La guerre du bois

L’administration américaine a annoncé le 24 novembre dernier que, dès 2022, les droits compensateurs sur le bois d’œuvre exporté depuis le Canada allaient doubler, passant en moyenne de 9 à 18 pour cent. La principale victime ? L’entreprise québécoise Produits forestiers Résolu, qui écope d’une taxe combinée de 29,66 pour cent. La Chambre des communes s’est réunie le 1er décembre au soir dans le cadre d’un débat exploratoire sur la question. Le hic, c’est que nos forêts ne sont ni le pétrole ni l’automobile, c’est-à-dire des secteurs stratégiques pour le Rest of Canada. Le bois ne sera jamais placé en tête de liste des enjeux jugés centraux par Ottawa, malgré la langue de bois habituelle des personnages clés de l’actuel gouvernement canadien.

La guerre commerciale entourant la question du bois d’œuvre est un vieil enjeu qui n’en finit plus de finir. On ne compte plus les occasions manquées de mettre fin à cette problématique, et ce, même si le Québec a agi pour passer le test des exigences du commerce international.

Le bois québécois : tout sauf une priorité canadienne

Alors que le soutien au secteur pétrolier canadien se chiffre en milliards, celui à l’industrie forestière se compte plutôt en millions, la majeure partie sous forme de prêts. Le 16 décembre dernier, profitant du fait que la Chambre des communes venait tout juste d’être ajournée pour le temps des Fêtes et que les textes révélés ne seraient par conséquent pas soumis à la critique de l’opposition, le gouvernement a officialisé les lettres de mandat du premier ministre. Dans cet exercice, le premier ministre couche généralement sur papier les priorités sur lesquelles il souhaite voir ses ministres travailler. On peut lire, à la lecture de la lettre destinée à la ministre du Commerce international, un paragraphe entier consacré aux défis du protectionnisme américain :

En collaboration avec les ministres concernés, diriger la lutte que mène le Canada dans le monde contre le protectionnisme, les pratiques commerciales inéquitables et la coercition économique. Vous collaborerez avec des partenaires internationaux, ferez progresser notre stratégie de diversification des exportations et veillerez à ce que les travailleurs et les entreprises du Canada obtiennent le soutien nécessaire. De plus, vous traiterez les enjeux commerciaux bilatéraux et les mesures protectionnistes avec les États-Unis, notamment en ce qui concerne les marchés publics et dans les secteurs de l’automobile, de l’énergie et de l’agriculture1.

On constate d’emblée que les mots « bois d’œuvre » sont totalement absents. Le gouvernement fait même semblant que le problème n’existe pas.

La présence de l’énergie dans cette liste d’épicerie ne surprend guère, les dirigeants canadiens étant terrorisés par la perspective d’une fermeture par l’État du Michigan de la ligne 5 d’Enbridge. Cette possibilité a poussé, lors de la dernière législature, le Parlement à voter la création d’un Comité spécial sur la relation économique entre le Canada et les États-Unis2, où la totalité des témoins invités a crié au loup.

Quant à l’automobile, on sait qu’il s’agit également d’une préoccupation jugée – à juste titre – urgente par Ottawa étant donné la proposition débattue aux États-Unis depuis plusieurs mois d’offrir un crédit d’impôt pour la vente de véhicules électriques, mais uniquement ceux qui sont assemblés sur le territoire américain, ce qui aurait des conséquences graves au chapitre des ventes de véhicules canadiens et pourrait entraîner des délocalisations d’usines. La ministre du Commerce international a organisé une visite à Washington et a cosigné une lettre soumise au Sénat américain afin de les menacer de contre-mesures si le congrès décidait d’aller de l’avant3.

Dans le cas du bois d’œuvre, il n’y a eu ni visite à Washington, ni lettre, ni annonce de représailles, ni programme d’aide à l’industrie. Le gouvernement a certes annoncé le 21 décembre dernier sa volonté de contester la décision américaine devant les tribunaux commerciaux, mais cela demeure une réponse assez faible, et tant le Canada que le Québec ont déjà eu la chance de jouer dans ce film, comme on le verra un peu plus loin dans ce texte.

De l’importance du secteur forestier québécois

Le gouvernement Trudeau se dit inquiet du manque d’accès à la propriété des plus jeunes adultes, il détient là un chantier névralgique compte tenu de la hausse des prix pour le bois, qui ne risque pas de ralentir avec la prochaine vague de COVID. Plus encore, notre bois est une source d’exportations de grande importance.

L’industrie forestière représente 11 pour cent des exportations du Québec. Nos forêts sont source de développement économique, d’emplois et de revenus publics en taxes et impôts. Si elles ont jadis été l’objet d’un véritable saccage mis en lumière et dénoncé à juste titre par Richard Desjardins, elles présentent également une grande valeur écologique. Le secteur forestier a une grande capacité de séquestration et de stockage du carbone, en plus d’inspirer bon nombre de PME innovantes dans la production de bioénergies et de bioproduits. Certains enjeux nécessitent une collaboration planétaire, et la lutte aux changements climatiques ainsi que le développement du commerce vert sont de ceux-là. Notre bois peut et devrait détenir une place de choix sur ces deux fronts.

La nouvelle guerre tarifaire sera nuisible à l’ensemble des parties, ou presque. Elle pourrait causer une importante hausse du prix du bois au Québec et au Canada, et menacer nos entreprises ainsi que les 25 000 emplois directs canadiens liés aux ventes de bois d’œuvre aux États-Unis. Aux États-Unis, cela ne sera guère mieux : le prix de l’habitation augmentera, ce qui privera davantage d’Américains de l’accès à la propriété, et ce alors que l’administration Biden clame que l’accès au logement est l’une de ses priorités. Les uniques gagnants ? Le groupe de pression américain du bois, et quelques politiciens voyant les élections de mi-mandat arriver à grands pas.

Le calcul américain

Rappelons le fond de l’affaire : les États-Unis, bon an mal an, accusent l’industrie forestière canadienne de bénéficier de soutien public, nuisant ainsi au secteur américain.

La décision américaine relève de ce qu’on peut appeler une dynamique structurelle. Nous n’en sommes pas à la première crise du bois. Quatre rondes ponctuées de conflits ont précédé celle que nous nous apprêtons à vivre, de 1982 à 1983, en 1986, de 1991 à 1996, et de 2001 à 2006. En 2006, le gouvernement du Canada a réussi à obtenir une entente avec Washington engageant cette dernière à ce qu’il n’y ait pas de nouvelles mesures de rétention commerciale. Cette entente était tout sauf une panacée et a entraîné des pertes de revenus et d’emplois considérables, mais au moins avait-elle le mérite d’exister. Depuis son expiration en 2015, malgré une déclaration commune entre le premier ministre Trudeau et le président Obama, aucun nouvel accord n’a été conclu.

Au gré des guerres tarifaires, le Canada a déposé à de multiples reprises des plaintes devant les tribunaux de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALÉNA) et a toujours gagné sa cause. L’OMC a d’ailleurs affirmé en mai 2020 que Washington n’avait pas agi de façon objective ou équitable et que ses tarifs étaient illégitimes. Les accords de libre-échange prévoient généralement un temps limite aux litiges pour éviter que ceux-ci ne perdurent exagérément longtemps, mais les pratiques pour gagner du temps sont courantes.

Sachant qu’ils vont perdre leur cause, les Américains multiplient les tours de passe-passe pour retarder les travaux des tribunaux d’arbitrage, notamment de déposant des requêtes pour leur faire perdre du temps, ou en étant d’une grande lenteur dans la nomination des arbitres. Pendant que le temps passe, la situation de notre industrie forestière se dégrade.

Le calcul américain est clair : établir des tarifs qu’ils seront – et ils le savent – jugés incorrects, mais profiter des années où ils sont en vigueur pour placer l’industrie canadienne dans une position délicate pendant la sienne progresse en modernisation et en compétitivité, lui permettant de prendre une longueur d’avance. C’est bel et bien l’objectif qui se cache derrière les velléités de guerre commerciale. N’est-ce pas ce qu’on peut justement appeler de la concurrence déloyale ?

Ottawa a donc ainsi beau prétendre vouloir contester devant les tribunaux, le problème restera éternel.

Les occasions manquées du libre-échange nord-américain

Ottawa aurait pu saisir l’occasion des renégociations de l’Accord de libre-échange nord-américain pour colmater ces brèches dans le processus de litige afin de l’encadrer davantage pour éviter de trop longs délais lorsque le temps joue contre nous. L’Accord Canada–États-Unis–Mexique (ACEUM) a été adopté en mars 2020 par le Parlement fédéral sans que cette question ne soit réglée.

Là n’est la plus le seul rendez-vous manqué. Un conseil consultatif permanent sur le bois d’œuvre, inscrit dans l’ACEUM, aurait le mérite d’assurer un suivi continu. L’auteur de ces lignes a d’ailleurs tenté de faire adopter un tel amendement à l’Accord dans la semaine précédant son adoption parlementaire. Celui-ci a malheureusement été rejeté par la présidence de la Chambre, mais il n’est jamais trop tard pour procéder à un amendement à un accord commercial, sous forme d’annexe par exemple.

Reconnaître le régime québécois

En 2013, le régime québécois a été réformé pour être totalement conforme au cadre réglementaire et aux exigences du libre-échange, ce qui aurait en principe dû lui épargner des soubresauts tels que ceux que nous subissons actuellement. Son fonctionnement est fort simple : vingt-cinq pour cent du bois provenant de la forêt publique est vendu aux enchères où tout le monde peut soumissionner. Le prix alors déterminé est ensuite appliqué à l’ensemble du bois provenant de la forêt publique. Ce système est comparable à celui qui prévaut aux États-Unis. Il est donc très clair que le prix du bois est fixé par le marché et non par le gouvernement, que la coupe n’est pas subventionnée. Non seulement le régime québécois passe-t-il intégralement le test du libre-échange, mais il a même été conçu spécifiquement pour ce faire. En revanche, le droit de coupe de Colombie-Britannique est fixé par le gouvernement, ce qui plombe les efforts du Québec à vouloir être bon joueur.

Quelques solutions à court terme

Le gouvernement adoptera-t-il un ton plus ferme ? Va-t-il riposter avec des mesures sur les produits américains ? Cela serait le minimum. On attend toujours…

Les mots clés vides de sens (priorité, vigueur) ont fait leur temps. Une importante industrie et des milliers de travailleuses et travailleurs attendent des actions. À court terme, le gouvernement doit urgemment offrir un soutien à l’industrie par le biais d’un programme de prêts et de garanties de prêts, équivalant aux sommes retenues par Washington. C’est la seule manière de traverser la crise.

Ottawa peut également plaider pour une exemption du bois provenant de forêts privées. Si la grande majorité du bois coupé au Québec (90 pour cent) provient de forêts publiques, certaines forêts privées ont néanmoins un poids réel dans quelques régions. L’argument à évoquer pour Ottawa est pourtant fort simple : si les États-Unis pointent du doigt les forêts publiques, pourquoi le bois provenant de forêts privées, qui n’est pas soumis aux règles québécoises, est-il lui aussi l’objet de ces nouveaux tarifs ?

Enfin, puisque les nouveaux droits ne touchent pas les produits transformés, cela est une belle occasion de développer une chaîne de valeur pour favoriser la transformation des produits forestiers. La deuxième et la troisième transformation ne sont l’objet d’aucune réelle stratégie d’État.

Que fait Ottawa ? Il nous dit que le bois d’œuvre est une priorité et qu’il le défend « vigoureusement ». Le 18 novembre 2021, le premier ministre du Canada a participé au premier sommet trilatéral dit des trois amigos depuis de très nombreuses années, un exercice de réunion qui avait été complètement absent des quatre années de la présidence Trump. Le résultat aurait été l’annonce de nouveaux tarifs sur le bois d’œuvre à peine une semaine plus tard. La ministre du Commerce international s’est rendue le 2 décembre à Washington, sans que les résultats soient davantage probants.

Signer ses propres accords

L’argumentaire indépendantiste, s’il a constamment besoin d’être mis au goût du jour à la lumière de l’apparition de nouveaux enjeux, a toujours mentionné le pouvoir de signer ses propres accords et traités. Cela a toujours semblé passablement abstrait (certains diraient, non sans un brin de mépris « intellectuel ») et peu connecté sur les préoccupations populaires.

Nous avons pourtant, avec l’exemple du bois d’œuvre, un exemple éminemment concret et terre-à-terre : le Québec a en place une politique distincte, mais celle-ci se trouve évacuée des discussions commerciales par l’État qui nous y représente. Et ce sont les entreprises et travailleurs du Québec qui en font les frais. Négocier en son nom propre, pour ses intérêts, sera toujours préférable au fait de laisser un État qui ne les voit pas comme prioritaires le faire à sa place. Plus encore que le pouvoir de signer ses traités, l’indépendance nous offre les moyens d’agir pour promouvoir et défendre nos intérêts fondamentaux. S’il y a un prix à l’indépendance, celui de la dépendance est assurément infiniment plus grand.

 

 


1 Cabinet du Premier ministre, Lettre de mandat de la ministre du Commerce international, de la Promotion des exportations, de la Petite Entreprise et du Développement économique, 16 décembre 2021. https://pm.gc.ca/fr/lettres-de-mandat/2021/12/16/lettre-de-mandat-de-la-ministre-du-commerce-international-de-la

2 L’auteur de ses lignes y a siégé, y représentant le Bloc québécois.

3 « Voitures électriques : Ottawa menace d’imposer des tarifs sur des produits américains », Radio-Canada, 10 décembre 2021.

https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1846616/credit-impot-americain-voiture-electrique-ottawa-reagit-menaces

 

* Porte-parole du Bloc québécois en commerce international. Député de Saint-Hyacinthe—Bagot.

** Texte inspiré d’une allocution prononcée par l’auteur dans le cadre du débat exploratoire parlementaire sur la question du bois d’œuvre tenu à la Chambre des communes le 1er décembre 2021.