La Corse, île du Mare Nostrum de moins de 9000 km2 et d’environ 360 000 habitants, a adhéré très tôt à l’esprit de la République française (le 30 novembre 1789). Pourtant, pour la majorité des Français continentaux, l’île de Beauté est un territoire où règne l’anarchie sociale, la gabegie, la vendetta et le non-droit, le clientélisme, le banditisme et les violences des indépendantistes, auxquels vient se mêler paradoxalement en surimpression le tableau d’une région à la nature préservée, paradis du vacancier en quête de repos et d’authenticité. Influencée par ces images tirées de la littérature du XIXe siècle, une grande majorité de l’opinion nationale imagine l’ensemble des insulaires (originaires et habitants de l’île) comme étant une communauté fière et fruste aux mœurs souvent belliqueuses et archaïques. Étrange perception des insulaires, alors que ce n’est qu’à partir des années 1970 que l’idée qu’il existe une « question corse » dans l’ensemble national français a été popularisée et politisée par les médias, certainement subjugués par le caractère spectaculaire ou théâtral des conférences de presse et des attentats des commandos du Front de libération nationale de la Corse (FLNC).
Aujourd’hui, avec 57 % de votes aux élections régionales de décembre 2017, les nationalistes occupent la première place sur l’échiquier politique local. Plus précisément, c’est à la fin des années 1970 que la vie politique locale des Corses sera rythmée par les revendications et les actions (légales et violentes) de deux forces de mobilisation identitaire et/ou courants politiques qui feront référence au droit à l’autodétermination des peuples et à la lutte de décolonisation. En un peu moins de cinquante années de luttes sociales, culturelles, institutionnelles et politiques (souvent supportées par le poids d’actions ou d’exactions violentes), les nationalistes ont su démocratiquement contraindre les institutions nationales à faire évoluer le statut de la région en Collectivité territoriale. Plus concrètement, la géographie de l’Île a fait de ce territoire un laboratoire institutionnel de l’État français, c’est-à-dire, un outil permettant aux pouvoirs publics de tester la flexibilité institutionnelle de l’esprit unitaire de la République. De sorte que de réforme en réforme, la région de Corse est devenue la collectivité locale la plus décentralisée des régions françaises, hors territoire ultra-marin, sans pour autant être une région autonome à proprement parler.
Sur le plan de la représentation politique, les deux revendications d’autodétermination (interne et externe), portées respectivement par les autonomistes (ou nationalistes modérés) et les indépendantistes ont connu une forte progression populaire et enfin élective. Au point que depuis 2015 les deux idéologies (modérée et indépendantiste) s’imposent dans le paysage politique local et au cœur de l’opinion publique comme de véritables forces politiques de progrès. Unies ou associées, les deux forces entendent incarner l’unique alternative aux forces classiques ou traditionnelles en perte de vitesse, car incapables de proposer aux insulaires des solutions aux crises. En effet, la victoire de Gilles Siméoni à la mairie de Bastia en 2014 a suivi rapidement la mise en sommeil de la lutte armée du FLNC en juin 2014, la victoire à l’élection régionale de décembre 2015 et l’élection en juin 2016 de trois députés nationaux (sur quatre possibles) qui siégeront au Palais Bourbon.
Sur le plan européen, François Alfonsi est élu député en 2019 sous la bannière régionaliste verts-fédéralistes du groupe Régions & Peuples Solidaires (R&PS) et siège à Bruxelles au sein du regroupement ALE. Enfin, la confirmation de la domination des nationalistes viendra aux élections municipales de 2020 (troublées par la crise sanitaire), soit à la mairie de Bastia, dans plusieurs petites communes rurales et villages et, surtout, par la prise de la citée de Porto-Vecchio, une des cinq plus grandes villes de l’île, fief des vacanciers et bastion de la droite traditionnelle depuis 73 ans, ayant désormais pour maire le nationaliste Christophe Angelini. Aussi cette chronologie montre aisément la dimension politique du phénomène. Avec ces victoires électorales successives, les nationalistes modérés et l’indépendantisme s’inscrivent de plain-pied dans l’histoire politique de l’autodétermination des Corses.
Cependant, l’idée qu’il existe une question corse dans l’ensemble national ne remonte pas au demi-siècle qui vient de s’écouler. Elle trouve sa sédimentation historique dans l’œuvre institutionnelle des révoltes (ou révolutions) corses du XVIIIe siècle, qui serviront de catalyseur et d’embrayeur aux différents courants nationalistes qui s’inscriront en faux face au système d’homogénéisation de l’État français. La situation actuelle des forces nationalistes corses dénote en fait une grande maturité politique (tant sur le plan structurel qu’idéologique) permettant aux partis nationalistes et indépendantistes légaux de constituer, à l’instar des partis traditionnels, des relations de coopération (locale, nationale et européenne) au service des insulaires et ainsi de s’inscrire aujourd’hui comme l’illustration ou la matérialisation d’un degré de faisabilité1 de l’autodétermination interne (et externe) de l’île.
I. Les processus historiques de la revendication d’autodétermination
Indubitablement, les organisations nationalistes ont favorisé la politisation et popularisation du droit à l’autodétermination des Corses. Toutes surent faire basculer sur le plan médiatique et politique un phénomène ethnoculturel vers un conflit (politique) de société. Si un fossé semble se creuser entre le centre et la périphérie, c’est selon le juriste Antoine Leca du fait que « l’histoire a conféré à l’île de Corse un statut particulier au sein de l’ensemble français, en ce qu’elle est la seule région métropolitaine à s’être constituée en État souverain, avant d’être ultérieurement intégrée à la France ». Le sentiment d’appartenance à une nation corse apparaît dans un contexte juridique et historique comme une prégnance identitaire qui relève plus de la communauté de destin que de l’appartenance ethnique. Sorte de « collectivité neuve » au sens de Gérard Bouchard, à l’instar de la Nouvelle-France et à sa manière de l’Acadie ou d’Haïti, la Corse et la Nouvelle-France connurent le même destin.
Le 18 novembre 1755, la communauté insulaire se constitue en nation souveraine et fonde sa principale inspiration institutionnelle sur l’effectivité d’une souveraineté populaire : « la souveraineté du peuple légitimement maître de lui-même2 ». Cette institutionnalisation est l’œuvre d’un homme : Pascal Paoli. Celui-ci, au-delà de ce fait historique, incarne auprès de l’opinion scientifique la volonté d’un homme de voir la liberté de son peuple garantie par un pacte social. Pour plusieurs, cette révolution initialement localisée en Corse devient « l’école primaire des révolutions » en Europe comme dans le Nouveau Monde. C’est par ce projet institutionnel, sociétal et politique que le personnage de Pascal Paoli s’inscrit auprès de l’ensemble des Corses comme le héros national par excellence. Véritable icône pour les nationalistes, Paoli est l’homme d’État qui avait fait passer toute une communauté nationale dans la modernité et la liberté civile. Le mythe de Paoli « homme des Lumières » et législateur rousseauiste inspiré par les philosophes de son temps, est souvent dépeint dans l’imaginaire collectif nationaliste.
Selon le professeur Xavier Crettiez, « le nationalisme insulaire va se définir par sa capacité à absorber et faire revivre la courte histoire de l’indépendance érigée en mythe. Car si la Corse de Paoli a été pendant longtemps occultée par une historiographie officielle peu disposée à alimenter un sentiment séparatiste, son utilisation, sur la scène symbolique corse, par le nationalisme radical, relève tout au contraire d’une entreprise poussée de mythification ». En résumé, le paolisme agirait sur l’identité collective des insulaires à la fois comme une idée concrète de la nation corse et comme un catalyseur de l’imaginaire national. Sur le plan des revendications d’autodétermination des forces politiques contemporaines, j’ai fait observer que depuis 1896 sont apparues sur l’échiquier politique insulaire quatre vagues (ou périodes) de mobilisation identitaire dans lesquelles nous pouvons voir évoluer cinq familles partisanes distinctes sur le plan de l’idéologie nationaliste, mais proches sur le plan du discours d’autodétermination.
La première famille fut les corsistes (1896-1945). Bien qu’ils n’eussent aucune place réelle dans le jeu politique, ils furent les premiers à revendiquer un droit à l’autodétermination. Ce courant était formé d’intellectuels, d’acteurs sociaux et culturels (poètes, écrivains, journalistes, etc.) et d’anciens combattants. Certes peu suivie par la population corse, son expression politique à cette époque s’articulait autour d’une seule et unique formation politique apparue en 1922 : le Partitu Corsu d’Azione (Parti Corse d’Action), qui deviendra plus tard le Parti corse autonomiste. Durant cette phase que nous pouvons qualifier de formation de l’identité partisane autonomiste, le discours politique de certains adhérents fut incontestablement influencé par le projet irrédentiste des fascistes italiens. Néanmoins, les corsistes furent les premiers à parler d’un droit à l’autodétermination du peuple corse et leurs revendications serviront de fer de lance à l’ensemble des autres mouvances qui apparaîtront dans la vie politique locale à partir des années 1950.
Marqués par la conjoncture de l’époque (fin de la Seconde Guerre mondiale, Guerre d’Algérie, etc.) apparurent des groupements d’intérêts de type régionaliste (1950-1966). Sans revendiquer un quelconque particularisme politique, ces derniers exigèrent de l’État central plus de décentralisation institutionnelle et plus d’aides sociales et économiques. Très vite, au début des années 1960, ils furent supplantés par deux formations politiques distinctes entendant être de véritables partis autonomistes. Cette famille partisane était constituée par le Front régionaliste corse (FRC), d’obédience socialiste, et par des forces apolitiques et interclassistes, dont l’Action régionaliste corse (ARC) qui prônait un autonomisme sous tutelle. Tous deux soutenus par un projet de société défini dans un manifeste, le FRC et l’ARC s’engagèrent entre 1960 et 1976 sur la voie de l’autonomie interne et de l’intégration, en tant que « petite nation », au concert européen. Seule l’ARC résistera au phénomène de radicalisation du discours identitaire de la nouvelle génération de militants.
En effet, ce phénomène de radicalisation de la jeunesse militante se concrétisera dès 1976 avec la naissance d’un nouvel acteur nationaliste (et indépendantiste) revendiquant l’apanage du discours identitaire et émancipateur des Corses : le Front de libération nationale de la Corse (FLNC). Dès lors, et jusqu’à la dissolution de cette engeance clandestine en juin 2014, deux stratégies d’émancipation du peuple corse vont se disputer l’espace public : l’action légale et l’action clandestine. Plus concrètement, l’action légale est animée par les nationalistes modérés (issus des régionalistes et des autonomistes) ; quant à l’action clandestine, elle est l’œuvre des indépendantistes du FLNC et de leurs corollaires issus de la radicalisation de la jeunesse de l’ARC. En dépit de ce point de comparaison, le système partisan des nationalistes corses était différent des cas européens, car bien que fondé sur deux stratégies partisanes distinctes, l’action clandestine par l’entremise des FLNC(s) prédominera (jusqu’à sa dissolution en juin 2014) sur l’ensemble de l’espace politique et de la mobilisation ethno-identitaire.
Sur le plan de la représentation, ces deux forces politiques sont les seules formations qui d’année en année ont su proposer une alternative politique fondée sur le droit à l’autodétermination des peuples sans État. Cette période marque ce que les nationalistes appellent « la revendication institutionnelle en Corse ».
II. Les revendications nationalistes de 1976 à aujourd’hui
Dans son premier manifeste pour l’indépendance, le FLNC propose un programme d’actions s’articulant autour de six revendications d’autodétermination :
- la reconnaissance des droits nationaux du peuple corse ;
- la destruction de tous les instruments du colonialisme français : armée, administrations, etc. ;
- l’instauration d’un pouvoir populaire démocratique, expression de tous les patriotes corses ;
- la confiscation des grandes propriétés coloniales et des trusts touristiques ;
- la réalisation d’un pouvoir agraire pour assurer les aspirations des paysans, des ouvriers, des intellectuels et débarrasser le pays de toutes les formes d’exploitation ;
- le droit à l’autodétermination après une période transitoire de trois ans, durant laquelle l’administration se ferait à égalité entre forces nationalistes et forces d’occupation.
En réaction, dès 1977 les anciens de l’ARC (devenue Action régionaliste corse) créent une nouvelle organisation légale : l’Union du peuple corse (UPC). Dorénavant campée sur un projet d’autonomie interne défini par le manifeste Autonomia, l’UPC va tenter de marquer de son empreinte le système politique insulaire par la voie de la légalité. La force de l’UPC est d’avoir su jouer la carte du nationalisme (bourgeois) modéré et légal sans perdre de vue le combat idéologique. Cette stratégie s’avérera payante jusqu’en 1984, date qui voit entrer dans l’hémicycle de l’Assemblée de Corse des élus indépendantistes soutenant le FLNC. Pour Jean Michel Rossi, ancien cadre du FLN-C, entre 1989 et 2000, « le rôle politique lui a été assigné (au FLNC) par la force des choses en quelque sorte. C’est-à-dire que l’autonomisme ayant démontré son incapacité à s’attaquer radicalement au système, le FLN-C était obligé à la fois d’être source d’impulsion de la contestation politique en Corse et armée de libération ».
Paradoxalement, cette période illustre également la déliquescence du nationalisme violent, en raison notamment de son attrait pour la « voyoucratie » et le grand banditisme. En 1989, ce double phénomène conduira l’organisation clandestine à son éclatement en différents groupements armés, déconnectés des réalités de la lutte de libération nationale établie par le FLN-C originel. Ces différents groupements ou fractions du FLN-C se plongeront à corps perdu dans une guerre fratricide de légitimité et de représentation. En revanche, à chaque élection, l’UPC tenterae s’inscrire dans l’esprit des citoyens insulaires comme la seule structure capable de proposer un discours nationaliste démocratique permettant à terme d’échafauder un projet de société concurrentiel au système clanique, mais chaque fois il perd un peu plus de son attractivité élective et populaire au profit des vitrines légales des FLN-Cs qui entendent structurer et organiser socialement et politiquement l’ensemble de la société corse et encadrer en particulier la jeunesse.
Pourtant, lors des élections territoriales de 1992, en raison du pouvoir de tribun inhérent à sa posture tutélaire du nationalisme moderne, Edmond Simeoni, est de nouveau désigné numéro un de la coalition électorale Corsica Nazione (Corse Nation) par les indépendantistes et les autonomistes. Cette liste électorale entendait opérer un rapprochement entre l’UPC et les satellites d’A Cuncolta (La Consulte – vitrine légale du FLNC-Canal historique à l’époque). En revanche, bien que la liste Corsica Nazione obtiendra environ 20 % des suffrages, cette période éclaire un autre phénomène : la prépondérance de la violence et de la guerre entre les groupements des FLN-Cs sur le discours démocratique. Force est néanmoins de constater que cette liste produira de nouveaux entrepreneurs politiques indépendantistes, dont le jeune avocat Jean-Guy Talamoni qui en deviendra la tête de proue (il sera le leader de la structure légale de l’indépendantisme à partir de 1998). À la fin des années 1990 émergera en effet dans le paysage politique une nouvelle génération d’élites (plus ou moins réformistes) partisanes d’un nationalisme modéré et déçus de la lutte armée des FLNC(s), à l’image notamment de Jean-Christophe Angelini, Jean-Felix Acquaviva, Fabienne Govannini, et Gilles Simeoni.
Sur le plan structurel, à la suite de l’assassinat du préfet de région Érignac, plusieurs formations indépendantistes sont amenées à se défaire des anciens schémas inhérents aux pouvoirs de pression des factions armées sur le jeu politique (local et national). Cette situation conduira l’UPC à renforcer son discours d’autonomie en élaborant un projet d’autodétermination interne de la région dans la cadre de l’Union européenne. En 2002, l’UPC fusionne avec plusieurs organisations nationalistes légales et devient le Parti de la nation corse (U Partitu Nazionale di a Corsica). Ces deux tendances ont instauré ou impulsé, par petites touches, dans le paysage politique local une troisième voie : le nationalisme politique légal et démocratique. Lors de l’élection régionale de 2017, le nationalisme insulaire (toutes tendances confondues) est devenu la famille politique qui domine l’ensemble de l’échiquier politique local et de fait l’unique force responsable de la gestion de l’île. Cela était déjà observable lors de l’élection régionale de 2010, malgré l’omniprésence dans les débats politiques des violences politiques des FLNC(s). Déjà en 2010, avec la liste Femu a Corsica (Faisons la Corse) qui réunit les trois tendances de la famille dite modérée (le PNC, Inseme per a Corsica et A Chjama Naziunale) et obtient plus de 26 % des voix (soit onze élus modérés). Avec les 10 % de votes du groupe des indépendantistes militants de Corsica Libera (Corse Libre, quatre élus), le nationalisme légal avait comptabilisé plus d’un tiers des votes insulaires.
Selon un sondage IFOP, presque 50 % des votants nationalistes furent des jeunes de 18 à 24 ans. Sorte de posture politique mêlant à la fois identitarisme, discours populiste (antiélitiste) et programme pragmatique, le nationalisme légal touche ou intéresse une grande majorité des jeunes citoyens insulaires qui semblent se défaire, chaque jour un peu plus, des liens séculaires tissés par les familles claniques. Le renforcement fondamental viendra toutefois avec l’élection de 2017, alors que le nationalisme deviendra majoritaire avec 57 % des voix. Le 15 octobre 2017, devant plus de 3000 adhérents, Femu a Corsica se concrétisera officiellement en parti de la majorité, les trois composantes originelles de la coalition (le PNC, Inseme per a Corsica et A Chjama Naziunale) se rangeant derrière Gilles Simeoni. Depuis toutefois, le PNC s’est (plus ou moins) retiré de l’organisation et les résultats des municipales de mars 2020 montrent qu’aujourd’hui le nationalisme insulaire se décline à nouveau en tendances : d’une part, les autonomistes de Femu a Corsica et du PNC, et, d’autre part, les indépendantistes du Corsica Libera et du parti non élu Cori in Fronté.
En définitive, avec la victoire des nationalistes aux élections régionales de 2015 et de 2017 et l’obtention de trois députés nationaux en 2016, le nationalisme insulaire est passé d’un rôle d’arbitre de la compétition politique à un rôle d’acteur majoritaire, non plus potentiel, mais réel, de la vie politique locale. Le chef de file des indépendantistes, Jean-Guy Talamoni, a été réélu président de l’Assemblée et le nationaliste modéré Gilles Siméoni a été réélu président de l’exécutif. Cette nouvelle majorité détient l’ensemble des postes clés de l’exécutif de la région, formant un gouvernement national (U Guvernu Naziunale) faisant référence à la période d’indépendance issue du XVIIIe siècle. En se définissant comme les défenseurs des intérêts des citoyens corses, les nationalistes majoritaires entendent proposer aux insulaires le seul projet de société qui réponde directement aux vagues de mécontentement engendrées par l’épuisement de la société corse face aux crises.
Sur le plan de l’opinion populaire locale, les deux tendances ont su, en quelques années, se rapprocher de la « classe paysanne » et surtout de la jeunesse insulaire. Cette dernière est portée par des associations de jeunes nationalistes des plus actives, dont la Ghjuventu Indépendentista (la Jeunesse indépendantiste) est le fer de lance. Sur le plan de la doctrine et de l’idéologie, les deux formations entendent être à la fois réformistes, émancipatrices et démocratiques. Ce discours entend répondre aux attentes de la population insulaire se considérant comme délaissée par les forces traditionnelles qui, en raison de leur immobilisme népotiste, ne proposaient pas de solution sociale et économique. C’est pourquoi le nationalisme corse est devenu l’aboutissement d’un processus d’émancipation sociale et de massification populaire non pas des classes « ouvrières » et « paysannes », mais de l’ensemble de la « classe moyenne » insulaire. On peut même y voir les balbutiements de l’édification d’une « petite nation » au sens de Miroslav Hroch.
III. En guise de conclusion : vers un droit à la reconnaissance ?
Depuis les années 1960, telle une fusée à plusieurs étages (politique, culturel, social, économique, sociétale, etc.), l’idéologie nationaliste s’est imposée dans le jeu politique comme un projet durable (car identitaire) et moderne (car pragmatique). De sorte qu’aujourd’hui elle est représentée ou incarnée par deux groupes : d’un côté, les indépendantistes de Corsica Libéra, anciennement partisans de la violence armée, et de l’autre, les nationalistes « modérés » du groupement Fému a Corsica. Le nationalisme touche une grande partie de la société insulaire et sur le plan de la représentation, plusieurs élites nationalistes sont aujourd’hui enracinées durablement. La dimension politique de ce nationalisme corse dépasse la création d’un regroupement symbolique renvoyant à une logique folklorique et/ou identitaire. Elle est l’expression politique d’un projet concret d’autodétermination interne des Corses.
Les sociétés démocratiques et multinationales (France, Espagne, Grande-Bretagne, Canada, etc.) s’avèrent incapables de gérer pleinement les questions intimement liées aux diversités régionales et/ou aux minorités nationales dans le cadre du droit positif. Elles demeurent cloisonnées dans « l’immobilisme agissant » du droit de l’État. Sorte de processus de réappropriation collective des institutions politiques locales ou régionales, l’idée qui anime les nationalistes détenteurs du pouvoir local est donc de faire reconnaitre la question corse dans un cadre politique plus large. Les Corses, à l’image des Catalans, des Écossais, des Irlandais et même des Québécois (mais aussi des communautés autochtones au Canada et ailleurs) tentent de montrer que les questions inhérentes aux droits à l’autodétermination subissent aujourd’hui une réorientation fondamentale.
En France, il n’existe pas vraiment de mécanisme de reconnaissance ethnoculturelle. Pourtant, l’État central a atteint une limite fonctionnelle et institutionnelle. Cette limite est causée par l’incapacité du droit commun de l’État à répondre de façon définitive et permanente à des revendications identitaires spécifiques. Sur le plan social et politique, cette impossibilité résulte principalement de la pluralité des luttes pour la reconnaissance (corse, mais aussi alsacienne, bretonne, basque, kanak, etc.). Pourtant, en Corse la configuration qu’offrent les 57 % de votes pour les nationalistes aux élections régionales de 2017 laisse augurer un changement institutionnel. L’État français devra pour garantir son unité proposer à la Corse une autonomisation élargie de son territoire. Ceci ne pourra passer que par le recours à davantage de législation d’initiative citoyenne et surtout par une réelle réforme constitutionnelle aménageant le modèle territorial de l’État unitaire, fortement décentralisé depuis 1982, en un modèle permettant l’existence d’États régionaux.
À moins de six mois de la prochaine élection territoriale, le projet d’autodétermination interne des nationalistes aux commandes de la région est devenu auprès d’une grande majorité de l’opinion publique locale le seul projet de société viable. Peu importe le regard que l’on porte sur le nationalisme corse, force est de constater qu’il a su favoriser la politisation de l’identité corse et faire basculer, sur le plan médiatique et politique, un phénomène ethnoculturel vers un conflit de société mettant en scène l’État français et le jacobinisme. Mais la question de la singularité corse ne remonte pas au quart de siècle qui vient de s’écouler. Elle est issue du XVIIIe siècle et intimement liée à l’insularité, au territoire qui forge « l’âme du peuple corse ».
* Docteur en Sciences Politiques, chargé de cours à l’Université de Bordeaux.