L’action indépendantiste au Collège Saint-Marie : 1966-1968

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Fréquenter le collège Saint-Marie dans les années soixante représentait une expérience stimulante intellectuellement et politiquement. Le Québec d’alors était une société en mouvement où régnaient l’enthousiasme et l’optimisme. Tout changeait autour de nous. On construisait des autoroutes, des gratte-ciels, des édifices modernes comme la Place des arts, même des îles pour accueillir l’Expo 67. On s’apprêtait à inaugurer le métro. Rien n’illustrait mieux ce passage entre deux mondes que de prendre le métro neuf qui en vingt minutes nous transportait des banlieues au centre-ville alors que le vieil autobus bringuebalant de Provincial Transport mettait plus d’une heure avant d’arriver au terminus Berri. Le progrès entrait dans notre vie quotidienne et on pouvait se dire que tout était possible, même si tout n’était pas parfait puisque les ingénieurs qui avaient conçu le métro avaient oublié de ménager suffisamment de bouches d’aération pour que les passagers ne s’évanouissent pas sous la chaleur torride.

Venir en ville chaque jour changeait notre vision du monde. Sortis de l’uniformité du cocon de la banlieue, nous étions confrontés aux contradictions et à la diversité de la métropole. En ville, les rapports de forces économiques et culturels étaient plus flagrants. Le français était minoritaire dans la langue du commerce et de l’affichage. Nous étions au Québec, mais nous nous sentions dans un pays étranger, surtout à l’ouest de Saint-Laurent. Le « Speak white » était une réalité quotidienne et il fallait insister pour se faire servir en français dans les commerces. L’aliénation collective n’était pas qu’un concept théorique. Le contraste entre les attentes légitimes et les possibilités de les satisfaire est toujours source de volonté de changement ce qui explique que nous ayons cru que la mobilisation politique et l’action collective pouvaient transformer la subordination des Québécois.

Arriver en ville signifiait aussi faire de nouvelles rencontres. Dès les premiers jours, nous découvrîmes qu’il y avait de nombreux indépendantistes dans ce collège de longue tradition nationaliste. Comme nous ne connaissions personne, il fallait bien aller vers les autres. Au fil du temps se forma un petit cercle regroupant autour de nous Harold Mailhot de Warwick, Roger Frappier de Sorel et Bernard Venne qui comme nous deux venait de l’île Jésus, aujourd’hui Laval. Nous croisions occasionnellement aussi Paul Rose et Pierre-Paul Geoffroy qui se faisaient plus discrets.

Autre avantage du Sainte-Marie, les cours suivis, les lectures et les travaux de session s’imbriquaient parfaitement dans notre engagement politique. Il y avait une symbiose entre ce qu’on apprenait et le projet politique pour lequel nous militions. Nous avions le sentiment que ce que nous apprenions serait utile pour faire avancer la cause de l’indépendance. De plus, nous avions des professeurs indépendantistes comme Laurent Chevalier, Noël Vallerand et Denis Héroux.

Au cours de la première année au fil des rencontres, notre cercle s’élargit en incluant Gilles Fréchette, Jean Bélanger, Jacques Latreille, Nicole Ouellette, Mireille Chapleau, Pierre Landry1, Michel Lambert et Normand Roy, ces deux derniers qui se feront appeler plus tard Salem et Sélim dans un reportage sur le FLQ du journaliste Pierre Nadeau publié dans le magazine Perspectives : « Deux terroristes montréalais à l’entraînement chez les commandos palestiniens » !

À la fin de l’automne 1966, nous avons décidé de créer dans les murs du collège une section du RIN. Nous étions déjà des militants actifs du RIN, respectivement dans les exécutifs des circonscriptions de Laval et de Terrebonne. Il nous semblait plus efficace de militer dans notre institution d’enseignement. Dans une lettre circulaire adressée « aux hommes de demain », nous définissions ainsi nos objectifs : travailler à l’élaboration de la nouvelle société québécoise ; permettre aux étudiants de faire de l’action politique dans leur milieu et diffuser de l’information sur les problèmes de la société québécoise. Inspirés par la lecture de Sartre, nous faisions un plaidoyer pour l’engagement : « Il faut faire des actes d’engagement personnel si nous voulons faire avancer notre cause. Sans engagement, sans effort, notre conviction même très profonde ne vaut pas grand-chose. Il ne doit pas y avoir de frontières entre le parler et l’agir. Nos paroles, nos convictions sont vaines si elles ne sont pas appuyées par une action appropriée ».

Nous étions en terrain fertile puisqu’un sondage réalisé par le journal étudiant avant les élections de 1966 indiquait que 28 % des étudiants avaient l’intention de voter pour le RIN et 13 % pour le Parti socialiste du Québec. Un des professeurs d’histoire du collège, Denis Bousquet, venait d’être élu dans Saint-Hyacinthe député de l’Union nationale et avait déclaré : « L’indépendance est certaine, bien que le moment soit incertain2. »

Pour rendre l’échéance moins incertaine, il fallait faire de l’agit-prop, c’est-à-dire distribuer le journal L’indépendance à nos collègues ou aux portes du métro Place des arts ou encore poser des gestes d’éclats comme installer le drapeau du RIN sur le toit du collège Sainte-Marie. Nous organisions aussi des marches sur la rue Sainte-Catherine le midi. Avec une trentaine d’étudiants, nous sortions du collège avec drapeau et pancartes pour défiler sur le trottoir et lancer des slogans. Cette agitation devait attirer l’attention des badauds sur les injustices que subissait le Québec et s’inscrivait dans la campagne « Cent ans d’injustice » organisée par le RIN national. Celle que nous avons faite le 8 février 1967 fut dispersée par la police qui arrêta Claude Cardinal qui était le responsable de la marche.

Le RIN de la région de Montréal cherchait à affirmer sa solidarité avec les travailleurs et s’engageait dans des luttes ouvrières. Le rôle d’un parti n’était pas uniquement de faire des élections, mais aussi de prendre parti sur des enjeux sociaux et de soutenir activement les travailleurs. C’est dans cet état d’esprit que nous nous rendîmes à Lachute pour appuyer les travailleurs en grève de l’usine de la Dominion Ayers. Cette manifestation qui devait être pacifique dégénéra rapidement en guerre de tranchées. Les agents de sécurité de l’usine employèrent des boyaux d’arrosage et des grenades lacrymogènes pour repousser les manifestants. On tirait sur nous comme sur des lapins. Plusieurs furent blessés aux jambes par les projectiles. Les plus audacieux récupéraient les bombes pour les relancer dans le camp des vigiles. La fumée enveloppait les abords de l’usine. Dans un tract que nous distribuions aux badauds qui assistaient à la bataille, nous écrivions : « Il y a des abus de pouvoir à Lachute, des lois ont été violées. Nous tous petits-bourgeois, nous devons réagir devant l’exploiteur. Ne fermons plus les yeux sur ces insanités et joignons-nous au mouvement prolétarien pour combattre la dictature et l’injustice sociale. Un régime nous abrutit et nous déshumanise, libérons-nous-en. » Cette manifestation reçut une large couverture médiatique et publicisa les rapports de domination qu’exerçait le propriétaire de l’usine sur les notables locaux. Le RIN faisait figure de parti au service des travailleurs. Ce genre d’action inhabituelle pour les partis au Québec se reproduisit dans le cas de la grève des employés de Seven Up à Montréal l’année suivante. Comme le RIN se définissait comme le parti des travailleurs, nous manifestions aussi le 1er mai.

Nous étions en symbiose avec les étudiants du monde entier qui réclamaient un changement de société. La révolution culturelle battait son plein en Chine où les gardes rouges contestaient la direction du Parti communiste chinois et aux États-Unis les campus universitaires étaient mobilisés par la lutte contre la guerre du Vietnam et par la lutte pour les droits civiques. Chez nous, cette mobilisation de la jeunesse se réalisa au nom de la libération nationale et de la lutte sociale.

À l’instigation d’Andrée Ferretti, nous avions fait le projet de manifester tous les soirs de l’année 1967 devant les permanences des partis traditionnels, soit devant le Club Renaissance où logeait l’Union nationale et le Club de Réforme qui appartenait au Parti libéral et qui est aujourd’hui la Maison Ludger-Duvernay, siège de la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal. Nous avions négligé un détail pratique : le mois de janvier est le plus froid de l’année. Durant les premiers jours de janvier, nous étions une cinquantaine de militants à défiler sur la rue Sherbrooke balayée par un vent polaire pour crier notre indignation. Mais la rue était déserte et les passagers dans les voitures qui circulaient ne pouvaient nous entendre. Nous nous réconfortions en nous disant qu’ils voyaient peut-être les slogans sur nos pancartes. Mais le courage et la ténacité ont des limites et si au départ nous étions une cinquantaine de militants frigorifiés, au fil des nuits notre troupe s’étiola de sorte que nous dûmes mettre fin à l’opération à la mi-février. Mais nous avions la satisfaction d’avoir fait quelque chose pour la cause.

Le RIN Montréal nous avait aussi envoyés en mission impossible au Carnaval de Québec pour perturber la parade du centenaire. Avec Diane Bougie, Robert Aubin et une poignée de militants, nous avons pris la route de Québec bien décidés à faire du bruit pour nous faire entendre. Encore une fois, nous avons été vaincus par le froid. Nous étions tellement frigorifiés que nous consacrions plus d’énergie à taper du pied pour se réchauffer qu’à crier des slogans. De plus, cette action manquait de réalisme parce que les fêtards étaient tellement alcoolisés qu’ils se foutaient éperdument de nos vociférations. Nous avons repris la route de Montréal au petit matin, penauds et silencieux.

Nous étions subjugués par la Pasionaria du RIN à la verve révolutionnaire, Andrée Ferretti. Elle organisait des cours de formation politique dans l’arrière-salle de la librairie de son mari, l’Agence du livre français, rue Saint-Hubert. Nous nous rencontrions une fois par semaine au milieu des caisses de livres et de revues Parti pris pour entendre des conférenciers. En plus des enseignements classiques sur l’histoire du Québec, sur le programme du RIN et sur le colonialisme, nous étions aussi exposés aux concepts marxistes de lutte des classes, d’exploitation et d’aliénation. Pierre Maheu, le directeur de la revue Parti pris avait été recruté pour nous initier à la théorie marxiste ce qui rejoignait et renforçait ce que nous avions étudié dans notre cours de philosophie. Andrée Ferretti quant à elle se chargeait de la formation pratique en enseignant les techniques de l’agit-prop. Le RIN était à l’époque le seul parti en Amérique du Nord à se préoccuper de la formation politique de ses membres et il n’a pas été dépassé à cet égard.

Pour étendre l’influence de la pensée indépendantiste dans le monde étudiant, le RIN Sainte-Marie avait décidé de déloger les fédéralistes qui contrôlaient l’association étudiante. Nous avons donc présenté une équipe aux élections étudiantes présidées par Jean Bélanger qui affronta l’autre équipe dirigée celle-là par Jean Pelletier, fils du député fédéral Gérard Pelletier. Nous nous réunissions dans la piaule de Roger Frappier pour élaborer notre stratégie. Notre programme électoral faisait écho aux positions de l’UGEQ sur la participation des étudiants aux diverses instances du collège et sur la nécessité pour les étudiants de prendre position sur la question nationale. Nous avions conçu une campagne de publicité pour le moins originale et audacieuse qui utilisait des affiches avec les photos de vedettes comme Raquel Welch qui déclarait « Décidément, je vote pour Jean Bélanger », sa photo étant cadrée par une bande rouge et une bande noire qui étaient les couleurs du RIN. Une autre de ces affiches souleva l’ire de notre adversaire puisque nous avions utilisé l’image de son père, Gérard Pelletier, qui se déclarait en faveur de notre équipe : « Jean Bélanger, c’est le meilleur ». Cette campagne de publicité audacieuse et moderne fut efficace puisque nous avons réussi à faire élire cinq des six membres de notre équipe. Conformément à notre programme de conscientisation politique, nous avons pu organiser l’année suivante une semaine consacrée à l’indépendance qui incluait des projections de films et des conférences-débats. Nous avons présenté le film « Cuba si » de Chris Marker ainsi qu’un débat entre Claude Ryan et Pierre Bourgault qui reçut un accueil triomphal.

Cette belle équipée s’est terminée à l’automne 1968. Ayant obtenu notre diplôme, nous avons du quitter le Collège Sainte-Marie qui pour aller l’Université d’Ottawa, qui à l’Université Laval, qui à l’Université de Montréal. Et puis, le vent de la révolte de mai 68 avait atteint les rives du Saint-Laurent et avait orienté la contestation vers d’autres enjeux. Changer la société était à l’ordre du jour. Enfin, le 28 octobre 1968, le RIN avait décidé de se saborder au profit du futur Parti québécois. Pour notre génération, l’action collective était source de progrès collectif et de réalisation personnelle. Si le collège Sainte-Marie n’a pas survécu aux années soixante, l’expérience du militantisme étudiant a forgé des amitiés et des engagements durables. Autres temps autres mœurs. 


1 Ce dernier était membre d’un groupe rock La Sainte Trinité avec Pierre Léger et Plume Latraverse.

2 Le Sainte-Marie, 29 juillet 1966

* Membres du Rassemblement pour l’indépendance nationale (RIN), respectivement professeur de sciences politique à la retraite et avocat.

Mars 2024

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