La métamorphose d’un livre

La facture de ce livre, dans le détail comme pour l’ensemble, est déconcertante. Les pages, les différentes parties de cet étrange et insaisissable récit, restent ouvertes, ne se referment pas, sauf, quant aux phrases, par la forme, qui est, dans le détail, celle d’un écrit remarquable par le style. L’auteur évoque les Îles-de-la-Madeleine.

Ce récit est impossible à saisir comme un tout. Il ne se boucle pas comme une histoire que l’on raconterait, et il en va de même pour chacun des épisodes, à tout moment tronqués. Tout s’évase, se dissipe, se perd à chaque moment. L’ensemble aussi s’ouvre on ne sait sur quelle béance. Cet inachèvement, constant, peut être considéré comme un procédé d’art et c’en est un, sans doute.

Singulier parti pris. L’auteur imprime délibérément à son récit, à son discours narratif, intermittent, à chaque pas, une altération, une brisure, grâce auxquelles une poésie peut fleurir, fleurit effectivement.

Rien ne se noue, ni l’intrigue, ni les tableaux successifs. Même les rares dialogues finissent comme ils commencent, gratuits, sans cohésion ni nécessité évidentes. Ils ne s’inscrivent pas dans le fil d’un récit. Ils disparaissent dans le flou d’une histoire qui elle-même ne progresse pas, sinon par une succession de moments dont on ne devine guère le rapport. Tout cela relève d’une esthétique. Mais celle-ci, on ne la découvre que peu à peu.

Art impressionniste. L’art de Pierre Gobeil, dont je ne vois pas d’exemple ailleurs, invente et soutient tout au long une façon de faire apparaître et aussitôt s’effacer ce qu’il dépeint, scènes maritimes, ciels étoilés, navires en partance, naufrage, rares personnages, fragments de réalités s’évanouissant tour à tour. L’un de ces personnages, par exemple, on apprend tout à coup qu’il est mort… Tant qu’on s’entête à chercher une direction dans ces pages, il est difficile de poursuivre la lecture de ce texte décrivant des scènes de peu de liens apparents entre elles, ou rapportant des bouts de conversation, ou offrant de brèves descriptions de paysages, ou notant des moments successifs aussitôt évanescents. Mais une chose s’impose enfin, à part le style : c’est la poésie.

Dans Le jardin de Peter Pan, l’action – si l’on peut parler d’action – se passe aux Îles et le livre de Pierre Gobeil est essentiellement évocation de ce pays maritime. Il est rare qu’un livre, qui aurait pu être un vrai roman, perde sa destination première et que s’y substitue complètement autre chose, un poème, qui en fin de compte occupe tout l’ouvrage.

Il y avait la mer et le ciel et encore la mer et le ciel pour nous parler d’éternité.

[…] combien il faut profiter de ce que la vie nous offre, du vent et du soleil, du paysage qui s’ouvre sur les dunes s’enchaînant les unes aux autres.

[…] qui peut garantir qu’ils seront toujours là, ces miroirs face à la lune, ces desserts cassonade, ces ciels les plus hauts que j’aie jamais vus…

Par touches successives dont on ne comprend pas d’abord à quoi elles serviront, ni si à la fin elles feront un tout, ni si le roman annoncé en page couverture finira par exister, ce livre trahit enfin son secret. Indirectement, une vaste image non cherchée apparaît, se lève comme un paysage au matin : la mer, les Îles, la vie là-bas, la nature, l’espace, le lyrisme de tout cela. Fragments d’épisodes, psychologie à peine esquissée des personnages, un roman ? Autant de fausses indications recouvrant une œuvre qui est en réalité d’une autre nature. L’art, un art patient, transforme en un tout, en un tout inattendu, des éléments qui, çà et là, pouvaient sembler devoir conduire les personnages à leurs destins respectifs et prendre enfin la forme romanesque, mais il n’en sera rien.

Cela ne se produira pas en effet. C’est que, dans ce livre, il se passe autre chose, d’un autre ordre et d’une autre dimension. On l’ignore encore. On cherche l’action, les lignes de quelques destinées individuelles, les indices d’un progrès dans les situations. En vain. Ce livre que vous tenez sera un autre livre. Dans la démarche du romancier et peut-être à son insu, c’est une ample poésie qui naît, se développe et remplit enfin tout l’espace.

L’auteur, justement, parle beaucoup d’espaces : la mer, le ciel, le vent, les étendues, les côtes, les falaises, « la profondeur du silence, ou bien ce glissement des sons happés par le large. »

Plus chaudes l’hiver mais plus fraîches l’été […], minuscules et pourtant immenses de vent et d’embruns, de mots et de légendes, […] riches ou pauvres, belles ou laides, quand on parlait des îles, on disait toujours juste.

Un livre se développe d’une manière dont l’écrivain n’est pas maître, tout comme un artiste n’est pas maître des métamorphoses de son art. L’art est toujours imprévu. Thèmes et intentions, dans le livre en question, sont abandonnés chemin faisant, au point où le projet initial cède le pas à une création ayant peu à voir avec le genre que l’auteur semble d’abord avoir imaginé. L’œuvre ainsi métamorphosée s’impose à la fin, et nous voici avec un chant que l’auteur n’envisageait peut-être pas au départ. Un ouvrage dérive vers son accomplissement. C’est patent dans le cas qui nous occupe. J’étais parfois assez émerveillé.

Souvent le texte me tire à lui et m’invite à le citer.

Au matin l’armada des petits bateaux s’avance dans le brouillard. Et il n’y a plus de vent et il n’y a presque plus d’étoiles autour. Il n’y a que la brume dans cet air anormalement chaud de juin pour baigner de mystère la coquille encore allumée du Shell ou ce qui peut être le phare de la jetée, et la mer d’encre autour, la grisaille des dunes et les iris des étangs pour tenter d’expliquer que ce n’est pas encore le jour.

La poésie de ce « récit » et de cette écriture rencontre à un certain moment par accident la tragédie. Un appel de détresse tout à coup. Une noyade.

Après avoir glissé le corps du noyé dans la cale, le capitaine referma l’écoutille en poussant un léger soupir de soulagement. […] Les hommes mangèrent en silence et si, d’emblée, il eût été préférable d’accompagner cette chaudrée vite faite d’un verre de vin, personne n’en fit la remarque, comme si après le malheur, sachant que tout peut encore basculer, il est plus sage de se contenter de ce qu’on a.

Mais cela, c’est encore la mer, ce sont encore les Ìles. Cependant, ce drame retombe en moins d’une page…

Ce petit livre paraît s’être fait tout seul, grâce au pouvoir autonome de l’écriture. L’auteur pouvait-il anticiper ce résultat ? L’art a sa logique propre, non logique, étrangère à toute volonté consciente. Il offre une connaissance des choses qui autrement resterait inaccessible. L’art est toujours révélation. Nous voici donc devant un poème, improbable mais advenu, qui propose, pour les Îles, l’expression de leur âme même. Une profonde émotion le porte tout au long. Le roman est laissé loin derrière, éparpillé parmi ce qui le remplace entièrement, ouvrage dès lors tout à fait original autant qu’inattendu.

Le jardin de Peter Pan, cet objet littéraire, on peut souhaiter qu’il prenne une place à lui dans notre culture. Je pense qu’il la mérite. q