La situation du livre, nous dit-on, est bonne. Il devrait normalement en être de même de la lecture. Ce n’est pourtant pas évident. Il faut ici distinguer le commerce de la culture. Les ventes de livres vont bien, mais les librairies indépendantes restent inégalement réparties sur le territoire. Heureusement qu’il y a les bibliothèques publiques, sinon il faudrait parler de déserts de livres comme on parle de déserts alimentaires. Elles ne sont pas toutes très riches, mais elles existent et il faut s’en réjouir et les apprécier. Et surtout les soutenir en particulier auprès des autorités municipales qu’il ne faut pas cesser de talonner. La bibliothèque locale devrait partout inspirer orgueil et fierté. On en conviendra, cela n’est pas toujours le cas lorsqu’on examine la richesse des collections et l’étendue de la programmation. Cela dit, en ces matières comme en bien d’autres, les choses ne changent pas parce qu’on les décrète souhaitables ou vertueuses.
Si l’on regarde la situation du livre par le prisme du statut de la lecture dans la culture, plusieurs chantiers restent à peine ouverts. Celui de l’école est sans doute le plus névralgique pour l’avenir d’une génération si violemment bardassée par les commerçants des GAFAM et vulnérable aux manœuvres des prédateurs d’attention. Le débat sur le cellulaire à l’école n’a pas fini de faire rage. Quel que soit le sort des recommandations des comités d’experts, une chose va demeurer : la règle n’est rien sans la maîtrise des moyens de la faire respecter. Et à cet égard, les réseaux sociaux et l’ingéniosité des jeunes et des moins jeunes ne vont pas manquer d’alimenter les tactiques dignes d’une culture du braconnage 2.0.
Il en ira, il en va déjà de ces préoccupations de ce qu’il en est toujours lorsqu’il s’agit d’interdit et de prohibition. La force d’un contre-modèle sera toujours plus efficace que les seules mesures de contrôle et de sanction. Il y a dans ce débat une conjoncture qui pourrait être éminemment favorable au renouvellement, à l’adoption ou à l’expansion des habitudes de lecture. La fascination pour le numérique commence à s’estomper quelque peu, du moins dans les pratiques pédagogiques; les inconditionnels occupent moins d’espace devant les promesses trahies et les résultats minés par toutes sortes d’effets pervers. Renforcer la capacité d’attention, enrichir les compétences à manier les idées et les raisonnements soutenus, découvrir et éprouver la joie du travail solitaire et silencieux, cela ne peut se faire sans la fréquentation des livres, sans la pratique assidue de la lecture. Et pour ce faire, il faut investir massivement temps, énergie et créativité pédagogique pour raccorder les élèves avec une pratique mieux accordée aux exigences des apprentissages dans un monde de plus en plus complexe. Il en va de même pour le renforcement des habitudes de lecture dans la population en général.
Bien sûr, on peut arguer de l’état des finances publiques, des lourdeurs du ministère de l’Éducation, de la modestie des moyens du ministère de la Culture, de l’état des mœurs et de la dépendance aux divertissements, etc., et de bien d’autres bonnes raisons de se justifier de ne rien entreprendre. Mais ce serait oublier ou négliger les vertus de l’initiative, du volontarisme sans lesquels trop de grandes réformes projetées restent dans les limbes ou s’abolissent dans les ronrons technocratiques. On peut prendre pour exemple l’extraordinaire engouement que connaît la journée du 12 août pour l’achat du livre québécois. On attend qu’une pareille inventivité se manifeste aussi pour l’expansion des pratiques de lecture. Un simple geste, une invitation pourraient être du même effet. Si la présence des livres était signalée dans la plus grande variété de situations (au travail, à l’école, dans les loisirs, dans les institutions, etc.) on pourrait s’attendre à ce que les échanges auxquels ils donneraient lieu fassent fleurir l’innovation. Il faut miser sur cette présence affranchie de la tyrannie des moyens pour que la simplicité devienne un puissant levier : l’idée de faire la fête un 12 août ne demandait pas de grands moyens…
Sans rien négliger de l’application des mesures d’encadrement du numérique dans les écoles, il faut souhaiter que fleurissent là comme en d’autres milieux des initiatives qui referont de la lecture le foyer des passions pour connaître. À cet égard, des projets comme celui qu’a mis en œuvre notre collègue Pascal Chevrette revêtent véritablement un caractère exemplaire. Parcours laurentien permet aux étudiants du cégep de faire l’usage de la littérature pour comprendre et connaître le territoire du Québec. Les romans qu’ils ont à lire se prolongent dans l’expérience du territoire, leur permettant d’incarner les œuvres et la lecture dans une démarche d’appropriation non seulement de l’imaginaire des textes, mais bien du réel qui les a fait naître et auxquels le parcours les ramène. Dans un périple qui peut durer jusqu’à deux semaines et qui leur offre la possibilité de fréquenter les villes, les villages et les paysages où campent les récits, où vivent les auteurs ou les gens dont ils parlent, les étudiants vivent une expérience-passerelle grâce à laquelle la lecture n’aura plus jamais le même sens pour eux et pour ceux et celles qu’ils rencontrent.
Ce que le Parcours laurentien apporte, nombre d’autres expériences pourraient le faire, de la garderie à l’université, de l’usine au bureau. Chaque milieu, chaque professeur, chaque bibliothécaire ou le plus simple animateur d’un club de lecture pourrait l’inventer. À la condition de faire l’effort de rendre le livre omniprésent, d’en faire un compagnon et un matériau utile à la conduite de toutes les activités qui charpentent nos vies, notre emploi du temps et nourrissent aussi bien nos rapports aux autres que les expériences que nous faisons du monde. Ce qui vaut pour le roman vaut pour tout autre ouvrage. Un traité sur le meuble de Jean Palardy pourra faire naître le prochain ébéniste de génie. La biographie d’un grand ingénieur pourra paver la voie à des vocations insoupçonnées. Une lecture peut changer une trajectoire, en faire naître ou l’abolir. À chaque moment de vie.
En ces matières Marie-Victorin reste une référence fondamentale. Il faut relire ses œuvres et revoir son parcours avec les biographes et chroniqueurs qui les ont revisités pour s’imprégner de toute la force et la puissance de la volonté quand elle se met au service de l’émerveillement et de la soif de connaissances. Le frère a su trouver les voies pour vaincre la dépossession, travailler avec les moyens du bord tout en faisant preuve d’audace et de débrouillardise. Ses intuitions fondamentales ont toujours été orientées vers la convergence du destin d’une personne enrichie par la connaissance et celui de son peuple que la fréquentation des livres pouvait rapprocher des idéaux les plus nobles.
La Flore laurentienne sous le bras, on peut certes herboriser dans les splendeurs de l’été, mais on gagnera tout autant à fréquenter les Croquis laurentiens, la Laurentie en fleurs ou le plus sérieux L’étude des sciences naturelles : son développement chez les Canadiens français. Son legs est immense, mais il n’est jamais aussi précieux que dans les exemples qu’il donne, dans les anecdotes qu’il raconte pour faire éprouver la jubilation de découvrir dans une épervière ou une sarracénie le chatoiement de ce qu’une telle rencontre peut apporter à la moindre promenade. Ce qu’il peut inspirer aux liseurs, il pourrait aussi l’inspirer à tous ceux et celles qui veulent faire découvrir et apprécier ce que lire peut changer du poids des jours. La lecture redirige le regard. Et ce qu’elle donne à voir enrichit la vie. Elle peut même « faire lever l’horizon » (Miron).
Robert Laplante
Directeur des Cahiers de lecture