège de Lévis (1853), sa chapelle (1891) et le premier monastère Hôtel-Dieu des Augustines hospitalières (1892).
Le projet d’agrandissement Beauport 2020 mené à toute vapeur par le Port de Québec avec l’assistance d’agences en stratégie marketing, menace dramatiquement tout le site historique de la ville de Québec, la capitale nationale, chef-lieu des francophones d’Amérique et site du Patrimoine mondial de l’UNESCO depuis 1985.
Le promontoire de Québec offre un panorama parmi les plus émouvants de la planète. Il faut lire ces centaines de témoignages donnés par des visiteurs, souvent célèbres, et conservés dans nos dépôts d’archives ou publiés dans des relations de voyages, qui décrivent leur émerveillement à l’arrivée au bout de l’île d’Orléans, quand, pour la première fois, ils aperçoivent le panorama de la cité de Champlain. Il faut fréquenter les réserves de nos grands musées d’art et d’histoire pour sentir à quel point des générations d’artistes-peintres, de graveurs, de photographes se sont laissées séduire par les charmes et la beauté unique du cap Diamant fortifié amalgamés à la cité institutionnelle aménagée sur le plateau et à celle, besogneuse, au pied de la falaise.
Par sa forêt de clochers et ses fortifications à toute épreuve, l’acropole de Québec, porte d’entrée de l’Amérique du Nord, évoque à la fois Gibraltar et le sanctuaire sacré classique en contact avec l’Infini. Un lieu où les canons de la Citadelle compétitionnent quotidiennement le carillon des angélus. C’est sur cette portée d’histoire et de sens enraciné, mais également par sa puissance naturelle millénaire, qu’on l’a inscrite sur la liste des villes du patrimoine mondial. Harmonie, unité, expressivité exceptionnelle des patrimoines naturels et culturels, tels sont les traits paysagers de Québec. Il faut voir ce chef-d’œuvre de la nature et de la culture sur les quatre saisons : l’hiver, quand les glaces se bousculent au gré des marées, le printemps, lorsque le promontoire après la débâcle, tourne au vert tendre, l’été, dans le mariage du bleu du ciel à celui du Saint-Laurent, ou l’automne, un moment où tout vire à la féérie de couleurs. Et Québec la nuit, dans tous ses mystères de la pleine lune qui trace ses ponts d’argent sur les eaux.
Québec se voit de partout. De Lévis, la ville d’en face, construite par plateaux, sorte de théâtre à ciel ouvert donnant sur le Saint-Laurent, sur la capitale et sur les Laurentides à la clôture de l’horizon. La vue de Québec explose également à l’œil, à partir de l’île d’Orléans, à Sainte-Pétronille, une terre s’ouvrant sur un immense bassin dont l’extrémité se dessine avec le promontoire de l’ancienne cité et le rétrécissement du fleuve, le sens du mot Québec en langue amérindienne. On peut apercevoir Québec aussi loin que de Saint-Joachim, sur la Côte-de-Beaupré, quand on descend la grande côte de la Miche. La nuit, elle devient trésor de diamants qui brillent de mille feux.
Mais Québec est surtout construite pour être appréciée du fleuve qui coule à ses pieds. Plusieurs édifices de maçonnerie rustique implantés sur le cap possédaient jadis des façades en trompe-l’œil architecturé en bois respectant les ordres classiques pour accroitre le prestige du site auprès des arrivants. Les amateurs de voile, les croisiéristes qui viennent de plus en plus nombreux nous visiter sur leurs palais flottants en savent quelque chose. Toute la promotion touristique du Port de Québec et de la capitale nationale est axée sur cet élan visuel fluvial inoubliable à partir de l’eau. Il faut voir s’endormir notre capitale nationale les fins de journées, quand le soleil tombe sur les plaines d’Abraham dans des camaïeux d’orangé créant un large pont d’or qui soude les deux rives. Au printemps, les eaux tièdes couvertes de miroirs mobiles se teintent en rose comme chair de femme, dit le poète. Québec éternelle !
Depuis 50 ans, notre capitale subit toutes sortes d’assauts. Des édifices trop hauts, dénoncés au moment de leur érection par des architectes et des urbanistes progressistes, polluent lentement son arrière-scène et portent atteinte à sa silhouette et à sa monumentalité en écrasant son cachet historique lisible au premier plan. Le syndrome des tours à tout prix ! Québec forme une sorte de pointe de terre élevée flanquée à l’est par l’estuaire de la rivière Saint-Charles et à l’ouest, par le rétrécissement soudain du Saint-Laurent dont le tracé gagne alors Trois-Rivières, Montréal et l’hinterland nord-américain. Québec apparaît alors comme le nombril fortifié de notre pays français. En face de tout ce joyau, le Port de Québec occupe six kilomètres de littoraux, souvent du remplissage des berges au pied de la falaise.
L’Anse-aux-Foulons à Sillery a connu une agression sauvage au cours des dernières années. Si l’entrée ouest de la capitale à partir des ponts a profité de l’aménagement heureux de la promenade Samuel-de-Champlain qui a nécessité des investissements de plus de 200 millions dans ses deux premières phases et redonné la vue du fleuve aux citoyens, on ne peut en dire autant de la parenthèse portuaire du secteur qui a vu apparaître subrepticement deux gigantesques silos blancs de hauteur équivalant à 17 étages et tout un bataclan de cour de quincaillerie qui cachent une bonne partie de la paroisse Notre-Dame-de-la-Garde dont son église qui donnait sur le fleuve. Cette figure céleste, comme à Marseille, demeure la patronne millénaire des marins.
Au début des années 1990, le directeur du Port de Québec, Ross Gaudreault, projetait y implanter un terminal d’entreposage d’alumine et de coke de pétrole calciné en vue d’alimenter l’usine Alumax de Deschambault ; des installations de sept étages. Voulant réserver un meilleur sort à l’entrée royale de la capitale à partir des ponts, la population l’avait retourné à ses devoirs. Depuis dix ans, sous la présente administration du Port de Québec, en plus de la construction de silos gigantesques, on a démoli l’ancienne gare maritime Champlain, un bâtiment moderne construit en 1959 et reconnu bien patrimonial par le gouvernement fédéral ; le site historique du débarquement britannique de 1759 a été ravagé par des activités industrielles lourdes. On aurait voulu gommer une page majeure de notre histoire nationale qu’on n’aurait pas fait mieux !
Le Port de Québec n’a pas non plus manqué d’audace en cédant une portion de sa propriété foncière dans le quartier de Place Royale, juste devant le Musée de la civilisation, pour permettre la construction de condominiums, ce qui a eu pour effet de bloquer la vue sur le Saint-Laurent. L’architecte Moshe Safdie qui a signé les plans de notre grande institution nationale avait prévu un concept-escalier qui devait lier dans un même élan, le fleuve géniteur de la nation, la basse-ville ancienne besogneuse et la haute-ville institutionnelle. Le port a réussi à éteindre ce sens architectural en tirant un rideau devant le grand bleu. À l’intérieur, une fontaine maintenant asséchée, devait rappeler la débâcle printanière évoquant la puissance du pays français vers son avenir. Dans le même esprit réducteur, le maire Régis Labeaume a ordonné récemment la démolition du monument moderne intitulé Dialogue avec l’histoire, donné par la ville de Paris en 1987, qui évoquait nos liens séculaires étroits avec la France présente avec le buste de Louis XlV trônant à quelques encablures, au cœur de la Place royale. Une démolition à l’encontre des conseils-experts du Centre de conservation du Québec. L’assèchement ! Et j’en laisse !
Le projet d’agrandissement du Port de Québec à l’est de la rivière Saint-Charles, projet étiqueté Beauport 2020, s’inscrit, par son ampleur et sa démesure, dans la dégénérescence annoncée de Québec, ville du patrimoine mondial, un site fragile s’il en est. Ce monument naturel et culturel doit conserver son dégagement et ses caractères paysagers et historiques, source de beauté et de bonheur, de fierté et d’un enveloppement économique qui a fait ses preuves. Tout le monde favorise une continuité heureuse de notre économie, mais sans porter atteinte aux principes du développement durable harmonieux et respectueux des lignes de force de notre milieu. Mon père a passé sa vie dans les chantiers maritimes de Lauzon, j’ai travaillé au temps de mes études collégiales dans cet univers humain et technologique de construction navale, je suis éveillé aux plaisirs de la vie maritime et aux stratégies de développement du Saint-Laurent, j’aime les bateaux et la vie active et indolente sur le fleuve, j’habite sur la falaise de Lévis avec une vue imprenable de la côte et des littoraux de Sillery à l’ouest jusqu’à Beauport à l’est. Je suis un en somme un enfant du fleuve et des paysages de Québec depuis 75 ans, en toutes saisons.
L’agrandissement du Port de Québec, prolongeant l’avancée des quais sur un nouvel espace équivalant à 27 terrains de football, va poursuivre le mouvement d’industrialisation galopante du pourtour de Québec, isoler la carte postale de sens dans un fatras incompatible et porter atteinte à un nécessaire périmètre de protection. Déjà, la cour est pleine avec les installations actuelles dénoncées par les citoyens de Limoilou en raison du problème de la dispersion de poussières toxiques de vrac solide et de la cour de quincaillerie gênante pour ceux qui habitent tout près ou fréquentent le bassin de la capitale pour des activités nautiques ou de courtes croisières de découvertes entre l’île d’Orléans et le cap Diamant.
Cette nouvelle infrastructure de quai permettra l’installation de quatre silos blancs de 17 étages de hauteur, de gigantesques réservoirs de vrac liquide pour des produits explosifs et toxiques, en même temps qu’elle sera envahie d’une agitation de grues géantes, la mère de toutes les cours de quincaillerie. Et pour dorer la pilule, le promoteur dit mettre l’accent sur la conservation de ce qui restera de la plage de sable jouxtée directement à ce complexe industriel lourd. Le quai et son bataclan bruyant serviront prétendument de décor aux amateurs d’activités ludiques dans le secteur. Quelle désinformation ! Il faut voir les montages d’images racoleuses conçues expressément pour assurer la vente du dossier d’agrandissement en faisant diversion de tous les aspects négatifs du projet. Menace à la sécurité d’un quartier à proximité, trafic routier lourd et bruyant, voie ferrée chargée de wagons menaçants, pollution visuelle, sonore, lumineuse agressive, émission de poussières toxiques incontrôlables et réduction du prestige heureux de la capitale historique.
Le Port et ses promoteurs sont incapables d’imaginer autre chose qu’un projet d’immenses installations de transbordement de vrac liquide et solide qu’on s’obstine à vendre aux gens d’affaires, aux politiciens et au grand public par tous les moyens ; des moyens coûteux utilisant à fond les ressources d’agences aguerries en stratégie marketing. Créations d’emplois et retombées économiques sont largement exagérées comme l’ont démontré certaines analyses de groupes et citoyens progressistes. Le maire de Québec, monsieur Régis Labeaume a donné carte blanche au directeur actuel du Port de Québec, Mario Girard, et se fait complice d’une aventure soutenue par les ministres fédéraux francophones du cabinet Trudeau.
Les littoraux et les eaux du Saint-Laurent devant Québec sont propriétés de la Reine. Les Québécois sont confinés aux seuls espaces d’amusements aquatiques et sportifs dans ce fleuve qui leur a donné naissance. Toute l’activité économique repose entre les mains de serviteurs de l’État fédéral qui fait la pluie et le beau temps du développement maritime et portuaire chez nous. Dans notre capitale nationale, ce n’est pas la ville qui possède un port, si limité soit-il, mais un port qui handicape une ville et ses citoyens. Les cours de justice viennent de donner raison aux entreprises utilisatrices des quais, ainsi qu’au Port de Québec qui refusent systématiquement au gouvernement du Québec d’y accéder pour y mener des contrôles concernant rien de moins que la santé publique et l’environnement dans la capitale. L’agrandissement proposé du Port de Québec avec le projet Beauport 2020 porte atteinte à la fragilité du panorama de Québec et au sens dynamique de notre capitale nationale.