La négation de la nation

Eugénie Brouillet
La négation de la nation, L’identité culturelle québécoise et le fédéralisme canadien, Cahiers des Amériques, Septentrion, Sillery, Québec, 2005, 478 p.

Eugénie Brouillet a remporté le prix Richard-Arès de la Ligue d’action nationale pour cet ouvrage.
Allocution de Michel Seymour.

Alors que les professeurs de droit public nous ont habitués à des livres destinés à servir presque uniquement à des fins pédagogiques, ce livre passionnant d’Eugénie Brouillet, elle-même professeure de droit constitutionnel à l’Université Laval, surprend par sa facture permettant d’intéresser un large spectre d’intellectuels.

Bien que dans cet ouvrage l’auteure porte son attention sur le fédéralisme comme concept juridique et qu’elle utilise surtout les méthodes propres au droit constitutionnel, elle lorgne aussi du côté des sciences sociales. Il faut dire que la question qu’elle pose se prête bien à cette démarche multidisciplinaire. En effet, il serait difficile d’évaluer si le fédéralisme canadien a bien accommodé l’identité nationale québécoise sans avoir recours à des données et des analyses relevant de la science politique ou de l’histoire.

C’est surtout dans la première partie de l’ouvrage que l’auteure puise dans les sciences sociales afin de définir des concepts au cœur de son questionnement, tel celui de nation, et ce le plus souvent avec succès. Elle décrit d’abord la nation sociologique, qualificatif plus approprié que le très équivoque « ethnique », notamment en citant Fernand Dumont pour qui : « La nation est d’abord la communauté d’un héritage historique ». Puis, elle critique cette définition qui néglige l’aspect politique de la nation et conduit à inclure les francophones hors-Québec mais à exclure les Anglo-Québécois et les Néo-Québécois. Par la suite, elle décrit la nation civique qui est assimilée à l’État souverain où les citoyens jouissent de droits, avant de souligner que cette conception peut facilement justifier l’homogénéisation dans les États multinationaux, mais qu’elle peut plus difficilement justifier une démarche d’affirmation québécoise car, écrit-elle : « si la nation c’est la citoyenneté, c’est-à-dire le partage par des individus égaux des mêmes droits et libertés, leur droit de participer activement aux institutions et à tous les aspects de la vie publique, il existe une nation canadienne qui garantit déjà pleinement aux Québécois tous ces aspects […] ». Elle enchaîne ensuite en posant la question qui tue : « Pourquoi revendiquer un statut particulier ou désirer l’accession du Québec à la souveraineté si tous les aspects essentiels à l’identité culturelle sont déjà garantis au sein du régime juridique et politique canadien ? » La réponse lui apparaît évidente : « […] c’est justement parce que l’identité culturelle, en ses aspects essentiels, ne peut se réduire uniquement à l’aspect civique […] ». Puis, paraphrasant Thériault, elle affirme : « La légitimité d’une revendication de type nationalitaire exige un ancrage identitaire qui s’inscrit dans une continuité historique ». Elle conclut avec une infinie justesse que les nations recèlent toujours un aspect sociologique et un aspect civique. Félicitons l’auteure pour cette réflexion qui, sans être trop complexe, est tellement plus instructive que la dichotomie simpliste entre le nationalisme ethnique et le nationalisme civique auquel on nous avait habitués, dichotomie qu’elle qualifie d’ailleurs carrément de mythe. Il est intéressant de noter au passage qu’un des premiers à avoir popularisé ce mythe fut nul autre que Micheal Ignatieff dans son livre Blood and Belonging. Maintenant que cet homme est député libéral fédéral et candidat pressenti à la succession de Paul Martin, on comprend que cette dichotomie était plus qu’un mythe, c’était un véritable piège dans lequel bien des souverainistes sont tombés. Espérons que les propos de Brouillet contribueront à les en faire sortir avant qu’il ne soit trop tard.

Cela dit, la suite du chapitre sur la nation est moins forte. En effet, l’auteure aborde la nation multiculturelle, en profite pour dénoncer la politique canadienne du multiculturalisme qui nie la nation québécoise, mais finit par concéder que celle-ci aurait pu être acceptable si elle avait été accompagnée par « une reconnaissance de l’existence de cultures propres à chacune des deux grandes communautés nationales […]. » Autrement dit, au multiculturalisme bilingue, l’auteure aurait préféré un multiculturalisme biculturel, à moins que ce ne soit un biculturalisme multiculturel. Personnellement, je crois que c’est surtout une tentative de concilier l’inconciliable, un cas de logique sacrifiée sur l’autel du politiquement correct et, disons-le, un peu de frilosité. Il me semble qu’il aurait été possible pour elle de critiquer fermement le multiculturalisme, surtout qu’elle passe ensuite en revue une alternative plus inclusive que cette idéologie : la nation sociopolitique. Évidemment, cette dernière est brillamment théorisée par Michel Seymour pour qui il existe une nation québécoise sociopolitique, soit une majorité francophone qui forme, avec la minorité anglophone et les immigrants, une communauté politique. On aurait pu croire que Brouillet se serait ralliée à cette position, mais elle y va plutôt d’une conception de son crue qu’elle qualifie de nation culturelle et qui est particulièrement appropriée au Québec. Pour introduire cette conception, elle rappelle d’abord la valeur de la diversité culturelle qui repose notamment sur l’importance du sentiment d’appartenance renforçant la solidarité et la démocratie. À partir de ce constat, elle définit ainsi la nation culturelle : « une communauté historique particulière, plus ou moins complète institutionnellement, occupant un territoire donné et dont les membres partagent une culture commune ». Fait intéressant, elle mentionne que cette définition est en conformité avec le droit international. Enfin, elle définit le concept de culture commune de manière très large afin d’y inclure des éléments civiques et sociologiques.

Le chapitre suivant qui porte sur le fédéralisme est fort pertinent, bien qu’il soit critiquable à plus d’un égard. L’auteure y définit le fédéralisme comme un point d’équilibre entre la centralisation et la décentralisation, une façon de concilier unité et diversité, bref un principe aux milles et une vertus humanitaires dont serait privé l’État unitaire. Or, à mon avis, il serait plus juste de dire que le fédéralisme peut permettre d’allier diversité et unité, mais qu’il favorise davantage la diversité en théorie, alors que l’État unitaire peut aussi permettre la conciliation de la diversité et de l’unité, mais qu’il privilégie plutôt l’unité. De plus, les raisons justifiant le fédéralisme que Brouillet propose, soit la diversité culturelle et la démocratie, sont peu convaincantes. Par exemple, on peut douter que la diversité culturelle ait joué un grand rôle dans le choix du fédéralisme en Australie. De même, on peut être très sceptique en ce qui concerne les vertus démocratiques du fédéralisme, un système qui ne favorise guère l’imputabilité. En effet, de par sa complexité le fédéralisme permet généralement aux différents paliers de gouvernements de se renvoyer la balle lorsqu’un problème persiste, sans que les électeurs ne puissent désigner aisément lequel est responsable. À l’inverse, dans un État unitaire, peu importe qui de l’État, de la région ou de la commune est compétent officiellement, lorsqu’un problème persiste c’est toujours le gouvernement national qui en porte l’ultime responsabilité et les électeurs agissent en conséquence. Par ailleurs, il me semble que d’autres raisons au moins aussi importantes que celles invoquées par Brouillet peuvent justifier le choix du fédéralisme, qu’on pense par exemple à la superficie du territoire qui, lorsqu’elle est grande, favorise ce choix. Encore une fois, l’Australie peut être citée en exemple.

Par la suite, la description des caractéristiques essentielles du fédéralisme faite par l’auteure est généralement juste, mais ici aussi des commentaires s’imposent. Par exemple, elle a raison de dire que le fédéralisme implique un partage de la fonction législative prévu par une constitution. Par contre, lorsqu’elle écrit qu’un tel partage n’existe pas dans les États unitaires et que dès lors la décentralisation à l’intérieur de ceux-ci ne relève pas du droit constitutionnel mais seulement du droit administratif, elle a en partie tort. En effet, il n’est pas rare que dans les États unitaires la décentralisation, bien qu’elle n’aille pas jusqu’au partage de la fonction législative, soit constitutionalisée. C’est le cas en France, pour ne citer que celui-là. Une autre caractéristique du fédéralisme qu’elle mentionne est l’autonomie dans l’exercice des compétences de chaque palier de gouvernement. Ici l’auteure a raison, c’est ce que la théorie du fédéralisme nous apprend depuis toujours. Et ici le mot clé est « théorie », en ce sens que dans les faits ce ne sont pas toutes les fédérations qui correspondent à cette caractéristique. Malheureusement, l’auteure parle trop souvent comme si le fédéralisme correspondait réellement à cette description, alors qu’il s’agit de théorie pure, pour reprendre le terme de Kelsen. D’ailleurs, ce commentaire est bon aussi en ce qui concerne d’autres caractéristiques du fédéralisme mentionnées par l’auteure, que ce soit la suprématie constitutionnelle, en vertu de laquelle un ordre de gouvernement ne peut changer unilatéralement le partage des compétences, ou à plus forte raison la neutralité de l’arbitre constitutionnel. Fait à souligner, une autre caractéristique du fédéralisme, soit la participation des entités fédérées au processus législatif fédéral, autrement dit le bicamérisme fédéral, est qualifiée de non essentielle par l’auteure. Considérant que c’est sur ce point que le Canada apparaît le moins fédéral, on comprend qu’elle prépare déjà la prochaine partie du livre où elle tentera de prouver que le Canada de 1867 était bel et bien une fédération digne de ce nom.

Mais avant de passer à cette partie, un mot doit être dit sur le passage où l’auteure contredit ceux qui critiquent la distinction entre l’État fédératif et l’État unitaire. Alors que pour ces derniers, l’État fédératif est une notion inutile dépourvue de caractère normatif, Brouillet croit que le concept a une dimension normative et permet de mieux nous expliquer la réalité. Personnellement, j’estime qu’il y a du vrai dans chacune des deux positions. En ce qui concerne la force normative du principe fédéral, il faut convenir que si elle se manifeste dans certaines circonstances en certains endroits, elle peut aussi être ignorée pendant longtemps à un même endroit, la jurisprudence de la Cour suprême du Canada dont il sera question plus loin étant ici l’exemple type. À propos de l’utilité du concept de fédéralisme, disons qu’elle est comparable à celle du concept de nationalisme civique ; les deux pouvant servir à des fins de pédagogie simplifiée, mais ne correspondant pas à la réalité autrement plus complexe. En effet, tout comme les fédérations ont généralement une ou des caractéristiques associée(s) à l’État unitaire, qu’on pense par exemple aux juges des cours suprêmes nommés par le chef de l’exécutif fédéral et ce tant aux États-Unis qu’au Canada, les États unitaires ont parfois des caractéristiques associées au fédéralisme, qu’on pense au Sénat français élu par des représentants des collectivités locales. Et ce sans parler des États quasi-fédéraux, comme l’Italie, ou des États qui sont reconnus comme étant fédéraux sans l’être officiellement de jure, tel l’Espagne. Le caractère flou de la distinction est aussi vrai en ce qui concerne la fédération et la confédération, le cas de la fédération belge avec ses vetos communautaires aux relents de confédéralisme étant un cas illustrant bien ce flou.

La partie suivante, qui porte sur le fédéralisme canadien, débute par un historique fouillé qui va de la Conquête à l’Acte d’Amérique du Nord Britannique (AANB). L’auteure y relate notamment comment la résistance passive des habitants d’origine française leur permit d’éviter l’assimilation et d’obtenir des concessions de la part de l’occupant. Cependant, fidèle à une certaine tradition historiographique québécoise, elle minimise la sévérité de l’oppression qui suivit la Conquête. Par exemple, elle mentionne que le traité de Paris confirmait la liberté de religion dont jouissaient les sujets catholiques du Canada, mais oublie de préciser que cette liberté était garantie sous réserve des lois d’Angleterre, ce qui en limitait considérablement la portée à cette époque bien antérieure à l’adoption du Catholic Emancipation Act. Cela dit, elle décrit très bien comment l’Acte de Québec a réellement accru cette liberté, en plus de rétablir le droit civil français, ce qui contribua à fortifier l’aspect culturel de l’identité « québécoise », auquel s’ajouta un aspect civique avec la création d’une chambre d’élus suite à l’Acte constitutionnel de 1791. Par contre, Brouillet passe très rapidement sur l’épisode des Rébellions de 1837-1838 qui, pourtant, constitue un point tournant de notre histoire. Ce choix de l’auteure s’explique peut-être par le fait qu’elle ne voulait pas mettre en lumière l’écart titanesque entre les revendications de cette époque et les « gains » obtenus une trentaine d’années plus tard. En revanche, la description qu’elle fait du fonctionnement du régime de l’Union est à la fois instructive et intéressante. On y apprend notamment qu’à cette époque s’est développé un fédéralisme de facto, du fait que les questions touchant l’identité propre de chacune des composantes de l’Union (Canada-Ouest, Canada-Est) pouvaient être régies de manière différente, et qu’il s’agissait là de l’embryon du partage des compétences qui allait voir le jour en 1867.

Suit une description du contexte historique ayant immédiatement précédé l’AANB. Sa thèse centrale veut que grâce à l’insistance des francophones du Bas-Canada qui désiraient préserver leur identité, un régime fédéral fut préféré à une union législative. Considérant, que ces derniers étaient alors minoritaires et que l’homme politique le plus puissant d’alors, John A. Macdonald, prônait un État unitaire, il est permis de douter que l’idée fédérale et la protection de l’identité « québécoise » triomphèrent totalement. D’ailleurs, la suite du livre qui porte sur la lettre du régime de 1867 confirme ce doute. Premièrement, contrairement à ce que croyaient la plupart des leaders Bas-Canadiens de l’époque, dont Cartier que Brouillet semble approuver sur ce point, les nombreuses compétences stratégiques conférées à l’État fédéral, telle la défense, étaient loin d’être sans impacts potentiels sur les identités culturelles. Par exemple, même si l’auteure n’en parle pas, l’armée canadienne devint rapidement une véritable machine à assimiler les francophones. Deuxièmement, l’auteure n’insiste pas sur le fait que l’AANB protégeait les limites de douze circonscriptions anglophones du Québec sans en faire autant à l’égard d’aucune circonscription francophone du Québec ou d’ailleurs au Canada. Sans doute que cet article, qui prouve que l’AANB visait avant tout à protéger l’identité canadienne-anglaise, ne cadrait pas bien avec son analyse.

Mais, plus important encore, comme le firent remarquer les frères Dorion à cette époque, l’AANB contenait une série de dispositions qui trahissaient le caractère fortement centralisé du Canada de 1867. On peut mentionner notamment la nomination des lieutenants-gouverneurs par le gouverneur général, le pouvoir de désaveu, le pouvoir de réserve, le pouvoir résiduaire, l’autonomie fiscale incomplète des provinces et le Sénat. Cela dit, pour chacune de ces dispositions, Brouillet s’acharne à prétendre qu’il ne s’agit pas là d’indices d’une centralisation excessive. Au sujet des représentants de la Reine, elle semble se contenter du fait que la jurisprudence a confirmé que les lieutenants-gouverneurs n’étaient pas subordonnés au gouverneur général, comme si la nomination par le fédéral d’une personne pouvant jouer un rôle clé en cas de gouvernement provincial minoritaire n’avait pas de conséquences. Au sujet des pouvoirs de désaveu et de réserve qui permettaient au fédéral d’annuler des lois provinciales, l’auteure mentionne qu’ils sont tombés en désuétude au milieu du XXe siècle après avoir été largement utilisés au XIXe. Toutefois, elle ne mentionne pas que cette désuétude est survenue à peu près au même moment où la Cour suprême du Canada est devenue le tribunal de dernière instance en remplacement du Comité judiciaire du Conseil privé de Londres. Il me semble qu’il y a là un lien à faire puisque ladite Cour suprême, dont les juges sont nommés par le fédéral, a pu à partir de ce moment invalider des lois provinciales sans risquer de voir ses décisions renversées. Autrement dit, au contrôle politique des lois provinciales effectué par l’exécutif fédéral s’est substitué un autre contrôle tout aussi politique, bien fait sous couvert de contrôle de constitutionnalité, celui effectué par la Cour suprême, un organe fédéral. Comme le dit l’adage populaire : « Plus ça change, plus c’est pareil ».

Cela dit, les prétentions de Brouillet sont plus convaincantes lorsqu’elle affirme que le pouvoir résiduaire, soit le pouvoir d’adopter des lois dans les domaines non mentionnés par l’AANB, était somme toute limité, puisqu’en vertu de l’article 92 de cette loi il ne pouvait toucher les matières de nature purement locale. Cependant, comme elle l’avoue elle-même, cette limitation ne fait que nuancer la thèse voulant que l’attribution du pouvoir résiduaire au fédéral soit un indice de centralisation. De même, elle avoue aussi que l’autonomie fiscale incomplète des provinces était un facteur favorisant la centralisation. Ici, il importe d’insister, car l’auteure nous apprend ni plus ni moins que le fameux déséquilibre fiscal, dont on parle depuis à peine quelques années, existe en fait depuis 1867 et qu’il était même prévisible avant cette date ! En effet, dès cette époque le député Bas-Canadien Hector Langevin avait calculé les revenus et les dépenses anticipés pour la province de Québec, et en avait conclu qu’ils étaient respectivement de 771 823 $ et de 1 237 000 $. C’est donc dire qu’en raison des importants pouvoirs de taxation confiés au fédéral aux dépens des provinces, il était prévu et souhaité que ces dernières allaient devoir compter sur le fédéral pour boucler leurs budgets. Et évidemment, cela n’était pas sans effet sur l’autonomie des provinces dans leurs propres champs de compétences. À l’heure des grandes promesses du gouvernement Harper sur le règlement du déséquilibre fiscal, cet épisode nous rappelle que ce déséquilibre est inhérent à la fédération canadienne et que la seule façon de vraiment le régler consiste à rompre avec la Constitution de 1867. Enfin, un mot sur le Sénat, simplement pour déplorer le fait que l’auteure accepte la position douteuse selon laquelle la préférence des Pères de la Confédération pour un Sénat non-élu ait été motivée par un souci démocratique. Certes, l’idée voulant qu’un Sénat élu ou nommé par les provinces aurait eu la légitimité pour bloquer des lois adoptées par la Chambre des communes, et que cela aurait été contraire au principe du gouvernement responsable, n’est pas fausse. Cependant, la solution à ce problème n’était pas de créer un Sénat nommé par le fédéral, mais plutôt de prévoir dans la Constitution des clauses stipulant qu’en cas de désaccords entre la Chambre haute et la Chambre basse, cette dernière ait le dernier mot. Bref, là encore, il semble que les créateurs de l’AANB ont tout fait pour favoriser la centralisation, à un tel point que, n’en déplaise à Brouillet, l’accumulation des clauses centralisatrices fait apparaître le Canada de 1867 sous son véritable jour : celui d’un État fédéral très centralisé, voire carrément quasi-fédéral.

D’ailleurs, cette conclusion préliminaire est confortée par le chapitre portant sur l’évolution du régime. Grosso modo, la thèse de l’auteure au sujet de cette évolution est que la jurisprudence du Comité judiciaire du Conseil privé de Londres (ci-après « Comité judiciaire ») protégeait les compétences provinciales et l’identité nationale « québécoise », alors que celle de la Cour suprême favorise indûment les compétences fédérales depuis 1949, soit depuis que cette dernière est le tribunal de dernière instance. Bien que je sois en grande partie d’accord avec cette thèse, quelques nuances s’imposent. Premièrement, l’auteure ne mentionne pas les jugements du Comité judiciaire qui furent néfastes pour le fait français au Canada et donc, indirectement, pour l’identité culturelle « québécoise ». Par exemple, dans Maher v. Town of Portland, le Comité judiciaire interpréta restrictivement l’article 93 de l’AANB afin de nier aux minorités francophones hors-Québec le droit à l’éducation en français, alors que le même article protégeait ce droit à l’égard des anglophones du Québec. Deuxièmement, il y a lieu d’être sceptique lorsque Brouillet prétend que l’article 92 (13) de l’AANB qui conférait aux provinces le pouvoir sur les droits civils a été interprété généreusement, et que cela tendrait à prouver que le fédéralisme canadien accommodait bien la différence québécoise. En effet, comment peut-elle passer sous silence le fait que l’AANB a marqué un net recul en matière de droit civil, puisqu’en conférant au fédéral des pouvoirs concernant la faillite, les banques, le mariage et le divorce notamment, la Constitution retirait du domaine des droits civils des pans entiers ? Il faut savoir qu’avant l’AANB tous ces domaines entraient dans le droit civil et étaient donc régis par des lois propres au Canada-Est et ce, en vertu du fédéralisme de facto en vigueur sous le régime de l’Union. D’ailleurs, le Code civil du Bas-Canada adopté en 1866 contenait des clauses relatives à ces domaines, lesquels sont devenus de juridiction fédérale l’année suivante à cause de l’AANB.

Par ailleurs, il convient de se demander si la substitution du Comité judiciaire par la Cour suprême en tant que tribunal de dernière instance est le seul facteur qui explique le virage centralisateur qui a transformé le fédéralisme canadien à partir du milieu du XXe siècle. Se peut-il que ce virage s’explique aussi par le fait que c’est à partir de cette époque que le peuple québécois a entrepris d’utiliser son État pour s’affirmer ? Personnellement, je suis tenté de croire que tant que le Québec était perçu par le monde anglo-saxon comme une priest ridden society inoffensive où l’État intervenait peu, il n’était pas nécessaire de limiter ses pouvoirs. Par contre, dès que l’État québécois devint un instrument servant à défendre les intérêts du peuple à l’encontre notamment des forces du marché, alors entre les mains d’élites anglophones, le principe du respect de l’autonomie provinciale avait fait son temps. Bref, on peut supposer que même si le Comité judiciaire était demeuré le tribunal de dernière instance un virage centralisateur aurait eu lieu.

Cela dit, là où je suis parfaitement en accord avec Brouillet, c’est lorsqu’elle décrit comment la jurisprudence de la Cour suprême a eu un effet centralisateur. La partie de son livre qui porte sur les principes régissant le partage des pouvoirs est très instructive à ce sujet. Le lecteur y apprend qu’il existe un pouvoir fédéral d’empiéter accessoirement sur les compétences provinciales, lequel pouvait être utilisé seulement en cas de nécessité à l’époque du Comité judiciaire et qui, sous l’empire de la Cour suprême, peut aujourd’hui l’être simplement lorsque c’est plus commode. À cela il faut ajouter le principe de la prépondérance fédérale, selon lequel en cas de conflit entre une loi provinciale et une loi fédérale cette dernière l’emporte, et le fait que la Cour suprême a élargi la notion de « conflit ». De même, elle a interprété largement le principe de l’inapplicabilité des lois provinciales, principe en vertu duquel ces lois, même lorsqu’elles sont valides, ne peuvent affecter des personnes ou des choses qui relèvent du fédéral. De son côté, le pouvoir fédéral de dépenser a été encore moins bien encadré par la Cour suprême qu’il ne l’avait été par le Comité judiciaire. Cependant, le pire du pire demeure la théorie des dimensions nationales qui permet au fédéral d’envahir directement les juridictions provinciales. Alors qu’à l’époque du Comité judiciaire cette théorie devait servir qu’en cas d’urgence nationale, la Cour suprême a permis qu’elle le soit pour combattre l’inflation ou la pollution, des fléaux qui, sans être bénins, étaient loin de l’urgence nationale. Et le reste est à l’avenant. Que ce soit au sujet du commerce, de la conclusion des traités internationaux ou des communications, l’effet centralisateur de la jurisprudence de la Cour suprême est indéniable. On peut en dire autant de son effet néfaste pour la culture québécoise, particulièrement évidente en ce qui concerne les communications, un domaine si intrinsèquement lié à la culture. Seule faiblesse de cette partie, Brouillet prétend que cette jurisprudence a trahi l’esprit de 1867 en insistant sur le fait que l’AANB n’indiquait pas qu’un tel développement était nécessaire. À cela, je réponds que l’AANB ne l’interdisait pas non plus.

Évidemment, l’adoption de la Charte canadienne des droits et libertés n’a fait qu’accentuer la centralisation. Et c’est précisément à ce sujet que Brouillet est la plus incisive. En effet, c’est avec un courage politique hors du commun qu’elle affirme que : « C’est en raison des dangers considérables qu’elle recèle pour tout projet de protection et de promotion de l’identité culturelle québécoise que la Charte canadienne des droits et libertés est, dans sa formule actuelle, tout à fait inacceptable pour le Québec ». Elle poursuit ensuite en décrivant comment la Cour suprême a adopté une approche excessive afin d’invalider en tout ou en partie le plus de lois possible au nom de la sacro-sainte Charte. Parmi ces lois invalidées, on compte bien sûr la loi 101 qui l’a été à plusieurs reprises. À ce sujet aussi l’auteure vaut la peine d’être citée car, alors que dans les milieux universitaires il est de bon ton de penser que la version originale de la loi 101 était trop ferme, Brouillet défend rien de moins que l’interdiction de l’affichage bilingue telle qu’elle était prévue par la loi 101 en 1977. En effet, au sujet du jugement ayant invalidé les clauses de la loi 101 concernant l’affichage unilingue, elle rappelle l’argument du Procureur général du Québec de l’époque, voulant que chaque affiche bilingue envoie comme message qu’il n’est pas nécessaire de comprendre le français au Québec, avant d’écrire ce qui suit :

La question de la survie et de l’épanouissement de la langue française constitue une aspiration commune des Québécois, un droit collectif. Il est surprenant que la Cour n’ait pas jugé raisonnable et justifiable une atteinte à un type d’expression (l’expression commerciale) qui bénéficierait d’une protection moindre que d’autres types d’expression, particulièrement lorsque le législateur cherche à protéger rien de moins qu’un élément essentiel de l’identité collective. Compte tenu du fait que les dispositions invalidées dans l’arrêt Ford avaient particulièrement pour objectif d’amener les immigrants à apprendre et à utiliser le français dans leur vie publique, et compte tenu du fait que la population québécoise se renouvelle aujourd’hui presque exclusivement par l’immigration, cette décision a eu et aura un effet important sur la capacité du Québec d’assurer une intégration des immigrants respectueuse de son identité culturelle particulière, donc sur sa capacité d’en assurer la survie et l’épanouissement .

Enfin, après avoir évoqué l’échec des tentatives de réformer le fédéralisme, l’auteure termine son œuvre par un lucide constat : ou bien les Québécois acceptent la centralisation qui mènera à la dissolution de leur identité dans le grand tout canadien, ou bien ils prennent en mains leur destin.

Que dire de plus, sinon qu’à défaut de nous avoir convaincu que le Canada de 1867 était le pays des merveilles, Brouillet aura prouvé qu’il est encore possible de fonder un argumentaire souverainiste sur des bases identitaires nationales, autrement dit, sur des bases solides.