1. Ph. D. science politique. L’auteur tient à remercier, pour leurs judicieux commentaires, Paul Labonne, Sylvain Deschênes, Sylvie Ménard et surtout Mireille Gravel, qui a aussi assuré la révision et la correction finale du texte.
Avec un mode de scrutin proportionnel adéquat, le Québec aurait pu devenir indépendant dès le début des années soixante-dix.
C’est à partir du moment où le PQ a fait la preuve de l’étendue de ses appuis dans l’opinion publique qu’a commencé à être prise au sérieux la menace que mouvement souverainiste pour l’ordre politique canadien. Les analystes ne s’entendent toutefois pas sur le moment où une telle preuve a été faite. Plusieurs l’ont vu dans 1 accession au pouvoir du PQ en 1976. Or cette première victoire, opposait-on régulièrement, tenait davantage des caprices du mode de scrutin majoritaire que d’une volonté collective clairement exprimée et consciente de ses choix. D’autres ont affirmé que la preuve de la force du mouvement souverainiste fut fournie par le référendum de 1980, avec l’atteinte de 40% des suffrages exprimés en faveur du projet de souveraineté-association du gouvernement Lévesque, ce qui représentait près de 50% du vote des francophone. Ce résultat de 40% a cependant été abondamment questionné de par la nature même du projet soumis à l’électorat : celui-ci n’impliquait pas directement la souveraineté, mais cherchait plutôt à amener stratégiquement l’électorat à exprimer une volonté de réforme du fédéralisme canadien avec, ultimement, la possibilité pour le Québec d’accéder à un statut particulier au sein du Canada.
D’autres analystes ont ensuite affirmé que c’est l’élection générale de 1981 qui a constitué la première preuve de la popularité de l’option souverainiste. Cette élection fut remportée, avait-on souligné à l’époque, de manière «décisive» par le PQ (avec 49% des voix exprimées contre 46% pour le PLQ). Cette victoire aurait été d’autant plus remarquable qu elle s est produite dans le contexte du rapatriement unilatéral de la constitution canadienne (en 1981-82) sans même que le PQ n’exploite à fond cette question. Ainsi, selon certains ténors souverainistes, l’opinion publique québécoise, qui avait déjà témoigné de son appui au PQ en 1981 et de son attachement à l’option souverainiste en 1980, aurait certainement appuyé la souveraineté immédiatement après l’affront fait au Québec lors de cet épisode. Le NON de 1980 aurait donc pu devenir un OUI si un nouveau référendum avait été tenu en 1982. Simple question de synchronicité, disait-on. Les opposants à cette interprétation ont affirmé, au contraire, que le PQ n’a pu remporter l’élection qu’en promettant d’être un aussi «bon gouvernement» qu’il le fut à son premier mandat. Ce serait précisément cette promesse qui lui aurait alors permis de défaire le PLQ. Les consultations de 1976, 1980 et 1981 éliminées, il ne reste plus que le référendum de 1995 pour témoigner de l’étendue des appuis de l’option indépendantiste. Rappelons que le OUI à l’indépendance atteignit presque les 50%, ce qui signifiait que, pour la première fois, une solide majorité de francophones,d’environ 60% des voix, optait pour l’indépendance.
Nul ne saurait toutefois affirmer sérieusement que la force du mouvement souverainiste ne date que de 1995, de 1980 ou encore de 1976. De larges appuis populaires à la souveraineté apparurent bien avant. À cet égard, les déclarations du général De Gaulle, lors de sa visite de 1 été 1967 (telle que celle-ci, prononcée depuis le balcon de 1 hôtel de ville de Montréal : Partout, sur le chemin du Roy, je me suis rendu compte qu’il régnait ici une atmosphère qui m’a fait penser à la «Libération”, voir Lacouture, 1986: 521), indiquent que l’option souverainiste devait déjà atteindre une popularité considérable à la fin des années soixante et au début des soixante-dix pour que le général soit amené à appuyer les velléités nationalistes de ceux qui, à l’époque, étaient désignés comme des groupuscules radicaux, et cela au risque d’un incident diplomatique. Bien sûr, trente ans plus tard, cet incident suscite encore des interrogations. Mais les réflexions ne se sont attardées cependant qu’à la controverse diplomatique et aux détails susceptibles de permettre de réinterpréter ou de préciser les intentions du général. L’aspect spectaculaire a subtilement évacué la réflexion sur la problématique que le général avait lui-même soulevée: régnait-il ou non une atmosphère de libération au Québec en 1967? L’illustre général avait-il réellement reflété le sentiment populaire ou l’avait-il suscité?
Dans cet article, nous désirons faire le point sur l’état du mouvement indépendantiste à l’aube de l’entrée dans l’arène électorale du Parti québécois (PQ). Dans un premier temps, nous reprendrons la lecture des interprétations dominantes de l’état de l’opinion publique de la période 1966-1981, de manière à montrer combien ces dernières s’appuyaient sur des points de vue normatifs plutôt que sur une analyse serrée du véritable rapport de force qui prévalait entre souverainistes et fédéralistes. Dans la partie suivante, l’analyse sera centrée sur l’étude du vote de l’élection de 1966, en accordant une attention particulière au vote des groupes linguistiques. Nous montrerons la force surprenante de l’option indépendantiste telle que celle-ci se présentait à la fin des années soixante et au début des années soixante-dix, alors qu’elle disposait déjà d’un net ascendant politique sur l’électorat francophone de la métropole. Après avoir établi ce constat, nous montrerons ensuite comment le mode de scrutin majoritaire (en conjonction avec les distorsions de la carte électorale) a marginalisé ce courant d’opinion d’une part sur le plan de la députation (troisième partie) et, d’autre part, ce qui est beaucoup plus important, sur le plan de la légitimité (quatrième partie). Dans ce dernier cas, nous montrerons combien le mode de scrutin a favorisé la construction de nouveaux rapports de force entre francophones et non-francophones qui accordaient à ces derniers une influence considérable sur la nature des débats politiques au Québec. En somme, nous défendrons le point de vue voulant que le mouvement souverainiste ait été déjà bien implanté dès l’époque 1966-1970 ; qu’elle se serait considérablement accélérée n’eût été du mode de scrutin majoritaire ; et qu’elle avait le potentiel pour déboucher sur l’indépendance dès le début des années soixante-dix.
1. Les interprétations dominantes de l’état de l’opinion publique québécoise de la période 1966-1981
1.1 Les Québécois n’en veulent pas
Pour plusieurs, il n’existait en 1967 aucun sentiment populaire significatif permettant de croire à l’émergence rapide d’un mouvement indépendantiste d’envergure au Québec. Cette interprétation découle toutefois du statut politique actuel du Québec, tel que sanctionné par les résultats des référendums et des élections générales tenus depuis 1966 (nous assimilons donc vote péquiste et vote souverainiste). Pour la plupart des analystes et observateurs qui ont examiné l’évolution de la popularité de l’option indépendantiste depuis le début des années soixante, sous l’hypothèse sans doute trop généreuse qu’un vote pour le parti la véhiculant était un vote pour l’indépendance, le constat suivant s’imposait de lui-même : après plus de 30 années de présence souverainiste dans l’arène électorale (hormis l’épisode post-Meech), l’indépendance n’a toujours pas réussi à mobiliser en sa faveur plus de 50 % de 1 électorat québécois. Ainsi, en prenant à témoin les résultats obtenus à l’élection générale de 1966 par les deux premiers partis indépendantistes, le Rassemblement pour l’Indépendance nationale (RIN) et le Ralliement national (RN), l’adhésion au projet indépendantiste n’a obtenu que 8,5% des votes valides. Même s’il est impressionnant pour de nouveaux partis, ce pourcentage demeurait marginal par rapport aux trois principaux partis de l’époque (PLQ, Union nationale (UN) et Crédit social (CS)). Par la suite, à l’issue des premières élections générales auxquelles le PQ a participé, la part des suffrages passa progressivement de 23% en 1970 à 30% en 1973, puis à 41% en 1976. Il s’agit donc d’une progression très rapide mais malgré tout minoritaire dans l’ensemble des alternatives retenues par l’électorat.
Voilà précisément ce que le sociologue Maurice Pinard a souligné à de nombreuses reprises, en particulier dans le cas de la première élection générale remportée par le PQ, en 1976. Il avait à cet égard souligné la faiblesse des appuis récoltés par celui-ci. Depuis la Confédération, observait-il, aucun gouvernement québécois n avait conquis le pouvoir avec un aussi faible pourcentage des voix. Plusieurs observateurs ont de plus souligné que, n’eût été la division des voix des non-francophones (des anglophones en fait, puisque les allophones sont massivement demeurés fidèles au PLQ, voir Serré, 1997), le PLQ aurait été réélu devant le PQ. Sans cette division des voix, dans l’hypothèse où la totalité des voix recueillies par l’UN se serait entièrement reportée sur le PLQ, ce dernier aurait alors remporté 70 des 110 sièges (Serré, 1997: 305), soit 64% du total. Cela équivaut à une majorité assez « confortable ». De là à conclure que l’élection du PQ en 1976 ne fut qu’un accident de parcours — par conséquent illégitime —, il n’y a qu’un pas, que plusieurs ont allègrement franchi. Mentionnons aussi que cet avènement d un gouvernement péquiste majoritaire était inattendu pour René Lévesque (Fraser, 1984: 82), qui l’a luimême qualifié de «miracle» (Lévesque, 1986: 366).
Si rapide qu’elle ait été, la progression de l’option indépendantiste fut toutefois moindre que celle du PQ luimême. Les voix obtenues par le PQ et celles soi-disant favorables à l’indépendance ne s’équivalent donc pas. Ainsi, dans sa formulation la plus large, le séparatisme est passé de 7,5% des intentions de vote durant la période 1960-64 à 10% en 1965-69, cependant que l’indépendance ralliait 27% de l’électorat en 1970-74 et 20% en 1975-85 (40% pour la souveraineté en 1986-89, voir Cloutier, Guay et Latouche, 1992 : 45). Quant à la souveraineté-association, qui a toutefois reposé sur une stratégie extrêmement défensive et une question ne permettant nullement au gouvernement québécois de procéder à une déclaration unilatérale d’indépendance en cas d’échec des négociations, sa popularité n’a jamais dépassé celle des gouvernements péquistes eux-mêmes, s’établissant à 31 % en 1975-79, puis à près de 38% en 1979-80 (Cloutier et al., 1992: 57). L’option indépendantiste n’a donc presque jamais, dans la période mentionnée, dépassé la popularité enregistrée par le PQ. En somme, pour l’observateur moyen, l’évolution de la souveraineté-association et son «plafond», atteint en 1980, illustrent le doute et les hésitations de l’électorat québécois. Ce que d’aucuns prirent pour un manque de maturité.
1.2 Les dirigeants indépendantistes manipulent et trompent l’opinion publique
Quantité d’observateurs de la scène politique ont par ailleurs cherché à montrer combien l’adhésion des Québécois au PQ et à son option restait surévaluée dans les sondages, étant donné les multiples stratégies et confusions entretenues par les dirigeants souverainistes. Pour Pinard, Bernier et Lemieux (comme pour le politologue Stéphane Dion, d’ailleurs), une analyse «objective» qui mesure sa «véritable » connaissance des enjeux soulevés par la question de l’indépendance du Québec, donne à penser que les électeurs n’ont en effet qu’une idée très vague de la souveraineté et de ses conséquences réelles, soit la rupture totale du lien politique unissant le Québec au Canada. Pinard déclarait encore récemment : «« nbso;;Comment est-il possible qu après 40 ans de débats là-dessus, 23% des gens ne savent toujours pas qu’un OUI au référendum signifie que le Québec ne sera plus une province? C’est un peu incroyable! Et en même temps, si vous êtes sociologue, ce n’est pas étonnant. Comme le disait un collègue américain, le monde est plein de chronic know-nothing («ignorants chroniques»). Et le Parti québécois a intérêt à ne pas informer ce monde-là. » (La Presse, 21 juin 1997). C’est ce qu’illustrerait toute la question des mots choisis pour la construction d’une question référendaire gagnante (« souveraineté » plus populaire qu’indépendance» et que «séparation», voir notamment Pinard, 1998; Cloutier et al., 1992). L’ajout d’un élément associatif à l’option indépendantiste lequel sèmerait la confusion dans l’esprit des électeurs -, ou l’ajout d’un second référendum pour ratifier le résultat d’éventuelles négociations, peuvent être considérés dans la même veine. Dans l’ère post-référendaire actuelle, une large partie du plan B du gouvernement fédéral repose sur une telle lecture de l’opinion publique québécoise. Un droit de veto sur la définition des règles du jeu permettrait, croit-on à Ottawa, de donner la véritable mesure du sentiment indépendantiste au Québec.
Pour ces polémistes, le discours nationaliste qui mise sur une conscientisation plus poussée de l’électorat offre une confirmation évidente de leurs thèses. En effet, les analystes et observateurs plus nationalistes mais déçus et impatients devant les résultats obtenus expliquent encore assez régulièrement d’ailleurs — que l’option n est pas encore majoritaire parce que l’effort de conscientisation est insuffisant. Pour eux, les Québécois ne sont pas tout à fait prêts à se prendre en mains eux-mêmes. Ils ont besoin de « devenir maîtres chez eux » et ils doivent atteindre préalablement cet objectif pour être adéquatement préparés à assumer leur propre indépendance politique. Il est vrai que les efforts réalisés à partir des années soixante par l’État du Québec pour augmenter le contrôle exercé par les francophones sur leur propre économie ont rallié indépendantistes comme nationalistes et fédéralistes québécois, mais cet objectif cadrait parfaitement avec le besoin d’un Québec indépendant de se blinder face à d’éventuelles représailles et de rassurer les Québécois sur leur propre force économique avant de faire le « Grand saut ». Si cet argument a, encore aujourd’hui, quelque emprise sur le réel, force est toutefois d’admettre que les Québécois étaient sûrement plus vulnérables en 1967 que par la suite. C’est en somme cette nature prudente, tranquille, modérée et réformatrice du nationalisme québécois, dont le porte-étendard le plus caractéristique reste Robert Bourassa (voir Balthazar, 1986 ; Jacques, 1991), qui expliquerait le plafonnement de l’option indépendantiste. Une thèse sérieusement battue en brèche par les résultats du référendum sur la souveraineté de 1995.
1.3 Les mouvements nationalistes d’Occident sont tout au plus réformistes
La «faiblesse» de l’option indépendantiste au Québec semble d’autant plus « normale » que les analystes intéressés par les mouvements nationalistes des sociétés occidentales limitent les objectifs réalisables de ces derniers au statut politique particulier à l’intérieur des frontières de l’État national plutôt qu’à l’indépendance. À leurs yeux, celle-ci n’est pas une option politique attrayante pour les groupes minoritaires des pays occidentaux, et demeurerait difficilement réalisable contre un pouvoir central doté d’une forte puissance économique. De fait, que la minorité soit plus riche ou plus pauvre que la majorité n’est pas l’élément déterminant ; les nationalistes doivent plutôt démontrer l’oppression politique dont le groupe minoritaire est victime. Il s’agit là d’une tâche qui, étant donné le cadre démocratique, n’est certes pas facile à réaliser. Et c’est probablement cet aspect qui fait plafonner les revendications nationalistes à l’autodétermination.
Pour plusieurs, le cas québécois est ici un exemple parfait de la nature modérée des mouvements nationalistes dans les sociétés occidentales. Pressentant que l’opinion publique n’était pas prête à suivre le PQ sur la voie de l’indépendance pure et dure, Claude Morin et René Lévesque ont fait adopter, en 1974, une stratégie politique, l’étapisme, qui devait modifier en profondeur le sens du futur référendum de 1980. Ce dernier devait ainsi porter sur l’opportunité de donner ou non au gouvernement du Québec le mandat de négocier l’aménagement de nouveaux rapports politiques entre le Canada et le Québec. Dans un souci de rassurer encore plus l’électorat, le gouvernement s’est engagé à revenir devant l’électorat pour faire ratifier les résultats des négociations. De telles dispositions donnaient évidemment au Canada la possibilité de refuser de négocier toute délégation de souveraineté et ne pouvait par conséquent que déboucher sur l’octroi d’un certain nombre de pouvoirs particuliers pour le Québec au sein du Canada. En somme, les leaders péquistes, au nom d’un réalisme politique », auraient eux-mêmes fait plafonner les revendications du mouvement indépendantiste.
C’est en puisant à ces différents éléments d’analyse l’absence de volonté d’indépendance, les manipulations des dirigeants, la nature modérée des mouvements nationalistes occidentaux qu’observateurs et acteurs politiques du Québec et du Canada ont interprété l’évolution de l’opinion publique québécoise des années soixante et soixante-dix. La plupart des analystes et des observateurs considèrent que le mouvement souverainiste, à la fin des années soixante et au début des années soixante-dix, avait un caractère marginal et ne menaçait en rien l’ordre politique canadien. En ce sens, les propos du général De Gaulle apparurent fortement empreints de son adhésion personnelle à la cause du français dans le monde et en Amérique du Nord ainsi que de son enthousiasme devant les manifestations des indépendantistes auxquelles il assista lors de son séjour.
2. L’option indépendantiste à la fin des années soixante : une progression remarquablement rapide dans l’opinion publique
2.1 Principes de base de l’analyse des élections provinciales : le rôle capital de la métropole
Ces trois interprétations dominantes de l’époque 19661981 postulent l’unicité de l’électorat québécois: une seule nation sur le territoire du Québec, une seule langue, une seule histoire, celles du groupe issu de la colonisation française. Or l’analyse électorale montre que la société québécoise n’est pas intégrée politiquement. Deux groupes coexistent sur ce même territoire, l’un d’allégeance canadienne, l’autre d’allégeance québécoise (même si, à cette dernière, correspond une gamme variée d’origines ethniques et d’opinions politiques, allant du fédéralisme à l’indépendantisme). Il est donc impossible d’analyser l’évolution politique de l’ensemble en ne reconnaissant que l’existence du seul groupe francophone. Il s’agit là d’une erreur méthodologique qui aboutit à des interprétations sans objet.
Ces deux groupes disposent d’idéologies, d’attitudes, de comportements parfois semblables mais souvent opposés en ce qui a trait aux conditions nécessaires à leur survie et à leur épanouissement propres. En matière de comportement électoral, les non-francophones se singularisent par leur rejet quasi complet du PQ et de son option (ce dernier est en effet passé de 10% environ en 1970 à moins de 4% en 1995, voir Serré, 1997). Sauf en 1976 et en 1989 pour les anglophones, leur vote s’est reporté massivement sur le PLQ (Serré, 1996). Quant aux francophones, leur comportement électoral est caractérisé par une forte division des voix entre PQ et PLQ. Il va de soi que ce sont les variations de comportement des francophones qui permettent à l’un ou 1 autre parti de s emparer du pouvoir.
Les pourcentages récoltés par le tandem RIN/RN en 1966, puis par le PQ à partir de 1970, doivent conséquemment être interprétés en tenant compte du pourcentage de francophones dans l’électorat. Ce premier critère d’analyse du vote se double de l’existence de solides cultures politiques régionales qui parviennent à produire des résultats fort différenciés d’une région à l’autre. Dans une étude antérieure (Serré, 1997), nous avons analysé les consultations populaires tenues depuis 1970 et ainsi pu découper le Québec en cinq régions différentes (Montréal, Québec, périphérie, Outaouais, Hinterland), à l’intérieur desquelles le vote variait en fonction du pourcentage de francophones par circonscription et du caractère plus ou moins urbain de chacune. L’existence de fortes différences régionales entre électorats francophones montréalais et non montréalais est ainsi apparue, notamment en début de période, ce qui n’a pas manqué de s’accompagner d’effets sur la répartition des sièges entre les principaux partis.
Ces différences régionales se sont toutefois progressivement estompées à partir de 1980. Elles ont alors clairement laissé émerger le rôle moteur joué par la région métropolitaine de Montréal (45 % de la population québécoise) dans la propagation de l’idée de la souveraineté : des écarts de 5% à 7% entre le vote francophone montréalais et le vote francophone non montréalais lorsque le PQ ou son option remportaient les élections contre des écarts variant entre 10% et 15% lorsque défait. En d’autres termes, une vague péquiste à Montréal entraîne dans sa suite le reste du Québec, cependant qu’un recul à Montréal amène un éparpillement des voix hors Montréal entre les différentes options présentes. Bref, s’il est vrai que Montréal est le navire amiral souverainiste, toute stratégie des dirigeants péquistes qui met à 1’écart ou qui musèle les revendications des Montréalais dans l’espoir de bénéfices politiques à récolter hors Montréal s’accompagnent toujours de reculs électoraux synonymes d’échecs pour le PQ.
2.2 Le rôle de l’intelligentsia
Nous avons poussé plus loin cette analyse en étudiant quartier par quartier le vote des grandes régions métropolitaines québécoises, en particulier Montréal. Il semble ainsi que la propension des francophones à voter pour le PQ s’affirme au contact des non-francophones de même qu’avec la taille des agglomérations urbaines. À l’intérieur de chaque région métropolitaine, ce sont dans les quartiers latins (i. e. ceux présentant un degré de scolarisation plus élevé que la moyenne locale, mais où les revenus sont tout à fait moyens) que se trouvent les francophones les plus enclins à supporter le PQ et son option. Entre tous, ce sont les quartiers situés au cœur de la région métropolitaine montréalaise qui ont constitué, durant toute la période 1970-1995, le centre nerveux du mouvement souverainiste. Ces quartiers moyennement francophones, véritables zones de contact entre francophones et non-francophones, recouvrent sans doute une partie appréciable de l’intelligentsia québécoise (entendue dans son sens large). Étant donné à la fois la nature contestataire de l’idée de souveraineté, la nécessité de mobiliser le plus grand nombre contre l’ordre établi et le rôle joué par l’intelligentsia à cet égard, on peut affirmer que dès que les dirigeants péquistes se sont aliénés ce sous-groupe, il en est résulté l’effritement de leur pouvoir de mobilisation des troupes ainsi que, à terme, l’échec électoral.
Cela dit, l’intelligentsia qui a animé le PQ depuis 1970 semble être la même qui, en 1966, supportait le plus les RIN et RN. Nous avons en effet pu constater une similitude frappante entre les zones de force du PQ en 1970 et celles du RIN/RN en 1966, notamment au sein de la RMR de Montréal. Ces zones recouvraient le centre de l’agglomération montréalaise (y compris les quatre universités), ainsi que les quartiers où cohabitaient les populations francophone et italophone. Les résultats électoraux de 1966 laissaient donc déjà présager les tensions politiques qui allaient se manifester lors des émeutes de Saint-Léonard, en 1969Rappelons que ces émeutes devaient opposer des groupes italophones désireux de conserver l’accès à l’école anglaise contre 1 avis des francophones.
2.3 La force surprenante du vote souverainiste en 1966-1970
Une analyse des résultats des consultations populaires tenues depuis 1966 qui prend en compte les clivages linguistique et régionaux permet de dresser un portrait plus précis de la situation politique de l’époque. Les résultats combinés du RIN et du RN sont connus : près de 7,7% du total des voix exprimées dans l’ensemble du Québec en 1966. Ce faible pourcentage ne devrait pas justifier à lui seul qu’y soient consacrés de nouveaux efforts. La même conclusion semble s’imposer lorsque l’analyse ne se rapporte qu à la seule région métropolitaine (on y notait un vote RIN-RN de 8,3% du total des voix exprimées). Mais comme, justement, l’indépendantisme a trouvé ses premiers appuis en milieu montréalais (de même qu’en périphérie), les résultats d’une analyse centrée sur l’électorat francophone montréalais permettent de dégager un portrait beaucoup plus instructif.
En ne considérant donc que les seuls francophones de la RMR de Montréal, notre analyse des résultats électoraux de 1966, quoique sommaire, indique que le RIN et le RN ont obtenu plus de 14,5% de leurs voix (16,5% chez les seuls insulaires). Toutefois, les 11 meilleurs résultats montréalais (concentrés dans le centre de l’agglomération et les zones de cohabitation des francophones et des italophones) ont présenté un vote francophone de plus de 21%. C’est à partir de cette base que le PQ obtint, en 1970, près de 44% du vote des francophones montréalais, soit une majorité relative des voix. Ce premier résultat du PQ est d’autant plus intéressant lorsque comparé avec le résultat obtenu en 1976: près de 60% des francophones montréalais avaient alors supporté le PQ. Cela signifie donc que la progression enregistrée entre 1970 et 1976 par le PQ chez les francophones montréalais (+16%) est inférieure à la progression enregistrée entre 1970 et 1976 (+23%, sous le postulat d’une filiation entre PQ et RIN/RN). À partir de 1973, et cela jusqu’à aujourd’hui, le PQ a toujours disposé d’une majorité absolue des voix parmi les francophones montréalais, y compris en 1980.
Quant au Québec hors Montréal, qui ne constituait certes pas, à l’époque, un tout politiquement homogène (soulignons notamment les succès enregistrés par le RIN et le RN dans les régions périphériques), il est important de comprendre comment s’y est propagée l’option souverainiste. L’analyse a montré que c’est à partir des grands centres urbains en particulier leur centre-ville -, que l’option s’est répandue dans les petits centres régionaux puis, finalement, dans les milieux ruraux. De 1966 à 1981, le clivage entre PQ et PLQ, chez les francophones hors Montréal, s’est progressivement aligné sur celui des francophones montréalais. (Notons, en parallèle, la faiblesse du PLQ en dehors de la région montréalaise début de période : en 1970, il ne récoltait que 31% des voix des francophones tandis que le tandem UN/RC en récoltait plus de 50%. Ces derniers devaient rapidement régresser par la suite, n’atteignant que 29% en 1973, 12% en 1976 et 0% en 1981.) Quant à la prépondérance entre les deux principaux partis, il fallut attendre l’élection générale de 1981 pour voir le PQ surclasser le PLQ auprès des francophones hors Montréal. Dans l’ensemble du Québec, le PQ fut le parti le plus populaire chez les francophones lors de chacune de ses prises du pouvoir (1976, 1981, 1994), de même qu’en 1989, alors que le vote libéral des non-francophones renversait le vote majoritairement péquiste des francophones (Serré, 1997: 244).
3. La faiblesse de la députation souverainiste de 1966 à 1973 : l’effet déformant du mode de scrutin majoritaire dans la transposition des voix en sièges
Le mode de scrutin majoritaire a comme principe de base de ne récompenser que le candidat ayant reçu le plus de votes dans chaque unité électorale. Ce principe tiendrait la route si les élections n’étaient pas d’abord et avant tout un phénomène national plutôt qu’une série de concours locaux indépendants les uns des autres. Ainsi, lorsqu’une vague rouge ou bleue déferle à travers le territoire, ce sont toutes les régions qui sont touchées. En fait, la présence de groupes démolinguistiques de cultures politiques nettement différenciées, ainsi que la diversité des cultures régionales, sont les principales forces qui permettent d’éviter que le parti vainqueur ne récolte la totalité des élus. Lorsque l’électorat ne présente aucune particularité géographiquement circonscrite, le parti vainqueur dispose alors fréquemment de la presque totalité des sièges à pourvoir.
Cette caractéristique fondamentale du mode de scrutin majoritaire explique la faiblesse des députations souverainistes lors des élections de 1966 à 1973 : les 0% des sièges en 1966, 6% en 1970 et 5% en 1973 sont bien maigres comparés aux 8% des voix récoltés par les RIN/RN en 1966, et aux 23% et 30% du PQ en 1970 et en 1973 respectivement. Pour bien saisir l’impopularité du PLQ auprès des francophones, il convient d’examiner l’impact qu’a eu le mode de scrutin majoritaire sur la répartition des sièges.
À cet égard, l’analyse des élections tenues depuis 1970 réserve quelques surprises — à la mesure du mode de scrutin majoritaire ! S’il est vrai que le PLQ a obtenu davantage de voix que le PQ lors des élections générales de 1970, 1973, 1983 et 1989, notre analyse a cependant révélé que c’est le vote bloc des non-francophones en faveur du PLQ qui a procuré à ce dernier une majorité absolue des sièges en 1970, en 1985 et en 1989Seule l’élection générale de 1973 a vu les francophones expédier par eux-mêmes suffisamment de députés libéraux pour permettre au PLQ de disposer d’une majorité absolue des sièges. En effet, en 1970, 22 des 72 circonscriptions remportées par le PLQ (sur un total de 108 au Québec) furent le fait du vote bloc des nonfrancophones : sans ces 22 sièges, un gouvernement minoritaire, probablement libéral, aurait été élu (Serré, 1997). Quant aux victoires libérales de 1985 et de 1989 (avec respectivement 44 sur 99 et 41 sur 92 qui se sont produites dans des circonscriptions où les non-francophones renversaient le vote des francophones), des gouvernements péquistes majoritaires auraient été élus n’eut été du vote en bloc des non-francophones. En somme, une seule victoire libérale peut prétendre avoir bénéficié du support massif des francophones, soit celle de 1973Le PLQ a donc toujours été beaucoup plus faible dans l’électorat francophone que ce qu’indiquait la répartition brute des sièges.
Cela dit, l’interaction entre les votes francophone et non francophone, dans le cadre du mode de scrutin majoritaire, dépend également de plusieurs autres facteurs, dont la nature plus ou moins partisane de la carte électorale. Au cours des décennies précédant l’arrivée du PQ au pouvoir, l’existence d’une carte électorale nettement désavantageuse pour la région métropolitaine de Montréal a considérablement nui à l’émergence d’un parti politique se voulant à la fois souverainiste et progressiste. Ainsi, en 1966 et en 1970, la métropole (45 % de la population totale) ne disposait que de 31% des sièges du Québec, soit une distorsion de 14%. Mais la situation était encore pire auparavant: de 1956 à 1962, cette sous-représentation a varié entre 20% et 24%. De telles manipulations des règles démocratiques permirent évidemment à l’UN de tirer son épingle du jeu lors des affrontements électoraux tenus avant 1970, lui donnant même le privilège de remporter les élections avec moins de voix que le PLQ en 1966 et en 1944. Dans l’ensemble, cette situation fut presque totalement corrigée avec la prise de pouvoir du PQ en 1976, lequel s’empressa de créer une commission indépendante chargée de délimiter les frontières des circonscriptions électorales.
Si l’introduction d’une carte électorale égalitaire a largement éliminé la sous-représentation métropolitaine, la dynamique démolinguistique actuelle en menace à nouveau la compétitivité : la disparition des circonscriptions suffisamment francophones n’était jusqu’à récemment qu’un phénomène essentiellement circonscrit à l’île de Montréal. Dorénavant, il touche de plus en plus la banlieue montréalaise et tend à déplacer de nouveau l’attention des partis vers les circonscriptions situées en dehors de la région métropolitaine de Montréal. Le mode de scrutin majoritaire a, par le passé, marginalisé l’électorat montréalais, cependant qu’au moment où les règles du jeu redeviennent démocratiques, la dynamique démolinguistique amène de nouveau les deux principaux partis à négliger cet électorat.
En somme, il est clair que l’examen de l’évolution de l’opinion publique doit s’éloigner d’une lecture trop étroite des résultats électoraux telle qu’induite par la répartition des sièges. Elle doit plutôt se recentrer sur l’expression des véritables rapports de force, d’une part entre francophones et non-francophones, d’autre part entre francophones euxmêmes. Dès lors, les résultats sont éloquents.
4. Un cadre de légitimité déformé: le mouvement indépendantiste freiné par le mode de scrutin majoritaire
Jusqu’à l’avènement de la Révolution tranquille, en I960, le financement occulte des partis politiques et des campagnes électorales, de même que la collaboration des élites politiques du Québec (partis politiques et clergé), ont largement contribué à perpétuer la domination de la bourgeoisie canadienne-anglaise de Montréal et de Toronto sur la population québécoise. L’ordre établi a commencé à être menacé à partir du moment où les francophones se sont mis à prendre conscience de leur condition de subordination sur les plans politique2, économique3, démographique4, lingustique5 et constitutionnel6. De fait, les motifs alimentant l’indépendantisme et même des attitudes et des opinions nationalistes acceptables pour des fédéralistes convaincus — n’ont jamais été aussi tranchés qu’à cette époque. De I960 à 1976, dans leur effort de reconquête du pouvoir politique, les réformistes francophones eurent d’abord à surmonter des règles du jeu nettement défavorables : les déformations de la carte électorale contribuaient à maintenir en place des équipes partisanes issues des milieux québécois qui étaient les plus hostiles au changement politique. Depuis l’accession au pouvoir du PQ en 1976 et l’assainissement des règles électorales qui s’en suivit, la prépondérance politique des non-francophones s’est faite beaucoup plus subtile. Elle découle désormais essentiellement du mode de scrutin majoritaire.
Grâce à ce dernier, l’influence des non-francophones en alliance avec les milieux économiques et ruraux, les aînés et les milieux peu instruits s’est profondément faite sentir au sein du PLQ. L’analyse montre effectivement que le poids électoral des non-francophones s’accroît au fur et à mesure que l’on s’élève dans la hiérarchie libérale, cela au détriment de celui des francophones. À l’issue des quatre victoires libérales obtenues depuis 1970 (1970, 1973, 1985 et 1989), les non-francophones représentaient, fort légitimement par ailleurs, 25% en moyenne de la clientèle du PLQ. Ils disposaient toutefois d’un poids électoral (souvent décisif) dans 54% des sièges remportés par le PLQ, 74% de l’ensemble des membres des Conseil des ministres formés aux lendemains de ces élections et plus de 95 % des ministères les plus importants (Serré, 1997: 260, 305, 343, 345). La même surreprésentation affecte les députations libérales lors des passages du PLQ à l’opposition (en 1976, en 1981 et en 1994): composant en moyenne 35% de la clientèle libérale, les non-francophones ont pu multiplier leur poids électoral grâce aux effets insoupçonnés jusqu’à maintenant du mode de scrutin majoritaire. Leur influence s’étendait, en effet, à 79% des sièges remportés par le PLQ (Serré, 1997: 478).
Cette prépondérance des non-francophones au sein du PLQ équivaut à la mainmise sur l’un des pôles définissant le cadre de légitimité à l’intérieur duquel évoluent les acteurs politiques et l’électorat. Elle leur permet d’intervenir de manière déterminante tant en ce qui a trait aux principaux problèmes qu’aux priorités retenus des autorités gouvernementales. Elle s’accompagne par ailleurs d’une culture politique imprégnée d’un sentiment d’impuissance politique au sein de la communauté francophone, pourtant majoritaire. Plusieurs thèses se fondent en effet sur le postulat voulant que les Québécois soient d’une nature fortement insécure, voire inaptes à assumer leur propre autonomie politique et incapables de faire preuve d’assez de solidarité pour affronter l’adversité. D’emblée, ces thèses se révèlent erronées puisque manifestement ethnocentriques : elles postulent l’unicité de la nation québécoise en ignorant la présence de la minorité non francophone. Il s’agit là d’interprétations tout à fait superficielles des rapports de force entre PQ et PLQ, entre francophones et non-francophones. En fait, ces explications mettent plutôt en évidence les difficultés rencontrées par l’ensemble du groupe francophone à s’organiser et à s’orienter à partir d’une volonté politique ferme et résolue. Elles montrent comment le mode de scrutin majoritaire, par l’octroi d’un poids égal à des groupes qui ne le sont pourtant pas, engendre la minorisation du groupe majoritaire.
5. Poursuivre la reconquête politique : refaire des francophones une majorité
Vers la fin des années soixante, la progression du PQ et du projet souverainiste était tout simplement fulgurante. Déjà, en 1970, ce parti dominait chez les francophones montréalais. Étant donné la situation plutôt lamentable des francophones à l’époque, les principaux ingrédients étaient réunis pour que la progression du mouvement indépendantiste soit encore plus rapide. Tel aurait été le cas n’eût été des inégalités découlant de la carte électorale et, surtout, des effets du mode de scrutin majoritaire. Il serait donc erroné de se limiter aux seules huit années ayant suivi la fondation du PQ, en 1968, pour expliquer l’accession de ce dernier au pouvoir en 1976. Cet événement n’avait rien d’un phénomène spontané. C’est en effet après plus de quinze années d’intense activisme politique centré sur l’idée de la démocratisation de la société québécoise dont l’indépendance et la modernisation de l’État québécois étaient les éléments principaux que, pour la première fois dans l’histoire du Québec, un parti politique qui proposait à l’électorat de remettre en question le rapport de subordination liant le Québec au Canada anglais accédait au pouvoir. Cela se serait toutefois réalisé beaucoup plus rapidement dans un contexte normal de domination du cadre de légitimité et de l’arène électorale de la part des francophones.
Un mode de scrutin proportionnel qui aurait traduit fidèlement les véritables rapports de force entre les partis aurait permis le rééquilibrage du rapport de force entre francophones et non-francophones. Les francophones auraient de fait assisté à la fin de l’emprise des non-francophones sur le PLQ et, par là, sur l’ensemble de la société québécoise. Avec l’autonomisation des francophones par rapport aux non-francophones, les élus québécois, fédéralistes compris, auraient considéré selon un point de vue d’abord francophone les principaux problèmes de la société québécoise comme par exemple le problème vital de l’intégration des immigrants à la majorité francophone, des départs de nombreux citoyens anglophones ou anglicisés ayant été formés au Québec, ou encore la survie de la collectivité francophone. Ces problèmes n’auraient pu être ignorés ni enterrés sous des solutions boiteuses relevant du clientélisme ou du compromis, fruits d’acteurs artificiellement produits par le mode de scrutin majoritaire. Ce sont plutôt les véritables acteurs de la société québécoise qui leur auraient fait face.
La minorisation politique des francophones au sein du PLQ et dans l’ensemble de l’arène électorale a généré une culture politique marquée par l’impuissance, la dévalorisation et le cynisme devant un ennemi imaginaire œuvrant tantôt à l’extérieur du Québec, tantôt chez lui, tantôt au sein même de la communauté francophone. Elle a marginalisé et délégitimé la démarche souverainiste, ce qui a retardé l’arrivée au pouvoir d’un parti prônant la réalisation de l’indépendance elle-même Nul doute qu’un mode de scrutin proportionnel adéquat aurait accordé beaucoup plus d’importance aux problèmes fondamentaux du Québec, tels que les aurait définis la démolinguistique réelle. L’élaboration de solutions destinées à régler ces problèmes aurait nécessité l’introduction de plus de compétences et de professionnalisme. Du même souffle, l’introduction de plus d’éthique politique aurait amené à reconsidérer les relations du Québec avec le Canada anglais, tout comme les positions idéologiques des PQ et PLQ, avec beaucoup plus d’esprit critique, et aurait certainement entraîné de nombreux élus fédéralistes à reconnaître le cul-de-sac constitutionnel dans lequel le Canada anglais a enfermé la question du Québec, en particulier depuis l’accord du lac Meech. Avec un mode de scrutin proportionnel adéquat, qui traduirait le plus fidèlement possible les voix en sièges, l’indépendance aurait pu avoir été déclarée dès le début des années soixante-dix, possiblement par les libéraux, sur la base d’un consensus général, et sans référendum.
À la fin des années soixante et au début des années soixante-dix, au moment où le général de Gaulle visitait le Québec, l’atmosphère générale (chez les francophones) était indubitablement marquée par l’euphorie d’une libération nationale que l’on croyait prochaine. Certaines descriptions du statut politique et économique des Canadiens français au Canada et au Québec laissent entrevoir combien la situation était alors explosive :
[les Canadiens français] se débattent ou se sont débattus avant la «révolution tranquille» de Jean Lesage dans une sorte de filet gluant, dans un nœud coulant insidieux où toute modernisation intellectuelle, technique ou économique semble les induire à s’angliciser, où tout effort pour progresser risque de leur faire perdre leur personnalité individuelle ou globale.
Le fédéralisme, pour inégal qu’il soit, n’est pas la colonisation. C’est une sorte de maintien en tutelle d’enfants un peu arriérés, de natives susceptibles de mieux faire en apprenant tout à la fois l’anglais, le respect de la reine et le birth-control ; ce n’est pas une oppression, c’est un vasselage distingué, corrigé par le libéralisme des gentlemen de Westmount et leur tolérance pour le self-government des autres. Pourquoi ne seraient-ils pas libres de jargonner le patois de Molière dans leur cour de ferme ? À condition que les banques de Montréal soient des filiales de celles de Toronto… (Lacouture, 1986: 514-5).
De Gaulle fut bel et bien le reflet d’un sentiment populaire en pleine expansion. De fait, c’est le mode de scrutin majoritaire qui a bloqué la progression et l’avènement de la souveraineté. Les années qui suivirent furent marquées par cet obstacle: étapisme de 1974 à 1980 et échec du référendum de 1980; déroute du PQ devant le rapatriement de la Constitution canadienne en 1980-1982; détournement de l’opinion publique alors fortement souverainiste à la suite de l’échec de l’accord du Lac Meech avec le référendum sur l’accord de Charlottetown en 1987-1992; échec du référendum de 1995. Autant d’occasions ratées qui n’ont réussi qu’à montrer l’impact des difficultés ayant jonché le parcours de l’option indépendantiste. Depuis 1966, la progression fut bien réelle, mais elle est néanmoins demeurée fragile et vulnérable sur le plan de la légitimité (avec des souverainistes hors Montréal face aux radicaux aux commandes du PLQ). S’il existe une garantie de division de la majorité francophone, c’est bien dans l’actuel mode de scrutin majoritaire qu’on peut la trouver.
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2. Plusieurs événements illustrent la subordination du Québec français aux décisions prises par la majorité canadienne-anglaise : multiples utilisations de l’armée au Québec (dont en 1970), traitement injuste des minorités francophones au Canada, politique internationale contraire à la volonté des francophones (e.g. crises de la conscription), etc.
Plus récemment, la dynamique centralisatrice au sein de l’État fédéral est sans doute un des points d’achoppement les plus importants entre le Québec et le reste du Canada. Depuis 1945, le Québec a constamment cherché à protéger et à contrer l’invasion de ses champs de compétence par le gouvernement fédéral. Il est vrai que le Québec n’a que rarement été seul à combattre les velléités centralisatrices du gouvernement fédéral. Il ne faut cependant pas oublier que ces luttes avaient un caractère beaucoup plus vital pour le Québec que ce ne l’était pour les autres provinces canadiennes, prêtes à s’adapter aux politiques centralisatrices d’Ottawa.
Un second point d’achoppement majeur concerne la question du partage des pouvoirs. Dans l’objectif de garantir sa survie et son développement en tant que collectivité francophone en Amérique, le Québec désire depuis près de 40 ans un nouveau partage des pouvoirs. Une telle revendication implique cependant le renouvellement du régime fédéral au Canada. Or, depuis 30 ans, l’échec a marqué toutes les tentatives destinées à répondre aux désirs contradictoires du Québec et du Canada anglais (Victoria en 1971, rapatriement unilatéral en 198082, accord du lac Meech en 1987-90, accord de Charlottetown en 1992 et, maintenant, Déclaration de Calgary en 1998).
3. La division culturelle du travail était des plus patentes à cette époque. En 1965, la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme avait révélé la place détenue par les francophones au sein de l’économie québécoise : ceux-ci arrivaient au douzième rang sur quatorze groupes au chapitre des revenus, ne devançant que les Italiens et les autochtones (le slogan ‘Égalité ou indépendance+ de Daniel Johnson, à l’occasion de l’élection générale de 1966, n’était sans doute pas étranger avec cet élément-clé du rapport LaurendeauDunton). Confinés aux postes subalternes, considérés comme peu doués pour les affaires, écartés des grands réseaux financiers et des postes de haute direction, les francophones travaillaient très souvent en anglais pour réussir. Tel était le contexte non seulement dans le secteur privé, mais aussi, parfois, au sein même de l’Etat québécois et de ses sociétés publiques. Laissé à la discrétion des forces du marché, le français n’occupait qu’une place exsangue dans la sphère économique.
4. L’arrivée d’importantes vagues d’immigrants durant les années cinquante et soixante a provoqué, dans un premier temps, une certaine anglicisation du marché du travail. La Commission Gendron a par la suite révélé l’ampleur de l’intégration linguistique des enfants d’immigrants à la communauté anglophone : en 1966-67, près de 85% des enfants d’immigrants fréquentaient des écoles publiques anglophones (Coleman, 1984: 148, citant le Rapport Gendron). L’intégration linguistique accélérée des immigrants et de leurs descendants à la minorité anglophone constituait dans les faits une véritable menace à la survie de la collectivité francophone. De fait, les francophones peuvent se compter chanceux d’avoir pu maintenir leur poids démolinguistique depuis ces vagues d’immigration. Le profil démolinguistique du Québec aurait été tout autre si les 400000 non-francophones ayant quitté la province entre 1966 et 1996 y étaient demeurés. Une estimation grossière établit qu’il y aurait eu alors, en 1991, 3,5% de moins de francophones dans l’ensemble du Québec et 5% de moins dans la région métropolitaine. Depuis les années cinquante, la proportion de francophones s’est donc maintenue par défaut, à des coûts tout simplement énormes et, pour une bonne part, au bénéfice de l’économie ontarienne (Serré, 1997: 424-34 et données de Statistique Canada, Le Quotidien).
3. L’entrée en scène des souverainistes, qui fut accompagnée du renforcement des positions nationalistes défendues par le PLQ de Robert Bourassa, a rapidement abouti à l’adoption de lois linguistiques telles que la loi 22, adoptée par le gouvernement Bourassa en 1974, qui faisait du français la langue officielle du Québec, et surtout la loi 101, la Charte de la langue française, adoptée en 1977 par le gouvernement Lévesque. Ces mesures indispensables ont d’abord suscité la colère de la minorité anglo-québécoise, puis celle du reste de la majorité canadienne-anglaise. Ne bénéficiant plus de la complaisance des élites québécoises et ne pouvant pas davantage forcer l’Assemblée nationale à renoncer à ses projets politiques, le Canada anglais fut forcé de recourir à de nouveaux mécanismes pour suppléer à ces dangereux sursauts de liberté de l’Assemblée nationale. Si certains de ces mécanismes tiennent de la propagande, comme le multiculturalisme utilisé pour combattre la thèse des deux nations, d’autres se fondent sur la création d’un nouveau droit axé sur la primauté de la liberté des individus sur celle des collectivités. L’adoption de la Charte canadienne des droits et libertés, en 1981-82, cherchait à contrer toute forme de législation québécoise destinée à renforcer l’usage de la langue française au détriment de la langue anglaise. Notons que le recours aux tribunaux a été récemment utilisé par le gouvernement fédéral pour empêcher la sécession du Québec.
6. Durant les années soixante, le contexte politique international faisait une large place à la décolonisation et créait un climat favorable à l’expression du droit à l’autodétermination des minorités nationales. Si, pour la plupart, le Québec n’avait assurément jamais été une colonie du Canada anglais, il n’en reste pas moins que son gouvernement était une instance politique à ‘compétence limitée+ (cette expression est de Lacouture, 1986: 514), dont les pouvoirs étaient suffisamment circonscrits pour protéger la minorité anglo-québécoise de tout abus de la majorité.
Les Pères de la Confédération avaient effectivement pris soin de limiter les pouvoirs de l’Assemblée nationale du Québec. Diverses dispositions constitutionnelles ont été formulées à cet effet. Ainsi, le Québec fut la seule province canadienne à être dotée d’un Conseil législatif, équivalent du Sénat canadien au palier provincial. Cette chambre haute (abolie en 1968) était constituée d’individus nommés par le gouvernement fédéral de manière à permettre aux Anglo-Québécois de disposer d’une importante surreprésentation La nomination des sénateurs *fédéraux+ issus du Québec s’est également faite (et se poursuit toujours) selon le même procédé. Par ces manoeuvres, Ottawa visait à donner aux Anglo-Québécois la possibilité de bloquer toute législation anti-anglais en provenance de l’Assemblée nationale.
Pour être bien sûr que les pouvoirs de cette dernière étaient bien circonscrits, les Pères avaient aussi enchâssé (article 80) l’existence de douze circonscriptions électorales provinciales majoritairement anglophones (à l’origine) dont les frontières étaient explicitement protégées par la Constitution de 1867. Aucune modification des frontières ne pouvait être réalisée sans le consentement de la majorité des électeurs de chacune de ces circonscriptions. Cette source majeure de distorsion de la carte électorale ne s’est résorbée qu’avec la disparition progressive de la majorité anglophone dans la plupart de ces circonscriptions, laquelle devait aboutir à l’abrogation de cet article en 1970 (Rudin, 1986: 1513, 283-6).