La religion dans les limites de la cité : le défi religieux des sociétés postséculières

Jean-Marc Larouche
La religion dans les limites de la cité : le défi religieux des sociétés postséculières, Montréal, Liber, 2008, 144 pages

L’ouvrage commence avec un rappel nostalgique de l’Exposition universelle de 1967, accompagné d’une glorification du caractère accueillant du peuple québécois qui s’était alors dévoilé et qui serait, selon l’auteur, notre principal marqueur identitaire. Ainsi, contrairement à certains multiculturalistes qui nous invitent à faire une croix sur le Québec d’antan pour nous ouvrir à l’altérité, pour Larouche, cette ouverture n’exigerait pas de rupture avec notre passé, puisqu’elle est au fondement de ce que nous sommes.

Tout au long de son ouvrage, Larouche tente ainsi de réconcilier le Québec comme communauté d’histoire et les théories de la reconnaissance appliquées au domaine religieux. Pour y arriver, la voie privilégiée est celle de la « reconstruction », un terme emprunté au philosophe Jean-Marc Ferry.

Le premier chapitre est d’ailleurs consacré aux théories de cet auteur, dont la conception de la reconnaissance est proche de celle d’Habermas. Larouche s’attarde en particulier sur la théorie de la « construction identitaire » chez Ferry, qui s’opérerait dans le cadre d’une « logique communicationnelle » (p.30) se déployant à partir de « trois puissances de l’expérience » : le sentir, l’agir et le discourir. C’est sur le discours qu’il se penche plus spécifiquement en présentant ses quatre « registres » et les formes identitaires qui leur sont associées. Dans le cas de la narration, la construction identitaire serait fondée sur la tradition; avec l’interprétation, elle s’appuie sur une loi transcendante telle que la religion; avec l’argumentation, la métaphysique cède la place à la raison et finalement; avec la reconstruction, s’ajoute à la raison abstraite la prise en compte du point de vue duquel sont émis les arguments par un sujet historiquement situé. On s’intéresse à son récit, à son vécu, à son témoignage singulier.

Si Larouche admet que le registre de l’argumentation est propre aux sociétés modernes, il ne se risque pas à employer le terme « postmoderne » pour caractériser le registre de la reconstruction. Or, c’est bien de cela qu’il s’agit. La « reconstruction », comme son nom l’indique, s’inscrit dans la perspective du « constructivisme », ce nouveau credo des sciences sociales qui, en voulant problématiser l’émergence des catégories sociales, finit trop souvent par les délégitimer. Quant à la prise en compte du caractère ancré historiquement de toute éthique et de toute vérité (p.46), cette approche est au fondement des épistémologies relativistes caractéristiques de la pensée postmoderne.

Si la théorie de Ferry apparaît de prime abord un peu obscure avec ses « trois puissances de l’expérience » et ses « quatre registres du discours », on en retient finalement l’essentiel : la « reconstruction » serait l’étape ultime qui permettrait de conjuguer le récit historique et l’argumentation logique tout en admettant la « réparation de torts aux victimes » (p. 47), la « reconnaissance » des identités multiples et la rupture de l’opposition typiquement moderne entre religion et raison (p. 49).

La série des quatre registres est présentée comme une évolution dont le dernier élément doit combler les lacunes des précédents, comme il en existe plusieurs dans le discours « progressiste ». Qu’il s’agisse du passage des droits civiques aux droits sociaux, de l’égalité formelle à l’égalité « réelle », du multiculturalisme de fait au multiculturalisme comme doctrine, dans tous les cas, il s’agit d’avancer d’une étape à l’autre, guidé par une évidence théorique qu’il n’y aurait plus qu’à mettre en pratique. Tout rejet de cette progression est qualifié de recul et les opposants se voient qualifiés de conservateurs, voire de réactionnaires.

Avec le deuxième chapitre, Larouche s’attaque au vif du sujet : la question religieuse. Il résume le parcours du catholicisme au Québec et le processus de laïcisation, à partir de l’ouvrage de Lemieux et Montminy, Le catholicisme québécois, ce qui lui permet, suivant ces deux auteurs, de plaider pour une « laïcité ouverte », dont la définition et les fondements idéologiques suggèrent qu’il s’agit de l’application du multiculturalisme à une catégorie particulière de minorités culturelles : les minorités religieuses. L’argumentation laisse perplexe. Le lien entre le récit du catholicisme québécois et la nécessité d’une laïcité ouverte semble reposer uniquement sur le fait que Lemieux et Montminy, qui ont écrit sur le catholicisme québécois, soient par ailleurs favorables à cette forme de laïcité, comme si leur position idéologique découlait nécessairement de l’histoire du Québec.

Larouche revient ensuite à Ferry, lui aussi défenseur de la « laïcité ouverte », pour rappeler que celle-ci s’accompagne d’une « culture politique », celle de la toute puissance des chartes des droits ou si vous préférez la formulation de Larouche, celle de « la reconnaissance des droits fondamentaux » (p.65). Ce mode de résolution des conflits serait notre « culture publique commune » et constituerait la « substance éthique inhérente aux démocraties occidentales contemporaines » (p.65). Travestissant la pensée de Fernand Dumont, Larouche fait de cette « culture politique » nos « raisons communes » (p.65). C’est un véritable détournement de sens que Larouche opère avec l’expression « raisons communes » qui s’en trouve vidée de sa substance. D’une part, on la limite à une seule dimension, celle du respect des droits et libertés, et d’autre part, on lui retire son caractère national en la situant à l’échelle occidentale. Nos « raisons communes » se réduiraient finalement à une culture des droits et libertés, laquelle serait partagée avec l’ensemble des États de droits.

Toujours en s’appuyant sur Ferry, Larouche reconnaît que cette « culture politique » est insuffisante pour définir une identité collective. Reprenant la typologie du philosophe, il rappelle que toute communauté politique est aussi une communauté légale et morale, cette dernière regroupant deux dimensions, soit une communauté de culture et une communauté d’histoire. Larouche parvient tout de même à conjuguer toutes ces dimensions pour les regrouper sous la même enseigne : celle de l’ouverture à l’autre. En effet, le Québec comme communauté de culture est réduit à la culture politique susmentionnée, le chartisme, et la communauté d’histoire, qui doit laisser le plus de place possible aux différentes lectures de cette histoire, reposerait sur une longue expérience d’ouverture et d’hospitalité, tel que mentionné en introduction.

S’appuyant sur Dumont, Larouche rappelle que la culture est « à la fois distance et mémoire » et que la distance « permet de se donner un passé et un futur » (p.71). Conséquemment, par souci de continuité, si le passé du Québec est marqué par l’ouverture à l’autre, ainsi doit-il en être de son avenir.

Guidée par sa devise « Je me souviens », il s’agit moins pour cette communauté politique de se mirer dans le passé que de se souvenir du projet sans cesse à reprendre, celui de continuer à développer ce qui l’a toujours constituée : une société depuis toujours ouverte à la différence et hospitalière et dont les grands principes régulateurs, ce que d’aucuns appellent ses valeurs communes, renvoient au caractère démocratique de nos institutions politiques, à la reconnaissance des droits fondamentaux et au français comme langue commune. (p.77)

À la fois héritage historique et projet d’avenir, l’ouverture à l’autre devient l’essence même du peuple québécois. Larouche établit ainsi la continuité nécessaire à la constitution d’une communauté politique, tout en s’assurant que cet élément de continuité soit compatible avec la seule éthique possible en contexte pluraliste: la « reconstruction ».

Dans le troisième chapitre, Larouche applique ce cadre théorique à la controverse des accommodements raisonnables, qui se divise, selon lui, en deux problématiques étroitement liées, celle de l’identitaire et celle de la laïcité. Larouche distingue dans le débat plusieurs positions idéaltypiques en opposition. La dernière, le patriotisme de la nation contre le cosmopolitisme des droits de l’homme, lui permet d’établir un parallèle douteux avec l’affaire Dreyfus. Au moyen d’une comparaison fallacieuse qui met sur un pied d’égalité le fait de rejeter le multiculturalisme et celui d’accuser injustement un innocent, Larouche rappelle que « dans l’affaire Dreyfus, un même patriotisme [que celui des opposants aux accommodements] commandait une aversion envers ceux, notamment les intellectuels, qui faisaient de la défense des droits d’un individu le cœur même de leur patriotisme » (p.91). Autrement dit, ceux qui se battaient hier pour le droit à un procès juste et équitable militeraient aujourd’hui pour l’autorisation du port du kirpan à l’école!

Pour Larouche, la position des dreyfusards serait aujourd’hui incarnée par Habermas, qu’il défend d’avoir une vision décommunautarisée de la nation. En effet, selon Larouche, « rien n’est plus éloigné de la pensée d’Habermas que de réduire l’intégration politique au consentement à des principes juridiques non incorporés dans une communauté, fût-elle nationale », puisque la Charte des droits, loin d’être désincarnée, « participe de ces «raisons communes» qu’une collectivité se donne » (p.92). Larouche se montre d’ailleurs « surpris » des commentaires entendus dans le cadre du débat sur les accommodements raisonnables concernant les chartes des droits et libertés. S’il comprend que les nationalistes québécois rejettent la Charte canadienne qu’ils considèrent comme étant celle d’un « pays étranger », Larouche apparaît perplexe face au peu d’enthousiasme manifesté à l’endroit de la Charte québécoise. Comme beaucoup de multiculturalistes, il semble prêt à admettre que l’on rejette la charte canadienne parce qu’elle est canadienne, mais demeure incapable de concevoir que le chartisme puisse être critiqué en soi.

Larouche le constate, la liberté de religion, telle qu’elle a été définie par la Cour suprême, a été fortement critiquée au Québec, particulièrement suite au jugement sur le port du kirpan à l’école. Pour l’auteur, ces réactions témoignent de « préjugés » et rappellent l’importance de l’enseignement de l’éthique (p. 97). La critique du chartisme étant assimilée à un rejet des droits fondamentaux, on comprend que pour Larouche, une telle opposition ne puisse être expliquée que par l’existence de préjugés. Ceux-ci devant être combattus, la solution résiderait dans l’enseignement de l’éthique. Cette position exclut toute possibilité d’opposition fondée et éclairée au chartisme.

Pour démontrer que l’opposition aux accommodements raisonnables s’appuie sur une mécompréhension du phénomène religieux en contexte pluraliste, Larouche rapporte les propos tenus par Luck Mervil lors d’un entretien radiophonique. L’artiste affirmait alors comprendre que des accommodements soient accordés pour motif de handicap, mais non pour motif religieux. Plutôt que d’en déduire que Mervil a eu la clairvoyance de distinguer l’humanisme qui incite à faciliter l’existence aux handicapés du multiculturalisme qui favorise l’expression des particularismes culturels et religieux, Larouche conclut que Mervil commet une erreur, celle d’opposer la religion à la raison. Aveuglé par sa conception moderne et argumentative, associant à tort la religion à l’irrationalité, Mervil n’aurait pas compris le rôle joué par la religion comme marqueur identitaire chez les individus revendicateurs d’accommodements. Or, une approche reconstructive, qui tient compte du point de vue de ces individus, aurait permis de comprendre que la religion représente pour ces personnes un « vecteur de sens » et qu’en conséquence, elle ne peut pas être exclue de l’espace public, « au risque d’exclure les individus eux-mêmes » (p.104). Encore une fois, Larouche refuse de prendre au sérieux les arguments de ses adversaires, préférant n’y voir qu’une simple erreur, que l’éducation à l’éthique permettrait de corriger.

Alors que le titre du chapitre, « une société en débats » laissait croire qu’on y discuterait de la confrontation idéologique qui marque le débat public actuel, la controverse des accommodements raisonnables est réduite à un malentendu sur la nature de la religion, ce qui invite non pas à trancher entre différentes options politiques, mais à définir « les balises d’une société postséculières », ce à quoi Larouche nous invite dans son quatrième et dernier chapitre.

Cette section débute avec une dénonciation de l’arrogance occidentale qui expliquerait les réactions de défense des minorités, incluant le fondamentalisme qui s’en trouve ainsi excusé. Pour éviter le fondamentalisme, il suffirait alors d’éviter l’« exclusion » et d’accepter le pluralisme. Pour ce faire, plusieurs approches philosophiques sont possibles, dont Larouche évalue les pours et les contres. Le communautarisme aurait l’avantage d’accueillir favorablement la religion, mais l’inconvénient d’exiger une convergence trop grande entre communauté morale et communauté légale, ce qui pourrait faire violence aux individus. Le libéralisme politique aurait l’avantage de reconnaître le pluralisme « des valeurs et des normes » (p. 110), mais l’inconvénient de reléguer la religion à la sphère privée (p. 111). Finalement, seul le républicanisme kantien permettrait d’assumer le pluralisme tant dans la sphère privée que dans la sphère publique, et ce, parce que « cette troisième voie, tout en distinguant les registres discursifs propres à la thématisation et à l’expression des valeurs (morale) et des normes (droit) que sont respectivement la narration et l’argumentation, les ouvre l’un à l’autre sous l’égide du registre reconstructif » (p. 112).

Larouche rappelle ensuite ce qui était la conclusion du chapitre précédent, à savoir que la séparation entre la religion et l’espace public en Occident était remise en question par les revendications religieuses de nature identitaire et que, si les convictions religieuses sont maintenant constitutives des identités individuelles, la liberté religieuse doit nécessairement s’accompagner d’une reconnaissance de l’expression de cette dimension identitaire par l’octroi d’accommodements raisonnables. Ceci étant admis, il ne reste plus qu’à en établir les « balises ». Pour ce faire, Larouche présente trois approches, celles de Taylor, Habermas et Ferry. Au premier, il reproche la difficulté d’application d’un modèle qui intègre des droits culturels à la fois individuels et collectifs. Au deuxième, il reproche de voir les individus avant tout comme des « sujets politiques » abstraits, sans tenir suffisamment compte de leur « référence identitaire» (p. 127). Comblant les lacunes des auteurs précédents, la « voie reconstructive » de Ferry permettrait d’articuler identité narrative et argumentative en ajoutant à la raison juridique la reconnaissance des personnes et de leurs convictions. C’est ce qui permet, selon Larouche, l’instauration d’une société « postséculière », c’est-à-dire sortie de l’opposition entre religion et rationalité, prête à réintroduire la religion dans l’espace public non pas comme horizon de sens collectif, mais comme marqueur identitaire individuel. Il en appelle finalement à « la formation d’une éthique publique à la hauteur des exigences de la société postséculiere » (p. 136).

Cette éthique reconstructive permettrait de réconcilier la religion et la rationalité, tout en respectant l’essence même du peuple québécois : son caractère accueillant. Ce marqueur identitaire, « à la hauteur des exigences du vivre ensemble dans un monde traversé par le pluralisme, la diversité et le métissage des cultures » (p.139), serait le fondement de nos « raisons communes ». Puisque cette ouverture est notre héritage historique, notre devoir est de le transmettre, ce que devrait permettre le cours d’éthique et culture religieuse (p.141).

En voulant faire converger à tout prix une approche théorique, celle de la reconstruction, une posture politique, celle de la « laïcité ouverte », et une histoire, celle du Québec, cette thèse résiste mal à l’épreuve des faits, soit l’attachement manifesté par de nombreux Québécois à l’égard d’un patrimoine irréductible à un ethos d’ouverture et pouvant même entrer en contradiction avec les accommodements consentis aux minorités religieuses. On peut douter que Larouche convaincra avec ce livre un grand nombre de ceux qu’il appelle ses « cosociétaires », une expression qui, comme l’ensemble de sa thèse, refuse le national et en néglige les effets.

Joëlle Quérin