La France et l’indépendance du Bas-Canada

Après les arpents de neige de Voltaire et la signature du traité de Paris en 1763, le gouvernement français s’est désintéressé de son ancienne colonie. Les Canadiens encouragés par les occupants britanniques et l’élite cléricale en ont déduit qu’ils avaient été abandonnés par leur mère patrie. Cette perception n’est pas fausse dans la mesure où les Français se sont tournés vers les États-Unis qui offraient des perspectives économiques et idéologiques plus intéressantes. Il faut aussi ajouter qu’ils ont été accaparés par une révolution qui a changé radicalement les perspectives géostratégiques de la France. Les guerres napoléoniennes ont par la suite rétréci les ambitions de la France à l’Europe où elle se retrouvait isolée. Pendant trois quarts de siècle, les contacts entre les Français du Canada et leur ancienne métropole furent interrompus.

Toutefois, quelques intellectuels français ont manifesté une curiosité envers leurs cousins lointains du Canada1. En 1831, Alexis de Tocqueville, accompagné de Gustave de Beaumont, profitant d’une mission aux États-Unis pour étudier le système pénitentiaire, fit un séjour au Canada entre le 24 août et le 2 septembre où il visita Québec et Montréal. Dans ses notes de voyage, il s’étonnait de retrouver en Nouvelle-France la vieille France de l’Ancien Régime. Mais il observait aussi les effets de la conquête et de la domination britannique. Il remarquait à cet égard l’ampleur des disparités socio-économiques qui existaient entre les groupes ethniques et le potentiel révolutionnaire que ces écarts recelaient. À ce sujet, il écrit :

Le peuple conquérant tient le commerce, les emplois, la richesse, le pouvoir. Il forme les hautes classes et domine la société entière. Le peuple conquis, partout où il n’a pas l’immense supériorité numérique, perd peu à peu ses mœurs, sa langue, son caractère national2.

Mais dans l’ensemble de son œuvre, Tocqueville de s’attardera pas sur le Canada qui occupe une place secondaire dans ses réflexions. À l’occasion des événements de 1837, il déplore l’intransigeance de Londres qui a poussé les Canadiens à la guerre civile et conseille aux Anglais de faire des compromis s’ils veulent conserver leur colonie :

[…] j’étais porté à croire que votre nation ne devait de garder encore la possession du Canada qu’à cette co-existence de deux peuples différents sur le même sol. S’il n’y avait eu que des Anglais, ils n’auraient pas tardé à devenir des Américains. Comment avez-vous perdu cette position particulière et favorable ? Je ne le sais pas3.

Il semble bien que les rébellions de 1837-1838 aient contribué au renouvellement de l’intérêt des Français pour leur ancienne colonie, car d’autres intellectuels suivront les traces de Tocqueville qui avait redécouvert la présence des Français en Amérique du Nord. Dans son mémoire de maîtrise, Steven Fontaine-Bernard4 a identifié quelques-uns de ces redécouvreurs du Canada comme Francis de Castelneau qui fait le voyage au Canada en 1838 et qui publiera en 1842 ses souvenirs dans Vues et souvenirs de l’Amérique du Nord. Tout comme l’avait constaté Tocqueville, il remarque lui aussi que le Bas-Canada vit à l’heure de l’Ancien Régime et que les Canadiens désirent conserver ces traditions qui les protègent de l’assimilation. Il prévoit qu’ils ne pourront survivre qu’en se libérant du joug britannique :

À voir les efforts que ces hommes ont déjà faits (1837) pour acquérir leur indépendance, et ceux surtout auxquels ils se préparent à faire (1838), l’on ne saurait douter de leur ardent désir d’être libres ; mais ils comprennent en même temps qu’avant d’épurer leurs institutions, il faut secouer le joug étranger, plaie hideuse et dégoûtante dont tout homme digne de ce nom doit contribuer de tous ces efforts à délivrer son pays, même au risque de son existence5.

De toute évidence, les Patriotes attirent l’attention des intellectuels libéraux, car un autre jeune intellectuel, qui est passé sous le radar de Fontaine-Bernard, Régis de Trobriand, fera lui aussi le détour par le Canada lors d’un voyage qui l’amenait aux États-Unis en 1841. Il fut le seul à ma connaissance à publier en 1842 un roman, Le rebelle, qui prenait fait et cause pour les Patriotes6. Aurelio Ayala, qui s’est aussi intéressé aux voyageurs français et à leurs observations sur la crise politique du Bas-Canada, n’a pas lui non plus recensé cet ouvrage7.

L’intérêt de l’État français pour son ancienne colonie ne se manifesta que tardivement et fut réveillé par les rébellions de 1837-1838. L’ambassadeur de France aux États-Unis, Charles-Edouard, comte de Pontois, fait le voyage au Bas-Canada à l’été 1837. Il y séjourne du 27 juillet au 11 août. Il y rencontre le gouverneur général Gosford qui lui réserve un accueil « aimable et empressé » ainsi que diverses personnalités, dont Louis-Joseph Papineau qui ne lui fit pas une bonne impression :

M. Papineau m’a paru beaucoup au-dessous de sa réputation et du rôle qu’il prétend jouer : ses idées sur les questions générales sont communes, sa conversation déclamatoire, son admiration pour les institutions démocratiques des États-Unis, dénuée de critique et de discernement8.

Cet aristocrate adopte les préjugés de classe du colonisateur britannique et considère que les Canadiens sont un peuple arriéré qui n’a pas évolué depuis un siècle et qui n’est pas prêt aux innovations politiques et aux révolutions. « Aujourd’hui comme au temps de la domination française, les Canadiens sont soumis au régime féodal, paient la dîme à leurs curés et sont régis en matière civile par la coutume de Paris9 ». Il assiste à des assemblées publiques de loyalistes et à celles des patriotes et parcourt la campagne pour connaître des sentiments des habitants. Tout comme le ferait un espion, il transmet régulièrement au Président du conseil, Louis-Mathieu, comte de Molé, des rapports sur l’état de la situation. Il nous a laissé 33 lettres dans lesquelles il analyse les rapports de forces qui à son avis sont défavorables à la cause des Patriotes qui n’ont aucune chance de réussir leur révolution manquant d’armes, d’organisation, de chefs militaires. Ayant rencontré Papineau plus tard alors qu’il était en exil aux États-Unis :

M. Papineau est venu me voir, il y a quelques jours. J’ai acquis par sa conversation de nouvelles preuves de l’impossibilité du succès de l’Insurrection. C’est, m’a-t-il dit, une population réduite au désespoir, qui se précipite aveuglément au-devant du danger, sans concert, sans organisation, sans secours étranger et qui se dévoue à la mort10.

De Pontois conseille alors au chef patriote de reprendre les commandes de ses partisans afin de les dissuader de tenter une nouvelle insurrection. Dans ses derniers rapports à son ministre, au lieu de s’en prendre aux chefs patriotes, il se montre plus critique à l’endroit du régime britannique qui a, selon lui, provoqué les insurrections par ses décisions illégales, arbitraires qui ont poussé les Canadiens à la révolte. Vivant à Washington, il est bien au fait des intentions du gouvernement américain de préserver sa neutralité dans ce conflit. Il conseille donc au gouvernement français de ne pas intervenir pour soutenir la cause des Patriotes afin de ne pas compromettre les intérêts de la France qui a besoin de maintenir de bonnes relations avec le Royaume-Uni. Il recommande toutefois à son ministre de plaider la clémence auprès du gouvernement anglais :

Ce serait servir puissamment l’intérêt général du maintien de la paix et en même temps les intérêts supérieurs de l’Angleterre… que de faire parvenir au cabinet de la reine des conseils de clémence envers les Canadiens qu’il serait impolitique de réduire au désespoir11.

De Pontois n’est pas le seul espion qui a tenu le gouvernement français informé sur la situation au Bas-Canada. Le consul de France à La Havane a préparé un volumineux mémoire sur le Canada qu’il a adressé au Président du conseil et ministre des Affaires étrangères pour lui expliquer la situation du Bas-Canada en Amérique du Nord. L’historiographie sur les relations entre la France et le Bas-Canada n’a jamais fait état du Mémoire sur le Canada produit par Gaspard-Théodore Mollien, daté du 2 janvier 1838. J’ai retrouvé ce manuscrit inédit dans les archives diplomatiques du ministère des Affaires étrangères de France qui l’avait classé sous la rubrique États-Unis ce qui explique sans doute que personne n’y ait porté attention12. L’examen de l’inventaire de l’état général des fonds déposés aux archives du ministère des Affaires étrangères est d’ailleurs révélateur du désintérêt complet de la France à l’endroit de son ancienne colonie puisqu’il n’y a aucune rubrique consacrée au Canada.

Mollien est un explorateur, un diplomate de carrière et un écrivain. Animé par le « démon de la curiosité ambulatoire », il est un des pionniers français de l’exploration du Sénégal. Pour remplir sa première mission, il s’est embarqué sur la frégate La Méduse qui devait le conduire en terre africaine. Il est l’un des rares rescapés du célèbre naufrage, immortalisé par le tableau de Théodore Géricault. Après ses explorations du Sénégal, de la Gambie et du Mali, il est nommé en 1823 consul en Colombie, qui vient d’obtenir son indépendance de l’Espagne ; il est chargé de négocier les conditions de la reconnaissance de ce nouveau pays par la France. Il devient ensuite consul à Haïti en 1828 où il est là aussi chargé de négocier la dette de ce pays en échange de la reconnaissance par la France de l’indépendance haïtienne. Enfin, de 1831 à 1848, il exerce la fonction de consul général à La Havane. Jeune retraité à partir de 1848, il se rendra par la suite en Inde et en Chine par intérêt personnel.

Mollien n’en est pas à son coup d’essai lorsqu’il produit son Mémoire sur le Canada en 1838. Il a auparavant rédigé un récit de voyage intitulé Le voyage en Sénégambie publié en 1820 et qui connut huit rééditions, puis une Histoire d’Haïti restée inédite jusqu’en 2001, ainsi qu’un mémoire sur la Colombie publié en 1823. Pour rédiger son Mémoire sur le Canada, il s’est appuyé sur les observations faites durant un voyage de 81 jours aux États-Unis et au Canada en 1837. Il est parti le 28 juillet pour les États-Unis et est revenu à La Havane le 17 octobre. Grâce à une lettre datée du 1er novembre, nous savons qu’il se rendit d’abord à La Nouvelle-Orléans, qu’il remonta ensuite le Mississippi et l’Ohio pour rejoindre New York. Par la suite, il remonta le Saint-Laurent jusqu’à Québec où il passa 30 jours13. Il ne précise pas cependant qui sont les personnes qu’il a rencontrées. Durant sa visite qui précède les rébellions, il a senti l’agitation qui divisait la population, mais il est resté discret et ne semble pas avoir été en contact direct avec les Patriotes. Royaliste, conservateur et ardent catholique, il ne se sentait pas d’affinités avec les porteurs de l’idéologie républicaine et du projet d’indépendance. Ce nostalgique de l’Ancien Régime « ne supporte pas les révolutions populaires et les dirigeants révolutionnaires14. » Il ne pardonne pas à la France révolutionnaire d’avoir favorisé l’indépendance des États-Unis qui sont, dit-il, « nos ennemis par instinct15. »

À la différence de son collègue de Pontois qui fait la chronique des événements dans ses 34 correspondances, l’approche de Mollien est plus globale et analytique. Il pense le Canada de façon géopolitique dans son contexte nord-américain et applique une grille de lecture stratégique en fonction de ce qu’il estime être les intérêts de la France. Son étude couvre 151 pages et embrasse large, car elle inclut à parts égales, en plus du Canada, des analyses sur les États-Unis et les Grandes Antilles.

Il s’agit d’un essai ethnographique dans lequel il présente des analyses socioculturelles des pays qu’il visite afin d’évaluer les opportunités économiques que la France pourrait y trouver. Le style est touffu et l’auteur passe souvent du coq à l’âne pour esquisser les grands traits de la culture et de la société américaine ce qui induit parfois des contradictions. Mais ses propos sont parfois prémonitoires lorsqu’il prévoit par exemple l’hégémonie qu’exerceront les États-Unis sur l’Europe et sur le monde ainsi que les conflits commerciaux avec la Chine.

Les États-Unis

D’entrée de jeu, Mollien explique que les motifs qui l’ont inspiré dans la rédaction de ce mémoire sont principalement commerciaux : comprendre l’Amérique du Nord pour « trouver des “consommateurs français” en Amérique et perpétuer l’influence de notre gouvernement, écrit-il16. » Il cherche à faire comprendre à son ministre de tutelle les différences entre l’Amérique et l’Europe tant sur le plan des mentalités que sur celui du régime politique. Il pense ainsi influencer les orientations de la politique étrangère du gouvernement de Louis-Philippe afin de ressusciter des relations entre la France et le Canada, relations interrompues depuis trois quarts de siècle.

Comme il l’avait fait lors de ses expéditions en Afrique, Mollien attache beaucoup d’importance aux moyens de communication parce qu’ils favorisent le développement du commerce. Il s’intéresse tout particulièrement aux voies navigables que sont le Mississippi et le fleuve Saint-Laurent qui occupent des positions stratégiques sur le continent. À cet égard, il est impressionné par l’efficacité des bateaux à vapeur et des chemins de fers américains qui permettent de circuler rapidement et de conquérir l’Ouest. Il remarque qu’à la différence des Européens, les Américains sont des gens pressés et pragmatiques qui se préoccupent moins de la qualité esthétique des monuments publics que de leur efficacité.

Dans tout ce qu’ils font, les Américains n’ont qu’un but : d’avancer et de gagner par leur rapidité… Une nation qui n’a qu’une pensée de marcher en avant, ne voit et ne doit voir dans tout ce qu’elle fait qu’un moyen quelconque d’arriver qu’elle perfectionnera quand elle en aura le loisir, quand l’œuvre tout entière sera accomplie. Ce n’est donc pas avec nos yeux d’Europe qu’il faut juger les ouvrages d’utilité publique aux États-Unis (p. 3 et 7).

C’est l’esprit d’entreprise qui caractérise la mentalité américaine et surtout l’individualisme qui anime les citoyens. Il note que ce peuple est insatiable de gains et qu’il veut conquérir toute l’Amérique septentrionale.

Il s’intéresse aussi aux différences entre les régimes politiques français et américain qui divergent quant à la conception de la démocratie. Aux États-Unis, le principe de liberté l’emporte sur celui de l’égalité. En Amérique septentrionale, les individus sont souverains et font ce que bon leur semble : « Là chaque individu est souverain se faisant justice par l’épée, le pistolet ou le poignard… on met au premier rang la recherche de la jouissance, la vie libre, là on n’observe aucune loi religieuse ou on se moque de toutes » (p. 6). Mais cette liberté n’est pas un obstacle à la cohésion. Il explique la stabilité politique des États-Unis par un mode de vie simple, austère ou chacun respecte la propriété des autres, où on ne sacrifie rien à la vanité, mais surtout où l’état social est fondé sur la famille et la communauté. Ne s’encombrant pas de quelques contradictions, lui qui avait soutenu que les lois religieuses étaient transgressées au nom de la liberté individuelle, il note par la suite dans son reportage que les religions exercent une grande emprise sur les esprits ce qui favorise cette stabilité politique puisqu’elles inculquent la soumission et le conformisme moral. Il soutient que cet esprit religieux ancré dans la Bible de Jéhovah peut nuire aux intérêts de la France et engendrer une haine active de la France parce qu’elle est soit catholique, soit voltairienne. Les protestants en raison de leur prosélytisme menacent la religion catholique. Il veut convaincre son ministre de prendre les moyens pour contrer cette influence néfaste.

Son analyse du fédéralisme américain est prémonitoire. Tout en reconnaissant que les pouvoirs de l’État fédéral ont été restreints au début, il prévoit que Washington étendra ses compétences en instaurant des routes nationales qui soumettront les États les plus rebelles. Il souligne aussi le rôle centralisateur qu’aura la Cour suprême. Les capacités financières de l’État fédéral qui peut emprunter aux Banques et émettre de la monnaie sont pour lui des facteurs qui assurent l’hégémonie du gouvernement fédéral sur les États. Plus l’État fédéral se renforcera, plus cette ambition conquérante et hégémonique des États-Unis s’étendra à l’ensemble du continent. « Il faut arrêter ce torrent qui chaque jour gagne du terrain, qui bientôt atteindra Mexico, cette puissance qui une fois établie sur les rivages de l’Ouest ne commercera plus qu’avec la Chine et ruinera l’Europe. » (p. 19) Il pense que ni les Indiens qui sont en voie d’extinction ni les Noirs qui sont en esclavage ne seront en mesure de bloquer cette montée en puissance des États-Unis. À son avis, celle-ci ne peut rencontrer que deux points de résistance : soit la Louisiane et le Canada en raison de leur esprit français et du fait qu’ils contrôlent les deux principales voies de navigation qui pénètrent le continent nord-américain. Voilà pourquoi, pense-t-il, la France, pour préserver ses intérêts géostratégiques dans le monde, doit s’intéresser au Canada. Mollien reproche amèrement aux gouvernements français de Louis XVI et de Napoléon de n’avoir pas suivi les conseils de Vergennes et d’avoir abandonné le Canada et vendu la Louisiane (p. 27). Il espère sans doute être mieux suivi dans ses exhortations.

Le Canada

Après avoir rappelé l’histoire glorieuse de la Nouvelle-France qui avait contrôlé le continent américain, Mollien présente une analyse documentée de la société et de l’économie du Bas-Canada qu’il appelle le Canada français. Il semble avoir trouvé ses informations dans les publications du gouvernement colonial puisqu’il indique que ses données s’arrêtent en 1834, date où le gouvernement a interrompu la publication de documents officiels en raison de son conflit avec l’Assemblée législative. Comme il l’avait fait dans ses études précédentes, son mémoire contient des informations très précises sur la démographie du Bas-Canada, sur le clergé et sur les professions libérales, sur les salaires, sur les prix des produits alimentaires, sur les rendements des productions agricoles. Il présente des tableaux détaillés sur les exportations du Bas-Canada et même des statistiques météorologiques pour mettre en valeur les avantages du climat canadien.

On y apprend par exemple que la population du Bas-Canada était de 626 429 habitants et celle de Montréal 43 773, qu’il y avait 335 ecclésiastiques, 220 avocats, autant de notaires et 257 médecins. Mollien est un enthousiaste du Canada et présente à son ministre un portrait flatteur des conditions de vie au Canada. On y gagne bien sa vie, le coût de la vie est plus bas qu’aux États-Unis et le ciel est bleu : il cite les salaires des ouvriers qui gagnent entre 4 et 8 shillings par jour. Il estime qu’un immigrant français devrait préférer le Canada aux États-Unis. « Le Canada, écrit-il, produit tout ce que donne la France septentrionale à l’exception du vin. » (p. 50) Pour renforcer sa promotion du Bas-Canada, il fait valoir qu’à l’exception des townships, la très grande majorité de la population parle français : « Les Anglais préfèrent en général aller dans le Haut-Canada plutôt que de se retrouver parmi les Français dont les mœurs et la religion s’accommodent point avec les leurs. » (p. 52) Le système judiciaire fonctionne en français : partout on plaide en français et les jugements se rendent dans la même langue. Il décrit aussi le système d’éducation qui correspond à celui en vigueur en France, mais contrairement à la perception négative présentée par de Pontois, pour Mollien, l’éducation au Bas-Canada n’est pas en arrière sur le siècle, car les Canadiens ont adopté l’étude des sciences et sont ouverts aux progrès techniques. Sans doute inspiré par son catholicisme, il attribue aux Canadiens français une pratique religieuse ardente et il donne une place prépondérante au clergé dans la société canadienne : « Le pouvoir du clergé est absolu au Canada à ce point que j’ai vu des militaires saluer les ecclésiastiques dans la rue. » (p. 56) Il ne semble pas avoir perçu le rôle de l’élite laïque et les conflits entre l’Église et les élus patriotes.

À toutes ces qualités qu’il attribue à la société bas-canadienne, il ajoute cependant quelques défauts qui entravent le développement du Bas-Canada. Il remarque en particulier que les Canadiens sont exclus du grand commerce qui depuis la défaite de 1759 a été accaparé par les Anglais qui les repoussèrent dans le commerce de détail. Il rapporte à cet égard que les Canadiens sont conscients de cette anomalie et boycottent les produits anglais : « C’est même devenu une obligation pour tout homme qui se dit patriote. » (p. 63) Il soutient que cette politique a été efficace puisqu’entre août 1836 et août 1837, il y a eu 99 navires de moins qui ont accosté au Bas-Canada, que le tonnage a connu une baisse significative de même que le nombre de passagers (p. 84). Il en déduit que le boycottage risquait de mener à la ruine de la domination anglaise. Au chapitre des faiblesses, il note aussi l’absence de littérature et de théâtre en français. Il reproche d’ailleurs à la France cette indigence ; elle aurait pu envoyer au Canada des gens instruits qui encombrent ses villes. Il estime que sur le plan culturel « les Canadiens se sont fait eux-mêmes ce qu’ils sont sans avoir même le secours d’un théâtre français. » Il conclut ainsi son analyse socioculturelle du Canada : « Tel est l’état actuel du Canada français. Maintenant, je vais avoir l’honneur de faire connaître à votre excellence la situation politique de ce beau pays qui nous intéresse tant par ses relations de famille qui nous unissent à ses habitants. Leur langue est la nôtre… Au Canada on ne parle que le français… prononcé avec un accent normand » (p. 84).

L’analyse du système politique

Mollien reconstitue l’histoire constitutionnelle du Canada depuis la défaite de 1759. Il décrit les constitutions imposées au Canada depuis 1759 sans prendre parti et sans critiquer le régime anglais. Il pense que le poids démographique des Français a empêché Londres d’imposer sa volonté. Il en veut pour preuve le fait que le premier président de la Chambre d’assemblée, Jean-Antoine Panet, s’est obstiné à parler en français. Il se limite à décrire les procédures d’éligibilité et de sélection des membres des deux chambres. Il n’analyse pas les rapports de pouvoir entre l’exécutif et le législatif ni les contradictions qu’implique le fonctionnement du système colonial. Ses seules réserves concernent l’exemption de la dîme pour les protestants et la mise en question du régime seigneurial par la reconnaissance de la propriété en franc et commun socage afin d’avantager les colons loyalistes. Il exprime ainsi sa prédilection pour l’Ancien Régime et est impressionné par la résilience des Canadiens qui ont su résister aux tentatives d’assimilation. « On peut donc soutenir, ainsi que le j’ai avancé, qu’il n’y a jamais eu affection, sympathie ou fusion (des races) ; il n’y a eu que des ménagements mutuels… Ainsi dès 1791, l’Angleterre recourt aux caresses, aux larges concessions pour vaincre les répugnances des habitants. La Charte fut donc moins un acte de bon vouloir qu’un contrat arraché par les circonstances. » (p. 65) Il est toutefois forcé de constater en 1837 que le régime britannique connaît des ratées puisque le gouvernement ne réussit pas à faire voter son budget par les députés et qu’il est obligé d’emprunter aux États-Unis pour payer les dépenses publiques. Avec le boycottage des produits anglais et la grève des députés qui refusent de voter les budgets, il reconnaît que cette contestation du régime pourrait mener à l’indépendance. Ce projet est à son avis porté par des chefs révolutionnaires, mais le peuple canadien reste plutôt indifférent.

Dans toutes ces résolutions, il y a sans doute une grande envie de se rendre indépendant, mais ce projet n’est arrêté que parmi les chefs de l’opposition, le reste des Canadiens le regarde encore comme un moyen extrême auquel il faudra recourir que pour sauver la nationalité française. Celle-ci, on l’a vu par les détails historiques qui précèdent n’a pas cessé de lutter contre les desseins secrets de l’Angleterre (p. 75).

Quelle devrait être la position de la France dans une telle éventualité ? Pour Mollien, la France doit combattre une possible annexion du Canada aux États-Unis.

Revenue de sa prévention, sortie de son indifférence coupable, la France dans l’éventualité de l’émancipation canadienne doit hautement s’opposer à son union avec les Américains, car il est de ce dernier peuple comme de certains rongeurs qui minent et font tomber tout ce qu’ils peuvent abattre. Les Américains maîtres du Canada en effaceraient le caractère français. D’ailleurs votre excellence sentira sans doute combien il est important pour nous que la clé du Saint-Laurent et du Mississippi reste entre les mains de Français. En tout temps, nous pourrons trouver là un débouché pour notre commerce et un appui formidable pour notre projet politique (p. 80).

Mollien, contrairement à de Pontois, pense que l’indépendance du Bas-Canada est possible, car il est convaincu que les États-Unis vont fournir les armes et l’argent nécessaires au combat des Patriotes. Même s’il ne partage pas leurs idées révolutionnaires et qu’il préférerait le maintien du statu quo politique au Canada, il est le premier officiel français à proposer un plan d’action pour rétablir l’influence de la France en Amérique du Nord. Je citerai de longs extraits de la conclusion de son mémoire où il fait des recommandations précises au ministre Molé. Il martèle dans son mémoire que l’objectif premier de la France en Amérique doit être de mettre un frein à l’appétit conquérant des Américains qui, rappelons-le, s’apprêtaient à prendre possession du Texas17 : « Ce n’est donc pas pour la France une vaine prétention que de vouloir régler le sort futur de l’Amérique ; son intérêt l’oblige même à s’en occuper, les États-Unis étant de toute manière les plus cruels ennemis »(p. 138).

Il invite son gouvernement à être très attentif à l’agitation politique au Bas-Canada. Il ne s’agit pas de soutenir matériellement leur révolte qui, à ses yeux, est immorale et injustifiée, mais d’empêcher que l’indépendance, si elle se produit, ne jette les Canadiens dans les bras des Américains. Il pense que la France peut jouer un rôle de substitution et remplacer l’Angleterre dans cette colonie où elle n’est pas en mesure de contrôler la population française. Il propose dans un premier temps en cas d’émancipation soutenue par les Américains que la France fasse une protestation formelle par laquelle elle déclarerait ne jamais consentir à une expansion du territoire américain. « À aucun prix, je ne consentirais à ce que le Canada n’entra dans la Confédération américaine. Le jour où on en parlerait, je crois que le gouvernement du Roi devrait énergiquement protester et même au besoin faire appuyer la protestation par la voie des armes » (p. 147). Mais avant d’en arriver à cette extrémité, il propose des moyens moins radicaux pour influencer l’évolution politique du Canada.

La France doit donner toute son attention à la Louisiane et au Canada. Dans ses deux anciennes possessions, elle doit conserver précieusement la nationalité française d’abord par des journaux plus intelligents que La Minerve et Le Canadien, ensuite elle doit accorder des faveurs de toutes espèces à ceux qui s’y montreront attachés, enfin si c’était possible, il faudrait décréter que les Français des provinces naguère à la France en Amérique continueront à jouir dans la mère patrie des droits inhérents au titre dont leurs aïeux étaient si fiers, car je crois, Monsieur le Ministre, que les Nations ne seront plus confinées dans certaines limites naturelles, mais qu’elles se composeront de tous les individus ayant la même origine, les mêmes cultes, les mêmes usages et la même langue (p. 143).

Il propose entre autres une politique de la nationalité qui intégrerait les Français du Canada et de la Louisiane à la nation française en leur conférant en quelque sorte la double nationalité. Il suggère au ministre Molé de financer la création du journal qui se ferait le propagandiste de cette idée d’une francophonie nord-américaine et il pense qu’il faudrait confier cette mission au Courrier des États-Unis qui a été créé à New York par des Français et qui à partir de 1839 se définit comme l’organe des populations franco-américaines. Peu importe le statut politique de la Louisiane et du Canada, la France deviendrait la protectrice des Français en Amérique et pourrait ainsi influencer le destin politique et commercial de l’Amérique en faisant contrepoids à la puissance américaine. Ce plan d’action audacieux et novateur n’eut pas de suite, le gouvernement français ayant choisi, comme le suggérait de Pontois, de ne pas se mêler de la question canadienne. Pas étonnant que la mission diplomatique entreprise par Papineau n’ait pas eu de succès.

Suite à l’échec des démarches entreprises pour convaincre le gouvernement américain de prendre position en faveur des républicains canadiens et de les aider à chasser les Anglais de l’Amérique du Nord, Papineau, un peu à son corps défendant, s’est embarqué pour la France en février 1839. Son objectif était de convaincre le gouvernement français de soutenir la cause des Patriotes en fournissant des militaires expérimentés et si possible des fonds pour mener la guerre de libération nationale comme Lafayette l’avait fait dans le passé pour aider l’indépendance des États-Unis.

À l’exception d’une sympathie manifeste accordée par les leaders libéraux, comme le banquier Jacques Laffitte, Félicité de La Mennais, et autres, Papineau fera chou blanc et n’aura même pas la possibilité de rencontrer des membres du gouvernement, ce qu’il avait pu faire à Washington où il avait été reçu par le président Van Buren. Cette froideur diplomatique s’explique largement par le contexte international. La France venait de signer le 22 avril 1834 le traité de la quadruple alliance avec la Grande-Bretagne, l’Espagne et le Portugal et voulait à tout prix éviter de remettre en cause ses liens privilégiés avec l’Angleterre. L’anglophilie s’était emparée de la classe politique française d’autant plus facilement que le roi Louis-Philippe s’était réfugié en Angleterre après la révolution et avait signé une entente cordiale avec l’ennemi héréditaire de la France. Elle n’allait pas sacrifier cette alliance pour venir en aide aux Français de l’Amérique septentrionale. À l’indifférence s’ajouta alors la non-ingérence pour ne pas indisposer le nouvel ami de la France.


1 Je n’ai pas inclus dans ce recensement des auteurs comme Isidore Lebrun qui a écrit un livre sur le Canada, Tableau statistique et politique des deux Canadas en 1833, mais sans avoir fait le voyage. Il s’est appuyé sur des sources secondes essentiellement anglaises.

2 Alexis de Tocqueville. Oeuvres complètes, Correspondance familiale, sous la dir. de J P. Mayer, Paris, Gallimard, 1951-2002, tome XIV, p. 146. De la démocratie en Amérique, p. 114

3 Cette lettre du 3 janvier 1838, adressée à Henry Reeve, membre du Conseil privé de Londres, fut publiée en 1938 par Edgard McInnis dans la Canadian Historical Review (vol. XIX, p. 394-397). Elle fut reprise dans le livre de Jacques Vallée, Tocqueville au Bas-Canada, Montréal, Éditions du Jour, 1973.

4 « La France et les Rébellions de 1837-1838 : connaissance et perceptions », Bulletin d’histoire politique, Volume 12, No 1, automne 2003, p. 125-133.

5 Ibid, p. 128.

6 Voir « L’avenir d’un livre », L’Action nationale, Mai-Juin 2021.

7 Aurelio Ayala, « La crise bas-canadienne des années 30 chez les voyageurs et les observateurs français », Actes des Congrès nationaux des sociétés historiques et scientifiques, 2011, p. 7-16.

8 Lettre du 9 août 1837, Nova Francia, vol 3, no 4, 1927, 275.

9 Ibid, p. 248.

10 Lettre de De Pontois, NewYork, 30 novembre 1838, Nova Francia, vol 4, no 2, 1929, p. 89.

11 Ibid, p. 92-94.

12 Je remercie Catherine Lavenir qui a attiré mon attention sur ce document.

13 Archives diplomatiques, ministère des Affaires étrangères microfilm, 11 399.

14 Préface de Francis Arzalier, Histoire et mœurs d’Haïti, Paris, Le serpent de mer, 2001, p. 23.

15 Ibid, p. 26.

16 Mémoire sur le Canada, Archives diplomatiques du ministère des Affaires étrangères, 19MD/19, microfilm 7284, p. 2.

17 Les colons texans déclarèrent l’indépendance du Texas du Mexique et déclarèrent la République du Texas en 1836.