La légitimité, subterfuge du recteur Frémont ?

« Les membres des groupes dominants n’ont tout simplement pas la légitimité pour décider ce qui constitue une micro-agression1. » Par sa déclaration, Jacques Frémont ôte à certains individus leurs facultés morales, leur capacité à discerner le bien du mal. Il prend la légitimité pour un subterfuge puisqu’aucun dialogue sur la justesse de l’utilisation du mot honni n’est possible, excepté pour s’excuser. Pourquoi en effet discuterait-il avec des gens dont il nie le jugement ?

Pourtant, « aucun argument qui repose sur une logique d’authenticité ou d’essence culturelle ne devrait être accepté comme légitime, en ceci que l’interlocuteur doit soumettre des arguments valables pour tous2 ». La validité s’établit à travers les arguments soumis à la discussion où tous peuvent intervenir. Encore, la reconnaissance de la diversité ne doit pas s’accomplir par la répudiation de la légitimité des institutions modernes, érigée sur l’obligation d’offrir un traitement équitable envers tous.

Le recteur prétexte la légitimité pour acquiescer aux diktats de militants radicaux. Un ancrage dans la modernité, qui a connu l’essor de la démocratie en la basant sur l’expression de la volonté populaire, permet de saisir l’ampleur du travail de sape que pilote le recteur de l’Université d’Ottawa. La possibilité du débat repose sur deux conditions : que tous les individus puissent s’exprimer et qu’ils se reconnaissent les uns les autres comme des interlocuteurs potentiels. Par le débat, la politique confère une légitimité aux individus pour s’exprimer, à égalité de droit. Le pouvoir ne se réduit plus à un rapport de force brute entre belligérants prêts à fourbir leurs armes pour imposer leur volonté.

La légitimité a émergé comme antithèse de la violence dans l’exercice du pouvoir. Désormais, la raison fonde les rapports de pouvoir où chacun se soumet volontairement à l’autorité, qui devient une ressource politique pour canaliser et diffuser le pouvoir à travers les institutions. Or, en refusant de reconnaître la légitimité de tous, le recteur Frémont confisque le pouvoir pour le réserver aux membres de minorités. En effet, l’exercice du pouvoir lui semble moins affaire d’autorité dans l’accomplissement de fonctions, que déferlement de force brute pour imposer sa volonté à ceux qui n’y consentent pas et à qui on nie la possibilité d’y consentir dans un débat démocratique.

Le pouvoir n’est plus conçu comme une relation d’influence réciproque. Pour s’en convaincre, rappelons que M. Frémont refuse de répondre aux journalistes et qu’il n’a jamais communiqué avec la professeure Lieutenant-Duval3. Le rectorat semble réécrire les faits au lieu de les établir. L’enseignante prononce le mot honni le mercredi 23 septembre, puis en reparle au cours suivant, le 30, après qu’une étudiante arabe l’eut informée par courriel de son inconfort. Le 1er octobre, l’étudiante dénonce la situation sur Twitter en publiant l’adresse de la professeure. Le même jour, l’université la suspend. Le recteur précise qu’il s’agit d’une suspension administrative, pas d’une sanction disciplinaire. C’est seulement le vendredi 16 octobre qu’elle a enseigné à nouveau, au moins une semaine de cours a été escamotée même si la suspension administrative a duré moins que l’intervalle de la première quinzaine d’octobre4. Le recteur a créé un comité d’action antiracisme et inclusion le 23 novembre, mais des étudiants racisés ont occupé le pavillon administratif de l’Université d’Ottawa entre les 3 et 9 décembre pour obtenir une rencontre avec lui, car ils exigeaient des mesures immédiates5. Ces étudiants incarnent les dérives du progressisme dans les universités, c’est pourtant à eux que le recteur confère l’exclusivité de la légitimité6. Mais si ces revendicateurs minoritaires accaparent le pouvoir jusqu’à former le groupe dominant, perdront-ils la légitimité chère à Jacques Frémont ?

L’équité procédurale garantit la justice

Il est inquiétant que le recteur de l’Université d’Ottawa, un juriste, confirme la procédure expéditive violant les droits procéduraux subie par Verushka Lieutenant-Duval pour avoir prononcé le mot honni dans le cours qu’elle enseigne. Pour le tribunal moral de la rectitude politique qui criminalise la pensée, la professeure a commis une infraction de responsabilité absolue : la simple preuve du fait prohibé entraîne automatiquement la culpabilité. Nul besoin de prouver l’intention et aucun moyen de défense n’est recevable. Le contexte pédagogique et la valeur littéraire ou historique de l’œuvre ne sont même pas considérés, ils sont ignorés.

Doit être équitable la procédure d’après laquelle une affaire est conduite par une institution à l’égard d’une personne lorsque ses droits, son statut ou des intérêts sont en cause. Le droit procédural garantit que la manière dont est menée l’affaire pour aboutir à la décision est juste. Elle ne concerne pas la décision elle-même, mais encadre l’instance qui permet d’y arriver.

On compte une douzaine de droits procéduraux. Un avis approprié doit formellement indiquer aux parties l’enjeu sur lequel une décision sera rendue et la nature de la décision. Toute la preuve qui sera retenue contre une partie doit lui être communiquée. En particulier, la partie contre laquelle une preuve est retenue doit à son tour avoir l’occasion de présenter la preuve qu’elle souhaite que le décideur considère. Elle doit aussi bénéficier d’un délai pour prendre connaissance de la preuve retenue contre elle avant d’y réagir. Dans son appréciation des preuves, le décideur doit se soumettre à des règles quant à la recevabilité et à l’appréciation qu’il en fera, notamment l’obligation de considérer tout renseignement pertinent pour l’affaire.

Par ailleurs, dans certains cas où une partie risque de perdre un droit, un avantage ou un privilège, elle peut avoir recours à un avocat, être représentée ou assistée. Quand des procédures existent pour mener l’affaire, les parties s’attendent à ce qu’elles soient respectées. Ceci vaut également pour l’impartialité du décideur, qui doit être exempt de parti pris. Tant sa conduite que son propos ne doivent pas porter à croire qu’il pourrait avoir des préjugés.

« Lors de l’incident, l’enseignante avait tout à fait le choix, dans ses propos, d’utiliser ou non le mot commençant par N ; elle a choisi de le faire avec les conséquences que l’on sait7. » Derechef, on peut raisonnablement douter de l’impartialité du recteur Frémont, pourtant un ancien président de la Commission des droits de la personne du Québec. En sus, l’indépendance du recteur laisse dubitatif dans cette affaire, lui qui pourrait être redevable de sa nomination et de sa reconduction en poste aux instances universitaires et à leurs factions. Enfin, lorsque la décision est prise, les motifs doivent être rendus par écrit, notamment pour permettre aux parties de préparer leurs arguments pour interjeter appel. Même si une procédure existe et qu’elle est suivie, comme se justifie l’Université d’Ottawa dans cette affaire, cela ne signifie pas que l’équité procédurale est respectée.

Mais le tribunal moral de la rectitude politique est un bûcher expiatoire. Ainsi, la preuve de l’infraction repose sur l’allégation d’une offense par le plaignant qui l’éprouve. Dès qu’il ressent de l’inconfort, l’infraction est établie. Cela absolutise la sensibilité, exacerbée parce qu’il n’y a plus de mise en relation avec les faits et le contexte pour comprendre le réel. Le désir de certains étudiants à être exemptés d’images, idées ou mots qu’ils jugent offensants prime sur la liberté académique.

Si le recteur Frémont nous reconnaissait la légitimité de réfléchir sur le sens de la justice, on pourrait se demander avec lui ce qu’il y a d’incommensurable ou d’irréductible entre les groupes de la société pour que l’un puisse interdire aux autres l’usage de certains mots, partout et tout le temps. La conscience de leur humanité commune, de leur appartenance à la même nation ou de leur citoyenneté partagée ouvrirait des pistes de discussion entre eux. Toutefois, en niant à certains leur jugement, M. Frémont transgresse le principe d’égalité entre les individus et sous-entend que le talion vaut réparation. C’est comme si la couleur de peau ou l’origine ethnique devenait le seul critère en vertu duquel des individus peuvent se revendiquer quelque chose en commun.

Renversement de la connaissance

Au cœur de la notion de discrimination systémique, se trouve la prémisse que celui qui questionne, doute ou refuse d’y adhérer commet cette discrimination. Sont forgés des concepts si étendus qu’ils sont imposés comme évidences irréfutables. Le concept de « micro-agression » est un exemple. Seules les victimes sont autorisées à édicter les interdits, à juger des écarts de conduite et à déterminer la sanction en cas de manquement.

L’idée de science forgée par Karl Popper implique nécessairement la possibilité de falsifier les hypothèses lors d’une démonstration publiquement argumentée. Or, les faits empiriques deviennent superflus dans cette approche de la connaissance basée sur le ressenti de la victime parce qu’il est impossible de démontrer ce qu’on affirme. Les attaques pleuvent alors pour réduire les détracteurs au silence par humiliation ou ostracisme.

L’université, sanctuaire du savoir, contribue maintenant au renversement de l’ancrage moderne de la connaissance. Jusqu’ici, la vérité des faits, validés par des méthodes objectives, a primé sur l’individu pour établir le savoir. Désormais, l’expression de son vécu par l’individu opprimé l’emporte au nom de l’émancipation sociale et politique. Cependant, un arbitrage entre l’objectivité des faits et la sincérité de l’expression de soi devient nécessaire.

Les militants qui préconisent la censure épousent par ailleurs une philosophie du langage étonnante. Selon leurs prétentions, c’est comme si chaque mot était monosémique, jamais polysémique, et qu’il se comprenait indépendamment du texte d’où il émane et du contexte où il s’ancre. Il est paradoxal que de tels activistes appelant à la reconnaissance toujours plus poussée de la diversité aient une conception univoque du sens des mots et qu’ils les détachent du réel sans s’apercevoir qu’ils placent le langage au service d’un dogme.

Le processus inique de sanction de la professeure Lieutenant-Duval est indigne d’une institution dans un État de droit démocratique, mais conforme au culbutage du régime de vérité par la subjectivité. Les universitaires et les juristes qui cautionnent des notions infalsifiables émanant des théories critiques nuisent aux droits qu’ils souhaitent protéger. Parce qu’ils forment une nation minoritaire au Canada, les Québécois envisagent légitimement d’autres politiques pour la diversité que le multiculturalisme canadien et d’autres concepts pour l’analyser que ceux du racialisme américain. Ce fait est occulté par ces savants.

Alors que l’Assemblée nationale du Québec a dénoncé à l’unanimité la censure de mots, des politiciens fédéraux ont corroboré les décisions du recteur. Jagmeet Singh a affirmé que l’utilisation du mot honni compromet la sécurité des étudiants8. Steven Guilbeault a ajouté le 15 novembre que « notre droit s’arrête là où la blessure de quelqu’un d’autre commence », avant de se rétracter en décembre9. Son affirmation est un psittacisme en écho à une formation à la diversité et à l’inclusion offerte aux parlementaires qu’il a suivie.

Devant l’émergence de groupes minoritaires revendicateurs, la nation ne semble plus un concept pertinent pour l’action politique aujourd’hui. Elle semble aussi périmée pour envisager l’identité, c’est-à-dire qui nous étions, qui nous sommes, qui nous voudrions être et qui nous sommes en train de devenir comme peuple capable d’agir démocratiquement sur son destin.

 

 


1 Message du recteur et vice-chancelier Jacques Frémont au sénat de l’Université d’Ottawa, lundi 19 octobre 2020. https://secure.campaigner.com/csb/Public/show/ch3x-2bb7bf–rzmyc-5l2wysj6?fbclid=IwAR2iYAtvHNKXBE8NcCppp4z7At0TQZ1I_B-SOP4ZvMeK8RG0y_kUGOT4yn0 consulté le 13 novembre 2020.

2 Anne Phillips, Multiculturalism without Culture, Princeton, Princeton University Press, 2007, pages 160-161 dans Félix Mathieu, Les défis du pluralisme à l’ère des sociétés complexes, Québec, Presses de l’Université du Québec, 2017, page 53.

3 Isabelle Hachey, Des nouvelles de Verushka, La Presse, 12 décembre 2020.

4 « Le recteur Frémont annonce un nouveau Comité d’action antiracisme et inclusion », lundi 23 novembre 2020. https://medias.uottawa.ca/nouvelles/recteur-fremont-annonce-nouveau-comite-daction-antiracisme-inclusion consulté le 19 décembre 2020.

5 « Le sit-in contre le racisme à l’Université d’Ottawa est terminé », Radio-Canada, le 9 décembre 2020.

6 Evergreen et les dérives du progressisme, https://youtu.be/u54cAvqLRpA consulté le 19 décembre 2020.

7 Message du recteur. Précité.

8 « Utilisation du “mot en n” : les élus divisés sur le sort de la professeure d’Ottawa », Radio-Canada, 20 octobre 2020.

9 « Liberté d’expression : Guilbault se rétracte », Le Journal de Québec, lundi 14 décembre 2020.