La marche des morts illustres. Benjamin Sulte, l’histoire et la commémoration

Patrice Groulx
La marche des morts illustres. Benjamin Sulte, l’histoire et la commémoration, Gatineau, Vents d’Ouest, 2008, 286 pages

Dans son ouvrage La marche des morts illustres, Patrice Groulx s’intéresse à l’œuvre de l’un des premiers historiens « national » québécois, Benjamin Sulte (1841-1923). On pourrait dire que l’ouvrage se situe à mi-chemin entre une biographie, une étude de l’œuvre de Sulte de même qu’une réflexion sur la commémoration comme activité s’inscrivant dans le domaine des sciences historiques.

Selon Groulx, Sulte est un « historien commémorateur », c’est-à-dire qu’il instrumentalise l’histoire au profit de la construction d’une mémoire collective qui, se faisant, permet à la nation de durer. L’auteur ajoute sa voix à celle des autres historiens et intellectuels qui se questionnent sur le rôle de l’histoire et le rôle de la commémoration, qui sont peut-être deux activités poursuivant des objectifs difficiles à réconcilier. L’histoire serait une activité savante, dont le mandat est de raconter le passé de manière rigoureusement exacte, alors que la commémoration en appelle plutôt à la célébration des faits d’armes d’une collectivité. Pour les commémorer, encore faut-il que ces évènements soient dignes d’intérêt, exceptionnels et hauts en couleur. La tâche du commémorateur ne serait-elle donc pas, inévitablement, celle d’embellir le passé pour s’inscrire durablement dans la mémoire ? se demande Groulx. Cette question est donc le point de départ de l’ouvrage, et tout au long des chapitres, Groulx ne cesse de se demander si la réconciliation de ces deux activités est possible. « Je m’interroge ici sur la corrélation entre l’activité érudite et la pratique commémorative, afin de savoir si l’une ou l’autre s’excluent, ou si au contraire elles sont appariées » (p. 151). Puisque Benjamin Sulte est à la fois commémorateur et historien, son œuvre lui fournit la matière tout indiquée pour répondre à cette question.

Divisée en trois longs chapitres portant chacun sur une des dimensions de l’œuvre de l’historien, la structure de l’ouvrage fait penser à un collage de travaux différents mis ensemble pour servir une thèse définie après-coup. On peut donc se demander si la structure de l’ouvrage est efficace et met bien en valeur la thèse de l’auteur qui consiste à dire que la commémoration et l’histoire sont deux activités complémentaires nécessaire à la construction d’une mémoire collective pour une nation.

Dans son premier chapitre consacré à l’étude de L’Histoire des Canadiens français, Groulx montre comment l’ouvrage constitue le point de départ de l’entreprise commémorative de Sulte. Son objectif est clair et il ne s’en cache pas, l’historien croit que pour durer, une nation doit posséder une mémoire de son passé et doit être inscrite dans l’histoire pour exister. Sulte s’est donc donné pour mission de participer à l’élaboration de cette mémoire, par le biais de son volumineux ouvrage qui se détaille en huit volumes à l’intérieur desquels il raconte et célèbre le passé des Canadiens français. En effet, pour contrer les effets néfastes de la Conquête qui mettent en péril la survie de la race canadienne-française, « La seule réplique possible consiste à ériger pour la nation le socle d’un passé glorieux et sans tache originelle » (p. 73). Groulx se demande si le récit de Sulte manque d’objectivité et il affirme que « l’érudit transforme le culte des fondateurs en une célébration des élites nationales » (p. 42). Voilà le principal problème de la commémoration, selon Groulx.

Dans son deuxième chapitre, l’auteur délaisse l’étude de L’histoire des Canadiens français pour se consacrer aux différents réseaux tissés et entretenus par Sulte tout au long de sa carrière et qui ont servi de canaux pour la diffusion et le rayonnement de ses travaux. Il en résulte un changement dans le ton et la méthode puisque Groulx fait l’inventaire de tous les correspondants de l’historien et confectionne des échantillons selon l’origine sociale et la profession des destinataires.

Ainsi, Groulx met en lumière la volumineuse correspondance de Sulte qui compte plus de 600 destinataires. Issus d’horizons bien différents et appartenant à plusieurs milieux socioprofessionnels, la diversité des correspondants de l’historien qui s’intéressent à sa production historique montre bien, selon Groulx, l’intérêt de toutes les franges de la population pour l’œuvre de Sulte.

En partie grâce à l’entreprise de réseautage de l’historien, la pratique historienne se professionnalise à travers l’érection de lieux où se retrouvent les historiens, tels que les sociétés savantes dédiées à la discipline et les revues scientifiques. Si l’on en croit l’auteur, cette socialisation nouvelle des historiens est profitable puisque durant la période 1870-1920, la production historique s’accélère.

Le troisième chapitre est consacré aux entreprises commémoratives auxquelles Sulte a participé de près ou de loin. Groulx recense donc les principales réalisations de Sulte, à savoir le 250e anniversaire de la fondation de Trois-Rivières, l’érection d’une statue à la mémoire de Sir Georges-Étienne Cartier, l’un des pères fondateurs du Canada, la commémoration de la bataille de Châteauguay, rappelant ainsi le rôle des Canadiens français durant la guerre qui a opposé les Américains aux Canadiens en 1812 et 1813, de même que la réalisation d’un monument en l’honneur de Champlain.

L’accomplissement de ces œuvres s’inscrit, selon Groulx, dans une entreprise commémorative qui traverse l’œuvre entière de Sulte, et dont l’objectif est d’assurer « l’honorabilité » de la nation canadienne-française. Ainsi, croit Sulte, la glorification des personnages du passé, élevés au rang des héros, cimente l’identité nationale et permet à la nation de durer.

Ce chapitre, qui se consacre à l’étude des projets commémoratifs de Sulte, tranche de manière nette avec le précédent. Le lecteur a l’impression que l’auteur s’est livré à différentes études à propos de l’œuvre de Sulte qui n’avaient pas nécessairement de liens entre elles au départ, malgré qu’il s’agisse bien sûr des travaux de Sulte. Groulx réussit donc partiellement à attacher entre elles les différentes dimensions de son étude, détournant l’attention par moment de sa réflexion sur la fonction de la mémoire et de l’histoire.

Finalement, il semble que la conclusion, qui est assez volumineuse puisqu’elle s’étale sur plus de vingt pages, est la partie la mieux réussie de l’ouvrage. Au terme de son étude, Groulx montre bien comment toutes les activités de Sulte s’inscrivent dans un même projet, un même objectif qui est d’assurer la pérennité de sa nation par le biais de l’érection d’une mémoire commune pour les Canadiens français. Ne s’agit-il pas là de l’une des tâches de l’historien et du commémorateur ? se demande Groulx. L’auteur en arrive donc à la conclusion que la commémoration et la pratique historienne peuvent constituer des activités complémentaires puisqu’elles poursuivent des objectifs différents et s’adressent à des publics distincts.

Myriam D’Arcy