La royauté perdue du legs : de Pour la suite du monde à Horloge biologique

 

Tout règne s’inscrit dans une durée qui dépasse l’existence individuelle de ses sujets. Il puise son autorité dans les sources de l’histoire et trouve son inspiration dans l’appel de la suite du monde. Le film de Pierre Perrault et de Michel Brault, qui date de 1963, contient dans son titre une promesse sérieuse et très grave pour le jeune spectateur québécois de 2005. On prononce à voix basse ce merveilleux titre, Pour la suite du monde, et soudain on se sent délesté d’un grand poids, comme si une voix caverneuse et très ancienne s’adressait au tréfonds de notre conscience et nous disait : « Tu n’es plus seul ». Dès les premières images en noir et blanc, une amère étrangeté émane de la langue parlée par ces hommes : on entend un vieux dire turluter, on se dit qu’on ne connaît pas ce mot, et en même temps on est convaincu de le connaître, de l’avoir entendu quelque part. Mais où ? Quand ? Était-ce dans cette vie ou dans une autre ? Et voilà notre spectateur embarqué malgré lui dans la plus fascinante des quêtes : celle des origines.

Je dis « malgré lui » car il y a résistance. Remonter le cours du passé ne se fait pas facilement. Cette tension redouble du fait qu’elle est présente entre les personnages du film, qui remontent eux aussi le cours du passé, les plus jeunes interpellant les plus vieux pour raviver la tradition de la pêche aux marsouins.

Première embûche : le spectateur ne sait pas à quoi ressemble un marsouin, il comprend que c’est un poisson ; plutôt que d’interrompre le film pour se saisir d’un dictionnaire illustré, il attend que le film le lui révèle. Tous attendent, chacun prostré dans son cagibi temporel, que son aîné lui transmette ce qui lui appartient et qu’il est en droit de connaître. 1890, 1915, 1980, les dates de naissance de nos héros se confondent. Mais Alexis, l’un des vieux à qui l’on demande de partager sa connaissance d’une tradition éteinte une quarantaine d’années plus tôt, se fait tirer l’oreille. Dans ses paroles, il est clair que la pêche aux marsouins ne s’offre pas d’elle-même, qu’elle doit se gagner. Ce n’est pas pour n’importe qui. Il répète aux prétendants qu’il « faut avoir du cœur » et, entre deux sentences, il dit ces paroles magnifiques : « Il faut avoir l’ambition de la beauté ». Sainte-Marie ! L’ambition de la beauté ! On sent passer un vent de grandeur. Un silence s’installe comme une brume épaisse se déployant à travers le temps jusqu’à rejoindre le jeune spectateur, qui, devant cet ancêtre irradiant que la doxa lui avait appris à considérer comme un primitif révolu, se trouve fortement ébranlé.

Alexis Tremblay de l’Île-aux-Coudres vient de remettre les pendules à l’heure pour tout le monde : pour ses amis du même âge qui, trop centrés sur leur corps vieillissant, doutaient de leur capacité à reprendre la tradition ; pour son fils Léopold, qui pensait que la pêche aux marsouins lui était acquise ; et, enfin, pour le jeune spectateur, qui de son gratte-ciel moderne se croyait jusque-là dissocié de la réalité de ces insulaires. En effet, pour des raisons qu’il s’explique encore mal, il fait désormais corps avec leur quête, il la fait sienne ; elle prend, dans ces retrouvailles où morts et vivants s’étreignent, une dimension identitaire profonde.

Les images défilent. Il lui devient difficile de nommer toutes les émotions qui s’entrechoquent en lui, comme si son esprit était le théâtre d’un drame dont les répliques ne lui étaient pas personnelles. Il n’en est pas encore à l’étape de la réflexion, mais de l’absorption : voix, mots, élocution, gestuelle, des milliers de variations microscopiques et de formes s’impriment dans son esprit, le secouent comme une vieille barque. Des affects inconnus répondent en écho à la quête des personnages. Une toile complexe se tisse, il s’y laisse prendre et reste, telle l’araignée au travail, infiniment concentré et vulnérable, agile et anonyme. Il peut alors se laisser surprendre par la moindre brise, la moindre goutte qu’il n’attendait pas, telle cette scène, en apparence anodine, où Alexis et son fils Léopold vont livrer le marsouin capturé et vivant à un aquarium de New York.

Les premières images du New York des années soixante, dans lequel roulent ses deux ancêtres, provoquent chez notre jeune spectateur québécois un curieux sentiment de familiarité, comme s’il avait déjà parcouru cette ville en rêve… La familiarité cède à la stupéfaction quand l’hôte américain reçoit les deux pêcheurs en français, et la stupéfaction à l’attendrissement pur lorsque, pour une photo de groupe, ils se passent le bras autour des épaules avec un sourire resplendissant. Le respect, la dignité, la fraternité qu’exhale cette scène d’où est exclu le colonisateur parasitaire sont tout simplement inouis, et en font l’une des plus belles de notre cinéma. À l’Américain qui lui dit : « vous dire merci de nous… à vous… à l’Île-aux-Coudres ! », Léopold répond : « et nous… le marsouin parlera de nous à vous, à l’Amérique ! », pour répéter, enthousiaste : « de nous, à l’A-mé-rique ! » Bon sang ! Quelle chaleur ! Poésie d’autant plus remarquable qu’elle est involontaire. Est-on seulement assez conscient du poids anthropolitique de ces paroles ?

De retour après une longue absence, le marsouin prend des proportions mythiques (le vieux Abel s’exclamera, donnant des petites tapes sur sa peau visqueuse : « Ça fait trente-huit ans que je t’attendais, mon gars ! »). Il a l’âge de la mémoire locale. Les pêcheurs entretiennent avec lui un rapport charnel, cordial, empreint d’affection : le marsouin, comme la lune qui les guide, sont pour eux des créatures de « l’Être suprême ». Touchante est la scène, lors de la capture dans le Saint-Laurent, où Léopold invite les autres pêcheurs à se recueillir pour saluer la venue du marsouin en apposant tous à la fois leur main sur sa croupe. Touchante, et surtout significative du rôle unifiant de la nature : elle unit l’homme à Dieu, et l’homme à l’homme. De fait, ils investissent leur marsouin de leur identité : il ne fait aucun doute qu’il est canadien et qu’il parle le français.

Alexis, de retour de son voyage à New York, confiera d’ailleurs à Abel son désir de lui trouver une « belle fille du Canada », intention plus ou moins affichée de perpétuer le legs canadien. Les pêcheurs ne l’oublieront pas, et lui rendront visite en famille quelques années plus tard dans Le règne du jour. Communiquer avec les animaux semble naturel, que ce soit d’une manière plus émotive, comme avec le marsouin, ou humoristique, comme lorsque le vieux Louis fait croire aux enfants que les moutons bêlent parce qu’ils veulent de l’eau de Pâques. Les symboles, consolidés par toute une série de rituels, sont reliés les uns aux autres avec une grande fluidité. Pour la suite du monde fait le portrait d’un monde cohérent, incarné, habité par des hommes qui ont la maîtrise de toutes choses sur leur territoire, et réponse à toutes les questions. Bien que leur valeur scientifique soit souvent nulle, les réponses qu’ils apportent sont fondées sur la foi et l’espérance, les deux piliers métaphysiques du tortueux génie canadien-français sans lequel, il est bon de le rappeler, notre résistance sur plus de quatre siècles aurait été impossible. Cela, il me semble, exige de nous, modernes, un minimum de respect et de loyauté. Car à entendre une conversation entre le vieux Louis et un autre villageois sur la genèse du monde, le premier expliquant que chaque nuit qui suit la pleine lune voit celle-ci se défaire d’un morceau pour le donner à la Terre, et le second renchérissant avec une belle synthèse (« la lune est la nourriture de la Terre »), on a envie de tout sauf de se moquer d’eux.

C’est que les vieux de Pour la suite du monde sont impressionnants. Ils ne sont pas idiots. Ils sont parfaitement conscients de réalités plus objectives dont témoigne la science, qui imprègne peu à peu de scepticisme l’esprit des plus jeunes de l’île. Pourtant, qu’est-ce qui trouble notre jeune spectateur québécois de 2005, imbibé jusqu’à la moelle du rationalisme scientifique, qui en vient, le film terminé, à faire dévier son doute méthodologique pour interroger les sceptiques eux-mêmes plutôt que les croyants, comme il est d’usage ? Il n’y a qu’une raison, et voilà le gros mot refoulé depuis le début : c’est l’admirable royauté qu’affichent sans le savoir Alexis, Abel, Louis et leurs heureux comparses. Elle l’ensorcelle. Le spectateur, rendu exsangue par une blessure atavique qui suppure depuis plus de deux siècles – la Conquête –, en présence d’ancêtres souverains régnant sur un royaume – tout minuscule et idyllique puisse-t-il être – s’écrie : « Mais la royauté est en moi ! Le sang d’Alexis coule dans mes veines. Il est en moi ! » Oui, et ce n’est pas la moindre des révélations pour un jeune Québécois d’apercevoir de la souveraineté dans une histoire enténébrée d’humiliations et de défaites. Le lien héréditaire ne devient plus un abattement mais une réjouissance, un moment de grande émotion, une réconciliation : une fierté fragile. Imaginons-le se repasser le film en esprit, et, en plein délire maniaque, à repérer ici et là tel geste, telle intonation, tel mot vieilli qui lui rappelle un grand-père, un oncle, un père qui, à plusieurs degrés, l’avaient déçu et qu’il avait relégués à des catégories inférieures de sa mémoire affective. Sous l’impulsion de la royauté et de la beauté que donne Pour la suite du monde, les cadavres colonisés de son histoire personnelle reprennent vie pour lui rappeler leur honnête quoique dévitalisant passage. Sa subjectivité moderne, dérisoire et souffrante tempère son emprise et se laisse enchâsser dans un ensemble plus grand, le destin collectif, qui pour une fois l’élève et ne le pousse pas au désespoir. Après des années d’anesthésie acharnée, s’ouvrir au legs québécois redevient intéressant.

D’un royaume à l’autre

Là où le titre Pour la suite du monde charme et intrigue, Horloge biologique sème angoisse et méfiance. « Tu n’es plus seul », nous disait la voix caverneuse de tout à l’heure ; ici ce serait plutôt l’inverse, « Tu es plus que seul, tu es emmuré dans ton corps », nous dirait la voix neutre d’un ordinateur central. Les cloisons se referment sur notre imagination. On nous dit Horloge biologique, mais c’était comme si on nous disait Détonateur nucléaire : même fatalisme, même froideur. Le corps ne semble déjà plus énoncer la voix de la nature, mais le cri grinçant de la mécanique. Les protagonistes évoluent dans un monde où la technique se substitue à la nature pour occuper la fonction nourricière des hommes, signe de sa pleine et parfaite expansion. Les trois principaux protagonistes masculins du film tirent leur revenu de la technique : on présume que Paul est un technicien en architecture ou en design industriel (il se promène un plan sous le bras) ; Sébastien travaille dans un Canadian Tire ; tandis que le dernier, Frédéric, est vendeur d’automobiles. Leur environnement matériel en impose par sa richesse et sa diversité : l’homme a-t-il jamais autant possédé d’outils pour maîtriser son destin ? Il suffit d’entendre Frédéric décliner à son client, avec fluidité et compétence, les nombreuses caractéristiques d’une automobile pour être saisi de l’illusion que cet homme contrôle parfaitement ce qui l’entoure. Pourtant, dans leur monde édénique post-industriel, ces trois hommes sont l’antithèse de l’artifice de la force que véhicule l’hypertechnologie structurant leur vie et leurs rapports sociaux. Le contraste de la force matérielle et de la faiblesse morale, spirituelle et affective n’est que le premier d’une série de paradoxes (ou d’équations ?) que devra dénouer notre spectateur, qui, ne l’oublions pas, sort tout droit d’un visionnement de Pour la suite du monde. Dans le sillage de ce premier paradoxe, l’écart entre le format de sa télévision 19” où il a regardé le film de 1963 et celui, immense, de l’écran où il regarde le film de 2005, lui suggère une mise en abyme trop forte pour qu’il ne se sente pas aspiré par la réalité d’un film dont il voudrait à tout prix préserver le caractère (science-)fictif.

Car le royaume d’Horloge biologique n’a rien de rassurant : il n’y a pas de roi. On le cherche en vain. Les hommes d’Horloge biologique, ne maîtrisant que maladroitement le réel et manquant de confiance en eux-mêmes, tentent par plusieurs moyens de se lier entre eux, dans des mises en situation où leur virilité pourrait trouver un moyen de s’affirmer et d’être reconnue par son semblable. Mais tour à tour, le masque se lève sur leur lâcheté et leur manque d’assurance. La chasse, rituel autrefois sacralisé, n’est plus révélateur d’un lien transcendant où l’homme ressentirait la plénitude de son unité ; détournée de sa fonction traditionnelle, elle devient un simple plaisir hédoniste, sans ancrage, emprunt mélancolique à une époque révolue où ce n’était pas le plaisir qui poussait l’homme à agir, mais le besoin. Sans véritable assise existentielle, la chasse entraîne une régression infantile, et devient l’occasion de sublimer leur impuissance. Le plus inapte d’entre eux, Sébastien (dont la copine lui rappelle qu’il ne sait pas chasser et qu’il n’a jamais rien capturé), poussera l’absurde jusqu’à tenter d’obtenir un prêt de plusieurs milliers de dollars pour aller à l’île d’Anticosti, « paradis de tous les chasseurs », destination qu’a choisie la majorité pour leur voyage annuel « entre gars ». Il continue de jouer au baseball même si, étant de toute évidence peu doué pour ce sport, il n’en retire que frustration.

Ses amis le raillent en privé, mais ne l’excluent pas ; ils ont besoin de lui, et l’inverse est tout aussi vrai. Ils ne peuvent pas exclure le faible, tout simplement parce qu’ils sont tout aussi faibles que le faible, même s’ils savent chasser et bien frapper la balle au baseball. Leur solidarité est presque filiale : ce ne sont pas des hommes indépendants qui choisissent de risquer l’échec et l’exclusion sur le terrain objectif de la compétition, ce sont des frères qui se pardonnent tout. Ce pourrait être une vertu, mais ce n’en est pas. La preuve en est que malgré leurs bassesses répétées ils ne se dégoûtent jamais. La honte comme l’estime leur sont étrangers. Ils s’acceptent inconditionnellement, tels qu’ils sont. On sent les antagonismes couver sous leurs remarques cyniques et mordantes, on désespère qu’il y en ait un qui se lève pour désavouer le groupe et, ce faisant, créer une brèche dans ce carcan malsain. Mais non : s’il y a certes de la pression, le couvercle en émail ne bouge pas d’un iota. Ils forment une petite communauté bigarrée et soudée depuis l’école secondaire, cimentée par une peur commune de rompre les amarres pour entrer dans le monde adulte, reconfiguré, impitoyable, dans lequel responsabilité et devoir sont des réalités permanentes.

Leur cercle d’amis forme un écheveau précaire de représentations narcissiques qui n’a d’autre motif que de les maintenir dans la complaisance plutôt que de les amener vers une confrontation libératrice. Il faut avoir l’assentiment des autres, le regard d’autrui étant primordial dans la conduite de leur existence. Sébastien tente de négocier, de convaincre, de persuader ses amis ignorants de reconnaître la validité de sa nouvelle vie de père, pleine de richesses insoupçonnées, cependant qu’il oublie qu’un vrai père n’a pas à se justifier. Il n’a pas non plus à se prouver, ce qu’il fait lors d’une soirée dans une discothèque quand il fait la conquête sexuelle d’une jeune femme pour répliquer à une provocation de son ami.

Cet autrui sous le regard duquel ils vivent et ajustent leur comportement, qui est-il ? Il faut d’abord noter que la grande vedette d’Horloge biologique est une génération. Tous les personnages du film sont dans la même tranche d’âge. Non seulement n’y voit-on pas des personnages plus vieux (ou plus jeunes, à part les filles que l’on voit à la discothèque), mais il n’y a aucune référence à un passé arborescent. Il n’y a pas de grand-parents, pas d’oncle, de parenté enfin, que le cercle microscopique d’une bande d’amis qui vivent dans un présent autonome, détaché, apparemment isolé. Ce schéma anormal interdit tout regard latéral prompt à contrer leur repli générationnel. Ils sont prisonniers d’un reflet qu’ils se retournent sans cesse. Plutôt que de prendre appui sur ce qui les a précédé, de faire l’expérience de l’étrangeté du passé, ils réaffirment la préséance absolue de leur vie individuelle et indivise sur la venue d’un nouveau-né, tout à coup menaçant en ce sens qu’il transforme de facto leur vie conjugale en vie familiale, et consomme la dissolution définitive de leur destin individuel dans un seul et même destin familial. Une ambiguïté dans la définition du couple qui semble se cristalliser, dans le film, par l’absence de tout référent marital : on présume que personne n’est marié, en tout cas en temps de crise ni l’un ni l’autre ne le rappelle. Il n’y a pas de cadre clair pour justifier l’arrivée d’un plus jeune et les confirmer dans leur statut de plus vieux. C’est pourquoi faire un enfant devient tout à coup un problème inouï, exceptionnel, terrifiant : on leur a tellement dit qu’ils étaient en droit de tout attendre de la vie, qu’ils n’imaginent pas en quoi le sacrifice de leur liberté individuelle au profit d’une autre vie que la leur peut être naturel et enrichissant. Parvenus à l’étape de la vie où on leur demande de faire œuvre de legs, de transmission, ils bloquent. Ils sont, sur le plan moral et spirituel, si démunis, si déformés, que poser la question de leur refus de se perpétuer, c’est y répondre. Se reproduire, mais pourquoi ? Que dire à l’enfant lorsqu’il sera là ? Quel sera l’enseignement moral qu’ils pourront lui transmettre ? Seront-ils à la hauteur ? Ils ne veulent pas passer à l’étape supérieure parce que, justement, à leurs yeux elle n’a pas une valeur supérieure. Ils se savent immatures, et c’est bien le plus incroyable : ils ne s’en indignent pas et ne voient pas pourquoi ça devrait changer ! La jeunesse n’est-elle pas la valeur suprême ? N’y ont-ils pas droit ad vitam æternam ?

Comment réagit notre jeune-spectateur-québécois-de-2005, assis en solitaire dans un coin de la salle, devant ce film qui met en scène des hommes (et femmes) qui ont sept ans de plus que lui ? Il ne réagit pas. Il n’a pas été touché, il n’a pas ri une seule fois, mais constate qu’il s’agit d’un produit professionnel mené par des gens qualifiés.

Tout en restant assis sur son siège après la projection, sa perplexité se prolonge indûment, une pensée cherche son objet, et l’objet fuit, ne se laisse pas circonscrire, non pas à cause d’une saturation, mais d’une trop grande clarté du sens qui le tient à une désagréable distance, à l’écart. Il se dit que sa présence est incongrue, que ce film, bien que classé 13 ans et plus, ne s’adresse en réalité qu’aux 30 ans et plus et aux 40 ans et moins. Il a d’ailleurs eu un sourire cynique lors des passages sans sous-titres où Sébastien regarde assez longuement des info-pubs en anglais, comme si le réalisateur faisait du bilinguisme une chose entendue, et qu’il présumait que chaque spectateur répondait à l’archétype du trentenaire bilingue, amateur de téléséries américaines et affranchi des vieilles frontières entre le français et l’anglais.Ni royauté ni beauté ne sont venues recouvrir son jeune esprit d’une brume épaisse et lactescente, capable de traverser le temps et l’espace. Il constate avec regret que les Alexis, Abel et Louis n’y ont pas de descendants, et que le seul legs véritable dans ce film consacré à la paternité est représenté par un ours en peluche qu’offre Paul, par l’intermédiaire d’une infirmière, pour demander une audience à sa copine qui vient d’accoucher. Elle refuse de le voir et garde l’ours en peluche, qui devient le premier jouet dans la vie du nouveau-né, symbole du socle conjugal lézardé et de l’ambition familiale morte-née. Absence de roi, absence de legs : l’enfant naît dans un monde en suspens, poussé au bout de son impasse, lui-même d’ores et déjà perdu dans les ravins de la stérilité et de la souveraineté fantômatique.

Remonter le courant

Comment peut-on passer de tel extrême à l’autre ? Que s’est-il passé pour que la royauté d’Alexis se soit à ce point diluée dans le sang de Paul, de Sébastien et de Frédéric (ou « Fred » pour les intimes) ? Quel maillon a-t-il manqué ? Jean Bouthillette, dans son bel essai Le Canadien français et son double, pose à sa manière la question : « Comment un peuple si sain, fort, viril, a-t-il pu à travers le temps devenir si veule, faible et lâche ? » La question est brutale et large, elle déborde sans aucun doute le sujet de cet article et le champ de ma compétence, et c’est pourquoi je n’en garderai que l’esprit : il y a bel et bien eu, lors de notre passage à la modernité, une dilapidation pernicieuse de l’héritage canadien-français, un détournement névrotique du récit national qui jusque-là tenait le fil de notre continuité.

Dans la tradition des cultivateurs de Pour la suite du monde, le legs n’est pas un traumatisme mais un devoir, une quête que le doyen partage avec les plus jeunes, comme cette scène où Alexis, lisant des passages des Brefs récits de Jacques Cartier, en dispute l’interprétation avec son fils Léopold. Dans Le règne du jour, à la recherche de ses origines en France, Alexis insistera, malgré les récriminations de sa femme qui le prévient de l’indifférence de ses petits-enfants, pour ramener des cadeaux qui témoigneront de leur passage en terre de France. Sa femme garde un horizon à court terme et interprète leur indifférence comme si elle était pérenne, tandis qu’Alexis sait fort bien que ses petits-enfants ne verront la signification et l’intérêt véritables de ces artéfacts que lorsqu’ils auront quitté le royaume de l’enfance et qu’ils ressentiront le besoin de conquérir le royaume de l’adulte. Il sait surtout qu’il est de sa responsabilité de ne tenir compte ni des saillies de leur humeur d’enfant ni de la compromission de sa femme et de voir plus loin, pour anticiper sur leur devenir. Conteur, il cherche à leur donner des repères pour qu’ils puissent reconstituer à leur façon le récit de leurs origines, étape nécessaire pour affermir leur identité de chef de famille, dont la moindre des choses est qu’il ou elle connaisse mieux que quiconque le passé de sa lignée.

En revanche, dans le monde d’Horloge biologique, la tradition des cultivateurs a été déclassée : ces hommes sont le produit d’un système d’éducation moderne, implanté dans les années soixante, et qui en l’espace de quarante ans a fait de la société québécoise une des plus scolarisées du monde occidental. Instruits, ils s’expriment pourtant plus mal, moins richement que les cultivateurs de Pour la suite du monde, qui avaient d’ailleurs un humour beaucoup plus étincelant. Ils n’ont probablement jamais entendu parler des écrits de Jacques Cartier ni de Pierre Perrault, parties intégrantes de notre culture populaire (au sens le plus noble). Déconnectés du récit national, encouragés en cela par une pédagogie de l’amnésie, ils ont réduit leur appartenance d’une nation à une génération, et finalement d’une génération à une « époque », qu’ils restreignent de force dans le présent perpétuel de leur jeunesse. Évidemment ils ne peuvent que s’autodétruire dans cette insoutenable tension entre la réalité du temps qui passe, et la réalité de la jeunesse qui fuit. Ce resserrement radical du cadre par lequel filtre leur compréhension du monde déteint sur leur langue, leur posture, leur attitude, qui toutes sont des manifestations décaties de leur inadéquation à une réalité autre qu’ils portent en eux, mais qui reste inachevée, asséchée, abandonnée.

C’est pourquoi le motif de la fête est si péniblement intégré à la vie des personnages d’Horloge biologique. On y fête souvent, partout et en toutes circonstances, pour le seul plaisir d’exalter la partie égotiste de l’être au détriment d’une conscience augmentée du réel. Paul, qui vient d’apprendre que le fils d’un collègue est à l’urgence pour une défaillance cardiaque, a l’ingénuité de se demander si ce dernier se présentera tout de même au cinq à sept. Le même accablement prend Sébastien : après une défaite lors d’une partie de baseball, ses coéquipiers décident de se rendre chez lui, où les attendent plusieurs poches de blé d’inde. On y avait préparé une épluchette dans l’hypothèse d’une victoire. Un coéquipier, déçu de la défaite et ressentant la contradiction d’aller célébrer en pareille circonstance, demande à Sébastien : « Est-ce qu’on va toujours chez toi ? », question à laquelle Sébastien répond sèchement par l’affirmative, lui faisant remarquer qu’il ne peut manger tout ce blé d’inde à lui seul…

Que ce soit dans un voyage de chasse, au bar de danseuses, à la discothèque, sur le terrain de baseball, ils fêtent entre gars de même âge, et créent un tourbillon artificiel destiné à substituer l’ivresse de la fuite au noyau de la mémoire. En l’absence de leur femme, qui, agitée par l’appel de la maternité, joue le rôle spectral de l’implacable nature (elles les rappellent constamment à leur devoir de consentir à ses besoins légitimes), ils mettent la fête au centre de leur amitié pour souder davantage le fantasme partagé de l’oubli.

Dans Pour la suite du monde, mémoire et fête sont inextricables. Selon le souvenir que j’en garde, on n’y fête vraiment qu’une fois, et c’est pour célébrer la capture du marsouin. Mais quelle fête ! Costumes, musique et joie, humanité vigoureuse, plaisir non-feint. Dans ce contexte, la fête a un double rôle : 1– permettre à toute la collectivité d’exprimer sa joie et sa fierté ; 2– marquer d’un sceau indélébile, tant dans la mémoire individuelle que collective, un événement important. Elle se situe à l’opposé de la conception postmoderne de la fête, dont on entend souvent, dans la bouche de nos contemporains, la définition : soirée où on s’est tant saoulé ou drogué qu’on ne se souvient plus de rien. Quand quelqu’un raconte le récit d’une telle soirée, et qu’il en arrive à la conclusion fatale du black-out festif, ses auditeurs libèrent un rire complice : ils accréditent une même conception de la fête, qui décharge l’Objet de sa fonction ontologique traditionnelle, et fait du Sujet l’unique tenant et aboutissant du rapport au réel. La fête est d’autant plus réussie et mémorable qu’on ne se souvient même plus pourquoi on a commencé à fêter.

Est-ce à dire que la fête réflète ce que nous sommes devenus et consacre la mort de ce que nous ne sommes plus ? C’est ce que semble croire Nathalie Petrowski, qui, aux lendemains de la mort de Pierre Perrault, le 24 juin 1999, a saisi l’opportunité de nous offrir un état des lieux quant à la question nationale :

En regardant le défilé bigarré [de la Saint-Jean] et en écoutant les spectacles endiablés sur les plaines d’Abraham à Québec et au parc Maisonneuve à Montréal, une évidence s’est imposée. Le Québec a beaucoup changé ces derniers temps. Changé de visage, de peau, de paroles, de musiques et peut-être même d’âme1.

Le paraître est l’être. Une fois ce décret démiurgique proclamé, on ne peut s’arrêter en chemin, il faut aller jusqu’au bout, ce qu’elle fait sans difficulté apparente. Elle ne retient pas le fait que Perrault soit mort un 24 juin, mais qu’il se soit éteint le jour de la dernière Fête nationale avant l’an 2000 : « Pierre Perrault s’est éteint avec son siècle mais surtout avec une certaine idée qu’il nous a donnée du Québec ». Cette idée du Québec dont elle parle, comme si Pierre Perrault n’était qu’un politicien de seconde zone plutôt qu’un artiste fondateur, ne cadrerait plus avec le Québec d’aujourd’hui, « coloré, métissé, polymorphe, urbain et cosmopolite » dans lequel, nous dit-elle, « Alexis Tremblay, ce Québécois de souche mythique, apparaît[rait] comme le lointain ancêtre d’une autre société, peut-être d’un autre monde ».

On a envie de répondre : et alors ? Pourquoi refuser l’étrangeté du passé ? Ce raisonnement cantonne la culture à la stérilité la plus débilitante, et la conquête intellectuelle à une activité autistique. Est-ce que les Espagnols se refuseraient à un contact avec Cervantès parce que son Don Quichotte n’est pas habillé comme eux, qu’il ne parle pas le même dialecte, et qu’il ne prend pas d’ecstasy ? Pourquoi lire Shakespeare, dont plusieurs des personnages puisent dans le patriotisme la source de leur action, si notre époque « polymorphe et cosmopolite » n’en a cure ? Pourquoi continue-t-on de lire ces classiques, de monter Shakespeare à travers le monde, si ce n’est qu’ils n’ont jamais cessé de parler à la partie la plus intime de notre être ? Pourquoi, si on consent à admettre la valeur initiatique des classiques étrangers, on n’admet pas que le film de Perrault puisse jouer le même rôle ? Petrowski conclut son article sans se rendre compte de l’insoluble contradiction sur laquelle s’appuient ses propos : « Je dis enfin que ce pays mythique dont il nous a fait cadeau pour la suite du monde, est en quelque sorte parti avec lui ».

Pierre Perrault, l’homme, est mort le 24 juin 1999 et Pierre Perrault, l’artiste, continue de vivre à travers ses œuvres. Que je sache, lorsqu’on donne un cadeau pour la suite du monde, on ne peut pas le reprendre, ce serait en renier la nature même. Si le descendant dit que le cadeau est parti avec celui qui l’a donné, c’est pour ne pas dire que le cadeau est toujours là, et qu’il feint de croire qu’il n’existe plus. L’énumération à laquelle se livre Petrowski a quelque chose de macabre : « Je dis que Pierre Perrault est mort comme Gaston Miron, Pauline Julien, Fernand Séguin et Gérald Godin, à l’aube d’un nouveau siècle et d’une suite qu’il n’avait pu prévoir ni envisager ». Sont-ils morts, eux aussi, avec une certaine « idée du Québec » ? Madame Petrowski n’aime pas le passé, témoin gênant, mais sortons tout de même Patrice de La Tour du Pin des boules à mites : « tous les pays qui n’ont plus de légende/seront condamnés à mourir de froid ». Faut-il rappeler que ces vers, enfin, ont été à l’origine de l’engagement poétique de Miron, qui y a vu une prémonition de ce qui arriverait au Québec s’il ne s’attelait à la tâche héroïque de lui offrir une légende ? Toute la démarche de Miron, comme celle de Perrault, avait pour but de nous éviter la mort, de nous donner matière à enseignement, de jeter les bases mythiques d’une réconciliation entre notre réalité individuelle et notre réalité collective, à partir de laquelle serait possible la vie libre.

Un des petits-enfants d’Alexis Tremblay, qui était tout jeune lorsqu’ont été tournés les films de Perrault à l’Île-aux-Coudres, avait fait le voyage pour lui rendre hommage à ses funérailles. Profondément ému, il avait expliqué sa reconnaissance par ces mots simples qui résonnent près du cœur : « Il nous a donné notre passé ». Oui, c’est vrai, le passé n’est-il pas une généreuse offrande ? Encore faut-il accepter de le recevoir sans trahir la vérité, ce qui n’est pas sans demander un effort, solliciter un désir exigeant. Il s’agit d’une réappropriation qui ne doit rien à la nostalgie2, mais à la volonté de se remettre les deux pieds dans l’histoire qui est la nôtre, un préalable qui, comme l’avait vu Aquin, est incontournable si l’on cherche à faire une expérience intégrale de l’universel. Toutes les initiatives d’Alexis, que ce soit par rapport à sa quête des origines ou à la tradition de la pêche aux marsouins, convergent vers une visée : nourrir la vie et l’action de ceux qui suivent. Attitude lumineuse, souveraine, qui n’a rien à voir avec l’inertie grise et mortifiante du folklore.

Pour faire l’indépendance, il faut d’abord retrouver la royauté du legs, c’est ce que ne veulent pas comprendre, malheureusement, une bonne partie des politiciens entre les mains desquels repose le destin de notre combat historique. Est-il possible que si notre peuple bloque à l’heure du legs, de l’indépendance, c’est qu’il ressent une panique similaire à celle des personnages d’Horloge biologique devant l’arrivée d’un nouveau-né ? Est-il possible qu’à trop vouloir dissocier l’indépendance de son sens historique, nos politiciens ne font qu’entrenir l’ivresse de la fuite au détriment du noyau de la mémoire ? À les entendre parfois, on a l’impression qu’il faut fuir le Canada plutôt que conquérir le Québec. C’était comme si l’ambition de la beauté, tel que le disait Alexis du fond de son île qu’on se plait à ignorer, n’avait plus rien à voir avec notre projet. Si on retrouvait la royauté du legs, cette fois dans le cadre moderne et technique qui est le nôtre (il n’a jamais été question de retourner en arrière), on comprendrait peut-être que, non seulement ces grands mots d’Alexis contiennent le secret de notre liberté, mais qu’ils n’existent et ne prennent toute leur portée que s’ils sont transmis et entendus.

 


1 Nathalie Petrowski. « Pour la suite du monde », La Presse, 29 juin 1999, p. B 5. (Je souligne) Je tiens à attirer l’attention du lecteur sur l’ironie atroce du titre de l’article.

2 Il est intéressant de remarquer que, de leur position moderne et par définition anti-folklorique, les personnages d’Horloge biologique versent à l’excès dans la nostalgie ; de leur jeunesse qui ne reviendra plus, de leur liberté, etc.

L'auteur s'est mérité le prix André-Laurendeau 2005 pour cet article

Tout règne s’inscrit dans une durée qui dépasse l’existence individuelle de ses sujets. Il puise son autorité dans les sources de l’histoire et trouve son inspiration dans l’appel de la suite du monde. Le film de Pierre Perrault et de Michel Brault, qui date de 1963, contient dans son titre une promesse sérieuse et très grave pour le jeune spectateur québécois de 2005. On prononce à voix basse ce merveilleux titre, Pour la suite du monde, et soudain on se sent délesté d’un grand poids, comme si une voix caverneuse et très ancienne s’adressait au tréfonds de notre conscience et nous disait : « Tu n’es plus seul ». Dès les premières images en noir et blanc, une amère étrangeté émane de la langue parlée par ces hommes : on entend un vieux dire turluter, on se dit qu’on ne connait pas ce mot, et en même temps on est convaincu de le connaître, de l’avoir entendu quelque part. Mais où ? Quand ? Était-ce dans cette vie ou dans une autre ? Et voilà notre spectateur embarqué malgré lui dans la plus fascinante des quêtes : celle des origines.

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