La leçon d’Hubert Aquin

À l’occasion du quarantième anniversaire de la disparition d’Hubert Aquin, j’ai pensé lui rendre hommage en rappelant aux nouvelles générations l’existence d’un corpus d’analyses éclairantes sur les raisons fondamentales qui expliquent les hauts et les bas du mouvement indépendantiste. On a intérêt, en ces temps de désarroi, à revisiter l’histoire intellectuelle de l’indépendantisme et à remettre au jour ce qui a été oublié ou perdu de vue. Ces contributions intellectuelles peuvent nous permettre de comprendre pourquoi les Québécois refusent toujours leur liberté et comment fonctionnent les mécanismes qui entravent la prise de conscience de l’intérêt national.

Dans les années soixante, le développement de la pensée indépendantiste a été fortement marqué par l’engagement des artistes et des intellectuels. Les créateurs n’intervenaient pas comme de simples potiches décoratives apportant leur soutien au mouvement par des spectacles ou des signatures de pétition. Ils participaient activement à sa construction en mettant leurs réflexions au service de la prise de conscience nationale. Par leurs œuvres, ils cherchaient à éclairer le destin du Québec. Ils ne dissociaient pas comme aujourd’hui leur ambition littéraire du destin collectif.

Tout comme de nombreux écrivains, Hubert Aquin a assumé son rôle d’intellectuel organique. Il est surtout connu et célébré pour son œuvre littéraire, mais il fut aussi un militant et un penseur politique engagé pour l’indépendance du Québec. Le texte politique le plus cité d’Aquin est sans nul doute « La fatigue culturelle du Canada français », publié par la revue Liberté, alors qu’il en était le directeur, en avril 1962. Cet article avait été précédé d’un autre article intitulé « L’existence politique » publié en mars 1962, ces deux articles synthétisant la quintessence de la pensée indépendantiste d’Hubert Aquin.

Auparavant, il avait présenté ses thèses lors d’un colloque organisé par le RIN sur le thème « L’indépendance nationale : une fin et un moyen » à l’hôtel Windsor, le 17 février 1962. Sa conférence s’intitulait « Problèmes politiques du séparatisme ». En novembre 1963, il participera à l’École de formation politique du RIN en donnant des cours sur le colonialisme.

Aquin était un penseur radical au sens propre du terme, c’est-à-dire qu’il voulait aller à la racine du problème de la non-existence politique du Québec. Il voyait l’indépendance comme une révolution et entra même en clandestinité pendant quelques mois. Il sera arrêté le 5 juillet 1964 pour « possession d’arme offensive dans un dessein dangereux pour la paix publique ». Après cette courte incartade dans un maquis plus théorique que réel, il reviendra sur le chemin de la lutte électorale et parlementaire. En 1968, il s’opposera à la fusion du RIN avec le PQ. Il ne croyait pas que ce parti puisse réaliser une libération nationale parce qu’il n’avait pas de perspective révolutionnaire et qu’il avait adopté une stratégie irréaliste qui ne tenait pas compte des effets du colonialisme sur la culture politique.

À cette époque, les dirigeants du PQ avaient modifié la façon de définir la relation entre le Québec et le Canada remplaçant l’approche de libération nationale préconisée par le RIN par une approche de négociation d’égal à égal avec le Canada ce qui atténuait la critique du régime canadien. Il était en effet difficile de vouloir en même temps devenir un associé du Canada et le dénoncer comme un État colonisateur et oppresseur. Occulter les effets du colonialisme signifiait affaiblir politiquement le mouvement et préparer des lendemains qui déchantent faits de défaites et de déceptions. Il n’était pas non plus anodin de substituer la souveraineté au concept d’indépendance.

Être révolutionnaire pour Aquin ne signifiait pas qu’il fallait recourir à la violence, mais plutôt qu’il fallait rompre avec le mode de pensée du minoritaire qui asservissait les Canadiens français depuis deux siècles. Être révolutionnaire signifiait être rigoureux et cohérent dans l’analyse de la situation collective.

[…] je n’attends pas des révolutionnaires à mitraillettes ou à képis, mais des révolutionnaires qui n’ont pas plus peur des mots que des réalités […] L’indépendance ne peut pas être assimilée à une loi qu’on vote, parmi tant d’autres comme si de rien n’était. C’est une notion politique révolutionnaire, et c’est comme telle qu’on doit la présenter aux Canadiens français1.

Aquin, comme il le disait lui-même, était « un obsédé de l’échec » et voulait sortir du cycle des recommencements en préconisant une rupture radicale avec le Canada. Il se méfiait du nationalisme de conservation porté à la glorification des élites, à la logique des compromis et à la complaisance envers le passé. La pensée indépendantiste ne pouvait devenir réalité politique qu’en prenant la mesure des effets du colonialisme dans l’esprit des Canadiens français. Pour réussir, il fallait oser critiquer les comportements politiques des Canadiens français qui avaient intériorisé depuis deux siècles les effets de la subordination politique. La pensée d’Aquin était prémonitoire et elle est toujours pertinente puisque, dès 1962, il avait identifié trois obstacles à l’indépendance : la foi nationaliste, l’autonomisme provincial et l’ambiguïté politique des Canadiens français.

Il eut l’intuition fulgurante de la duplicité des Canadiens français qui faisaient semblant d’être indépendantistes dans leurs discours, mais qui ne passaient jamais aux actes. Il vitupérait ceux qui adhéraient au séparatisme pour mieux s’en débarrasser en remettant la réalisation de l’indépendance aux calendes grecques. La foi qui dispense des œuvres était une habitude bien enracinée dans la mentalité catholique.

La foi donc, grosso modo, nous l’avons, mais pour ce qui est des œuvres, nos séparatistes me semblent plutôt contemplatifs ou, si vous voulez, plus mystiques qu’efficaces… Notre séparatisme est une forme d’envoûtement, de possession, mais le lendemain matin, tel celui qui s’adonne à un rite magique, le Canadien français retourne à la réalité fédérale et bilingue qui demeure inchangée2.

S’il faut en croire les sondages, on retrouverait ce type d’indépendantistes dans des partis comme le PQ et la CAQ. Il y aurait aussi des indépendantistes incohérents qui votent pour des partis fédéralistes sur la scène fédérale comme le NPD et même le Parti libéral du Canada au lieu de voter pour le Bloc québécois. Il peut donc y avoir un fossé entre se dire indépendantiste et ce que l’on fait concrètement. Comme on le dit souvent, l’enfer est pavé de bonnes intentions. Pour ceux qui auraient oublié leurs référents religieux, cela signifie que « les bonnes résolutions ne suffisent pas, sans leur réalisation, à éviter le mal et la damnation ». Au Québec on a une longue expérience de cette dissonance. Beaucoup se disent indépendantistes comme autrefois on se disait catholique sans aller nécessairement à la messe ou sans agir en fonction de ses convictions.

Pour Aquin, la confusion des esprits était le principal ennemi de l’indépendance et elle provenait des partis qui œuvraient sur la scène québécoise en se réclamant de l’autonomisme provincial. Aquin a été visionnaire en critiquant l’autonomisme comme un effet pervers du colonialisme canadien.

L’indépendance, c’est le contraire politique de l’autonomie, même si, sur un plan historique, on peut la considérer comme son prolongement. Il n’y a rien de commun entre un séparatiste et un autonomiste : l’un veut la sécession du Québec, l’autre veut sa participation, plus ou moins intégrée, à la Confédération3.

Plus on entretient l’espoir qu’on peut utiliser le pouvoir provincial pour faire de grandes réformes dans un cadre provincial, plus on délégitime le projet de devenir une nation. Avec une rare clairvoyance, Aquin avait perçu les effets pervers du bon gouvernement. L’histoire lui a donné raison, car les passages au pouvoir du Parti québécois n’ont pas rendu les Québécois plus souverainistes. Cette gouvernance provincialiste les a au contraire rendus plus confus et ambivalents quant à leur statut politique. En jouant à ce jeu, on se laisse piéger par les illusions d’un pouvoir asservi à une volonté extérieure.

Aquin a été un des premiers intellectuels à décoder la psychologie politique du Canadien français, à comprendre les mécanismes de l’ambiguïté politique. Dans « La fatigue culturelle du Canada français », il écrit :

Qu’adviendra-t-il finalement du Canada français ? À vrai dire, personne ne le sait vraiment, surtout pas les Canadiens français dont l’ambivalence à ce sujet est typique : ils veulent céder simultanément à la fatigue culturelle et en triompher ; ils prêchent dans un même sermon le renoncement et l’ambition. Qu’on lise pour s’en convaincre, les articles de nos grands nationalistes, discours profondément ambigus où il est difficile de discerner l’exhortation à la révolution de l’appel à la constitutionnalité, la fougue révolutionnaire de la volonté d’obéir. La culture canadienne-française offre tous les symptômes d’une fatigue extrême : elle aspire à la fois à la force et au repos, à l’intensité existentielle et au suicide, à l’indépendance et à la dépendance4.

Pour Aquin, les faillites répétées du mouvement nationaliste s’expliquaient par le fait que la politique se limitait à vouloir améliorer notre condition de dépendance et non pas à vouloir supprimer ce rapport de dépendance. Vouloir réformer la constitution canadienne, améliorer nos droits à l’intérieur du régime constitutionnel signifie objectivement accepter d’être minoritaires :

En fait, ceux qui acceptent la Confédération acceptent d’être minoritaires ; ils acceptent un état dont la manifestation principale et significative est précisément la revendication. Au cours de notre histoire, nous avons confondu nationalisme et défense de nos droits alors qu’il y a selon moi opposition entre ces deux attitudes5.

Plus on revendique le respect de nos droits dans le cadre canadien, plus on intériorise et on accepte la subordination à un autre peuple. En se mobilisant pour obtenir une réforme constitutionnelle, en voulant être reconnus comme peuple ou société distincte, en dénonçant à répétition la régression des droits du français au Canada, les nationalistes admettent implicitement leur relation de dépendance. Ils acceptent leur statut de minorité ethnique et de régression en régression, ils s’épuisent dans les recommencements.

Pour éviter que l’échec se perpétue encore pendant des générations, il faut rompre avec ce type de nationalisme minoritaire et prendre le risque de l’indépendance même si celle-ci n’entraîne pas des lendemains qui chantent. Aquin a mis au jour la duplicité ou le double jeu des Canadiens français comme effet de la domination coloniale. Il qualifiait le Canadien français d’agent double, celui qui choisit de jouer sur deux tableaux plutôt que de prendre le risque d’être lui-même.

Dans le régime canadien, être Canadien français signifie assumer une double identité, vivre une division intérieure, une séparation de soi-même causée par l’imposition d’un autre dont l’identité s’est imposée par la force dans sa conscience de soi, dans sa représentation de lui-même. Ce dédoublement de personnalité fut renforcé, intériorisé et institué en système à partir de la Confédération de 1867. Nous sommes alors entrés dans l’ère de l’ambiguïté collective puisque nous assumons notre identité culturelle dans la dépendance à un autre peuple. Nous existons comme particularité, mais non pas comme un tout. Cette dépossession de soi et cette dépersonnalisation sont pour Aquin à l’origine du mal psychique des Canadiens français, qui se traduit par « l’auto-punition, le masochisme, l’auto-dévaluation, la “dépression”, le manque d’enthousiasme et de vigueur, » symptômes qui caractérisent « la fatigue culturelle du Canada français6 ».

Cette colonisation des esprits est extrêmement nocive, car elle désamorce la combativité en laissant croire que c’est la nation conquise qui est seule responsable de son échec à exister et que le conquérant soi-disant porteur de rationalité et de la liberté n’a aucune responsabilité dans l’incapacité historique du Canadien français. Nous nous flagellons collectivement et faisons de l’impuissance collective une vertu. Nous érigeons la pusillanimité et le refus de choisir en système de comportement salvateur.

Pour Aquin, ce sont les élites fédéralistes canadiennes-françaises que les indépendantistes doivent combattre, car elles sont responsables de cette aliénation collective qui asservit les esprits au système canadien. Ces agents doubles agissent de façon pernicieuse à l’intérieur de la collectivité en se réclamant de leur appartenance pour mieux séduire et légitimer leur action déstructurante sur la nation et faire passer la dépendance politique comme une voie d’avenir. Cette logique a été bien illustrée en 1980 par le slogan : « Mon NON est québécois ». Aquin fustige particulièrement les politiciens fédéraux apôtres de « la sublimation dans un grand tout… Ils sont temporisateurs par vocation et parlent constamment d’une Confédération qui n’existe pas… Le Canadien français est, au sens propre et figuré, un agent double. Il s’abolit dans l’excentricité et, fatigué, désire atteindre au nirvana politique par voie de dissolution7. » Ces agents doubles utilisent la culpabilité et l’autodénigrement pour entretenir le complexe de la dépendance, pour inhiber le désir de liberté et renforcer la domination canadienne.

La leçon d’Aquin nous montre que l’accession à l’indépendance suppose au préalable une révolution culturelle, un changement de la mentalité du minoritaire dont la culture politique est axée sur la modération dans les revendications et la résignation dans l’adversité. Fuir le conflit, ne pas prendre le risque de la rupture, s’accommoder des décisions de la nation majoritaire, toujours trouver des interprétations favorables aux situations ou aux projets désavantageux et attendre des conditions gagnantes, tels sont les mots d’ordre débilitants de l’élite politique québécoise.

Pour libérer les esprits des effets toxiques du colonialisme, il faut leur opposer une pensée claire et cohérente qui dévoile les mécanismes de la subordination politique et qui propose d’autres critères de jugement de la réalité politique. Le discours indépendantiste doit adopter une logique de rupture et de confrontation et critiquer les positions provincialistes, autonomistes ou pas, pour libérer les Québécois des mécanismes de reproduction de la dépendance politique.

 


1 « L’existence politique », Liberté, mars 1962, p. 76

2 Ibid, p. 70

3 Ibid, p. 75

4 « La fatigue culturelle du Canada français », Liberté, avril 1962, p. 321.

5 « L’existence politique », p. 73

6 « La fatigue culturelle du Canada français », op.cit., p. 314

7 Ibid p. 320