La grande noirceur serait-elle devant nous ?

Il paraît acquis aujourd’hui pour beaucoup des nôtres que notre société est sortie à partir des années soixante, grâce à la « révolution tranquille », d’un long isolement, d’une longue période de grisaille, d’ignorance, voire d’oppression intellectuelle et morale, situation résumée dans l’expression « la grande noirceur ». Et l’on parle sur un mode apitoyé des nombreuses générations de nos malheureux ancêtres, victimes de cette tyrannie multiforme, privées des lumières, de l’ouverture au monde, du progrès économique et scientifique, dont nous sommes les bénéficiaires enchantés !

Un tel sentiment de supériorité face aux générations précédentes et une telle satisfaction béate ne nous sont point propres : on les retrouve, à des degrés divers et sous des formes variées, dans plusieurs sociétés occidentales. Mais le phénomène a revêtu chez nous une ampleur et une intensité exceptionnelles, à la mesure de l’étendue, de la rapidité et même de la brutalité de la mutation que nous avons collectivement vécue. Il faut reconnaître que notre révolution tranquille, longtemps adulée sans réserve, a charrié le pire autant que le meilleur mais nombre de commentateurs continuent de la célébrer en bloc et y voient l’avènement d’une sorte d’âge d’or. Et parlent naturellement de tout ce qui a précédé avec commisération, avec superbe, quand ce n’est pas avec dérision. Leur attitude traduit à la fois une navrante inculture historique en même temps qu’un inconscient pharisaïsme.

Je tiens pour ma part que ce que l’on appelle sommairement, « la grande noirceur » n’est pas derrière nous mais se trouve peut-être plutôt devant nous, que les signes se multiplient autant d’un effondrement moral que d’une grande régression intellectuelle, comme l’illustrent hélas le naufrage de notre système d’enseignement et la grande pitié linguistique de nos médias, celle-ci et celui-là cause et conséquence à la fois du dévoiement et du détournement de ce qu’il y eut de meilleur dans notre généreuse mais ambiguë révolution tranquille.

La nouvelle grande noirceur découle de deux principaux ordres de causes : nous en partageons plusieurs avec les autres sociétés occidentales mais certaines nous sont propres, qui aggravent souvent les effets des premières. Parmi celles-ci, il faut souligner au premier chef l’obsession d’une fausse « modernité » et le détournement de sens de concepts et de vocables fondamentaux, confisqués en quelque sorte par l’énorme appareil médiatique et publicitaire au service des thèmes à la mode et faisant le jeu de nos nouveaux maîtres, les grands empires multinationaux, le « marché », et en définitive le néo-impérialisme américain, qui vise, en conquérant les âmes et les esprits, à éliminer en douceur toute résistance et toute singularité, notamment et surtout culturelle.

Deux vocables fourre-tout et passe-partout : mondialisation et modernité, sont les thèmes et les termes de l’énorme et apparemment irrépressible uniformisation qui s’étend sur le monde. On a créé et on entretient dans l’opinion l’obsession du changement permanent comme synonyme, voire comme condition, de « progrès », ce que Pierre-André Taguieff, philosophe et historien des idées, appelle le « bougisme ». Et à une époque où chacun, ou peu s’en faut, tient à tout prix à être « dans le vent » ou à paraître y être, où il n’est pire infirmité, pire tare, pire injure dans certains milieux que celle « d’être dépassé », c’est la fuite en avant, fût-ce vers le ridicule, c’est la remise en cause généralisée, l’innovation à tout prix, le changement incessant, sans souci des conséquences psychologiques et morales graves qu’engendre pareille instabilité, surtout parmi les jeunes chez qui elle devient facteur d’insécurité, même de désarroi.

On observe en même temps une exploitation sans précédent de vocables qui devraient correspondre à des valeurs fondamentales comme « démocratie, liberté, droits de l’homme, tolérance, diversité des cultures » dont certains pouvoirs, politiques et économiques, force organisations internationales, nombre de médias, font une consommation d’autant plus grande qu’ils en savent ou en devinent la fragilité et que, concourant objectivement à leur affaiblissement, masquent ou étouffent ainsi leurs remords.

Trois facteurs principaux sont à l’origine de cette proche grande noirceur, où sont remis en cause notre avenir collectif, notre « survivance » même : la crise de nos valeurs traditionnelles et d’abord des valeurs morales et religieuses, avec la disparition des repères et la perte du sens de la transcendance ; la démission de la famille avec la rupture dans la transmission de la mémoire et des valeurs ; enfin, une sorte de refus implicite de se perpétuer, traduit dans une redoutable, et peut-être irrémédiable, anémie démographique.

Au lieu de l’évolution normale, nécessaire, on a opté pour la rupture ; plutôt que d’actualiser prudemment et de modifier avec discernement, on a engagé, dans une sorte d’ivresse infantile, une immense braderie du passé, de tout le passé, avec persiflage, avec hargne, sinon parfois avec haine. Rupture et braderie d’autant plus désolantes que, par ailleurs, grâce notamment à une nouvelle génération de hauts fonctionnaires et d’universitaires, d’heureuses réformes furent engagées, de vastes projets mis en chantier : la création d’une véritable fonction publique, la mise en place d’une grande politique sociale, la reconnaissance de la vocation et de la mission économique de l’État (SGF, Caisse de dépôts, multiples sociétés publiques), l’assainissement des mœurs électorales, une certaine forme de présence internationale, pour ne rappeler que quelques-unes des grandes innovations. Cette sorte de vaste aggiornamento de la société québécoise a cependant pris fin voici longtemps déjà, mais la crise sous-jacente, masquée par l’euphorie de la révolution tranquille, s’est, elle, accentuée, développée.

Il aurait fallu, idéalement (il est permis de rêver…) une sorte de synthèse des valeurs fondamentales de notre tradition, de notre héritage, avec l’élan, les forces d’innovation, d’affirmation, de générosité, d’invention de notre « révolution tranquille ». Il y a eu, pour une part, dévoiement de celle-ci par des excités infantiles qui confondaient transformer et détruire, adapter et rejeter, innover et abolir et, comme il advient souvent, les plus radicaux et les plus tonitruants surent intimider puis éliminer les autres, d’autant que nos « médias », gagnés eux aussi par la fièvre, contribuaient à accélérer toutes les remises en cause et taisaient à peine leur sympathie envers les thèses ou les positions les plus avancées, ou du moins leur faisaient la partie belle : plus on dénonçait le passé en bloc, plus on le vilipendait, plus on en faisait le procès, davantage était-on assuré de « faire la manchette ». Les médias n’ont pas seulement accompagné, raconté, expliqué la révolution tranquille, ils ont largement contribué à sa réalisation, ce qui fut sain, ce qui fut heureux mais certains d’entre eux ont aussi, hélas, puissamment contribué plus tard à la dévoyer : il y a eu des sectaires de la révolution tranquille, pour qui celle-ci se résumait à instruire globalement, avec acharnement, sans répit, le procès du passé.

Et nous voici, aujourd’hui, confrontés à nous-mêmes, au bilan fort contrasté d’une révolution tranquille dont nous avons célébré, presque à l’excès, les incontestables et précieux bénéfices mais dont nous avons ignoré ou préféré ignorer les erreurs, les excès de tous ordres, les mensonges, le dévoiement. Le détournement, voire la confiscation de ce grand souffle, de ce grand renouveau, ont abouti à un vaste désenchantement, à une démobilisation sur fond de démission et de dérision.

Tous les ingrédients ont été réunis pour l’avènement d’un nouvel âge de la médiocrité, d’une sorte de véritable « grande noirceur », ultime et tragique avatar d’une révolution avortée. Des vocables sont interdits, devenus indécents, comme le sens de l’effort, la discipline, l’émulation, le devoir (on ne parle plus que des « droits », jamais des devoirs), le respect tant des aînés que du passé, tandis que s’installent partout la fausse modernisation, la loi du marché, le primat de la consommation, la recherche permanente du loisir, la quête de la facilité. Toujours plus et toujours plus facilement et plus vite, consommer le plus possible au moindre coût, au moindre effort. Est-ce là faire preuve de « maturité » puisque nous avons apparemment rejoint les sociétés occidentales dites « avancées » ? Alors que nous avions la chance de réaliser une grande aventure humaine, nous avons préféré la voie du mimétisme, de l’aliénation, de la facilité. « À nouveau, sans répit, courons à notre perte ! », comme disait un personnage de Camus. ■