Langue: les enjeux esquivés

Après le référendum de 1995, les questions identitaire et linguistique ont été reléguées aux marges du débat public pour plus d’une décennie. Il aura fallu du temps, la crise des accommodements raisonnables et une préoccupation grandissante de la population concernant le recul du français pour que l’identité et la langue retrouvent leur place légitime au sein du discours public.

La dernière campagne électorale aura clairement marqué le retour des enjeux identitaires dans l’offre politique québécoise, comme en témoignent les plateformes du Parti québécois et d’Option nationale et, dans une moindre mesure, celles de Québec solidaire et de la Coalition avenir Québec. Nous examinerons les éléments de la campagne qui ont spécifiquement concerné la question linguistique. Nous nous attarderons sur les propositions des différents partis en matière de politique linguistique et sur les réactions que ces propositions ont suscitées dans les sphères médiatique et politique.

Plateformes des partis

Les plateformes des partis comprenaient toutes des engagements visant à préserver le statut et la vitalité du français au Québec. Sans surprise, c’est le PLQ qui présentait le programme le plus minimaliste, réaffirmant simplement son soutien aux entreprises et aux employeurs pour la francisation des immigrants en milieu de travail. Puisque Jean Charest soutenait lors du débat des chefs que la situation du français est stable, il apparaît logique que le mode d’action du gouvernement n’ait pas à être modifié. Le PLQ proposait de poursuivre dans la voie incitative qui fut la sienne durant ses neuf années au pouvoir.

La CAQ soutient quant à elle dans sa plateforme que « les mesures prises dans le passé pour faire la promotion [du français] ont porté fruit », mais que « les progrès observés restent insuffisants et parfois précaires. » Le parti prône l’adoption de « mesures vigoureuses pour consolider la position du français au Québec ». Si le constat dressé par la CAQ est clair, les moyens proposés pour redresser la situation sont plutôt flous. La Coalition appelle de ses vœux un renforcement des pouvoirs de l’OQLF, une augmentation des ressources pour la francisation des immigrants, la poursuite de la francisation des entreprises et une meilleure régionalisation de l’immigration. Malheureusement, aucun détail n’est fourni quant aux moyens à mettre en œuvre pour réaliser ces engagements. En outre, la section de la plateforme sur la francisation des immigrants est particulièrement confuse : on y retrouve pêle-mêle des engagements sur l’intégration économique et linguistique des immigrants, sur la renégociation de l’accord Canada-Québec en matière d’immigration et sur l’élimination du biais sexiste dont sont l’objet les femmes de la catégorie des immigrants économiques. Les mesures concrètes qui sont mises de l’avant sont plus modestes. Elles comprennent l’élimination des écoles passerelles, une réduction de l’immigration de 10 % pour deux ans et une modification de la grille de sélection afin que la méconnaissance de l’anglais ne soit pas un critère de rejet pour un immigrant (si l’emploi auquel il se destine ne requiert pas une connaissance de l’anglais, bien sûr).

Le Parti québécois et Option nationale présentent de leur côté les plateformes les plus ambitieuses et les plus musclées. Ils se rejoignent d’ailleurs sur plusieurs points. Les deux partis ambitionnent d’étendre considérablement l’application de la loi 101 dans les domaines de l’éducation et du travail : ils souhaitent limiter l’accès au cégep anglais aux seuls ayant-droits, mettre en place une épreuve uniforme de français au niveau collégial (y compris dans les établissements de langue anglaise), abolir les écoles passerelles et assujettir les petites et moyennes entreprises aux dispositions de la Charte sur la francisation des entreprises. Pour ce dernier élément, le PQ précise qu’il s’agit des entreprises de plus de 10 employés alors qu’ON parle plutôt de « toutes les entreprises sises au Québec (sauf exception) ». En matière d’éducation, le PQ va un peu plus loin en proposant d’étendre à l’éducation aux adultes et à la formation professionnelle les dispositions de la Charte sur l’accès à l’école anglaise. Les deux partis souverainistes veulent améliorer l’intégration linguistique des immigrants en rendant obligatoires les cours de francisation pour ceux qui n’ont pas une connaissance fonctionnelle du français et en élargissant la gamme des cours offerts. Le PQ entend également faire de la connaissance du français une condition nécessaire à l’obtention d’une nouvelle citoyenneté québécoise dont la teneur exacte reste à définir. Les individus détenteurs de la citoyenneté canadienne présents au moment de l’adoption de la citoyenneté québécoise obtiendraient quant à eux cette dernière sans avoir à démontrer une connaissance fonctionnelle du français[1]. Pour terminer, soulignons que la jeune formation de Jean-Martin Aussant promet de dégager les budgets nécessaires pour la conservation des langues et des cultures autochtones. Si la Charte reconnaît déjà l’apport des langues autochtones, ON est le seul parti à se donner explicitement les moyens d’assurer leur revitalisation et leur préservation.

L’approche de Québec solidaire, plus ciblée, s’éloigne considérablement de l’approche des deux autres partis souverainistes décrite plus haut, que l’on pourrait qualifier de plus globale. Pour QS, la clé de voûte de la problématique linguistique se trouve dans les milieux de travail : il faut donc y concentrer tous les efforts. Le parti fait de la francisation des entreprises sa priorité absolue en élargissant la portée de la Charte aux entreprises de plus de 10 employés et en s’engageant à faire une promotion accrue du français langue commune dans l’espace public. En campagne, QS s’est engagé à doubler les budgets de l’OQLF afin de réaliser ses engagements, sans toutefois préciser à quoi les nouvelles sommes seraient dévolues. Selon QS, la francisation des milieux de travail encouragera conséquemment les jeunes à poursuivre leurs études en français. C’est sur cette logique que s’appuient les solidaires pour s’opposer au prolongement de la loi 101 au cégep : pour eux, cette mesure pose le problème à l’envers. En complément, les solidaires promettent d’abolir les écoles passerelles et d’améliorer la francisation des immigrants adultes, surtout celle des femmes, souvent moins scolarisées et moins bien francisées que les hommes.

Réaction des partis et des médias

La question linguistique ne constituant pas l’enjeu principal de la campagne, les partis ont peu bataillé sur le sujet. Quelques attaques ont bien été lancées ici et là, mais sans plus. Jean Charest a tiré quelques salves en direction du PQ en l’accusant de radicaliser son programme linguistique. Dans une entrevue donnée au Devoir, Françoise David a quant à elle laissé sous-entendre que QS pourrait s’opposer à la volonté du PQ de prolonger la loi 101 au cégep, tout en prenant bien soin de laisser une porte ouverte à la négociation. Bref, mis à part quelques échanges de coups pour la forme, il n’y a pas eu de débat vigoureux autour de la question linguistique.

Il en fut tout autrement dans les médias. Les mesures linguistiques présentées par le PQ et par ON furent l’objet de critiques souvent virulentes et quelques fois carrément agressives. Il est intéressant de noter ici que des deux formations souverainistes, c’est le PQ qui a essuyé la grande majorité des critiques, même si ON propose une plateforme linguistique tout aussi contraignante. Plusieurs intervenants n’ont pas hésité à instrumentaliser ON pour mieux dénigrer le PQ. Dans une lettre publiée par le Huffington Post, un homme dénonçant vigoureusement l’application de la loi 101 au cégep affirmait que Mme Marois aurait dû prendre exemple sur Jean-Martin Aussant qui lui « offre un programme et une vraie vision ». Rappelons que la position d’ON sur la loi 101 au cégep est identique à celle du PQ.

La joute médiatique nous a rappelé avec force les préjugés et l’ignorance crasses qui affligent la majorité des journalistes et des chroniqueurs dès lors que l’on traite de la question linguistique. Plusieurs ont usé d’une batterie de clichés et de superlatifs apocalyptiques pour décrier le programme linguistique proposé par le PQ[2]. D’autres se sont cantonnés dans des raisonnements farfelus ou même carrément faux[3]. Certaines critiques étaient toutefois pertinentes et méritent un examen plus approfondi.

La loi 101 au cégep

Malgré le nombre important de mesures annoncées en matière de langue, la grande majorité des objections ont porté sur le prolongement de l’application de la loi 101 au cégep. La critique la plus fréquente mettait de l’avant la liberté de choix des individus : selon ce raisonnement, évoqué notamment par Louis Bernard, il serait ridicule de contraindre légalement des adultes à choisir le français comme langue d’enseignement au cégep. Cet argument, qui semble à première vue intuitif, ne résiste toutefois pas à l’examen. Toutes les mesures législatives, y compris la loi 101, viennent limiter les libertés des adultes. C’est le propre d’une loi. Ainsi, toutes les dispositions de la loi 101 s’appliquent déjà à des individus majeurs et vaccinés : les dispositions sur l’affichage, la langue de travail et, oui, l’accès à l’école anglaise au primaire et au secondaire. L’idée que la loi 101 impose aux enfants une langue d’enseignement au primaire et au secondaire constitue en fait une illusion d’optique. La loi 101 impose plutôt aux parents — des adultes — une langue d’enseignement pour leurs enfants. Il n’y a donc pas de différence de nature entre la loi 101 au cégep et les autres dispositions de la charte.

D’autres opposants ont souligné que la loi 101 au cégep touchera seulement quelques milliers de personnes annuellement et qu’elle s’adressera de surcroît à une sous-population déjà relativement francisée, soit les francophones et les allophones provenant de l’école secondaire de langue française. Cette mesure serait donc mal ciblée et n’aurait aucun impact significatif sur la situation linguistique au Québec.

Il y a là un point de vue intéressant et partiellement fondé, mais tout de même incomplet et discutable. Il est indubitable que la loi 101 n’est pas la panacée[4] et que, dans l’ensemble de la problématique linguistique, l’impact puisse sembler relativement mineur, surtout lorsque comparé aux effets importants de l’immigration adulte et non francisée qui fait chaque année son entrée sur le marché du travail. Faut-il conclure que la loi 101 au cégep serait véritablement un coup d’épée dans l’eau sur le plan de la francisation ? Il y a plusieurs raisons de croire que non.

La force d’une langue se mesure à l’aune de son prestige et de sa force institutionnelle, ainsi que par le poids démographique de ses locuteurs. Or, au Québec, il se trouve que le poids des francophones est en baisse et que la part du français dans ses institutions d’enseignement les plus prestigieuses – cégeps et universités – est largement en dessous du poids démographique des francophones. Bon an mal an, alors que les anglophones constituent à peu près 8 % de la population, 18 % des diplômes d’études collégiales et près de 30 % des diplômes universitaires sont décernés dans des établissements anglophones. Ces institutions sont pourtant publiques et sont ainsi financées par l’ensemble des contribuables, dont plus de 90 % sont francophones ou allophones. La loi 101 au cégep viendrait corriger une partie de ce déséquilibre institutionnel au niveau postsecondaire en réduisant la part du cégep anglais à environ 12 % du total.

On semble également oublier que la loi 101 au cégep ferait naître l’équivalent d’un cégep de grande taille (plus de 5000 étudiants) comprenant environ une moitié de francophone et une moitié d’allophones. La mesure augmenterait substantiellement la diversité au sein des cégeps de langue française, particulièrement en région montréalaise. Des milliers de jeunes d’origines diverses seraient formés et échangeraient dans la langue de Molière sur une foule de sujets, de la biologie à l’histoire en passant par la physique et la littérature. Par une mesure simple, qui s’appuie sur des dispositions de la Charte déjà en place et ayant démontré leur efficacité, des milliers d’étudiants auraient chaque année le français comme langue normale et habituelle. Au surplus, des centaines d’emplois – personnel enseignant, de soutien, administratif – seraient de facto francisés. Et le tout se ferait sans brimer les droits de la minorité historique anglophone qui conserverait l’accès à un réseau d’éducation de langue anglaise unique au Canada, s’échelonnant de la maternelle au doctorat.

On a finalement beaucoup mis l’accent sur le fait que la loi 101 au cégep empêcherait les jeunes francophones de perfectionner leur anglais. On donnait ainsi l’impression que cette mesure constituerait un fâcheux obstacle au bilinguisme. Il convient de remettre les choses en perspective. Si l’on s’inquiète véritablement du faible niveau d’anglais des étudiants, le cégep anglais constitue une bien mauvaise mesure pour corriger la situation. Seulement 4 % des cégépiens francophones fréquentent le cégep anglais : c’est une faible proportion (même si celle-ci représente un nombre relativement important). Pour augmenter le niveau d’anglais des jeunes francophones, le gouvernement serait mieux avisé de renforcer les cours d’anglais au cégep français, une mesure qui serait plus démocratique et dont la portée serait universelle. Et pourquoi ne pas organiser des échanges d’une ou deux sessions entre les étudiants des cégeps français et ceux des cégeps anglais ? Voilà qui améliorerait sans doute les échanges intercommunautaires[5]. Et en bout de piste, force est de constater que de nombreux francophones trouvent le moyen de se débrouiller en anglais sans aller au cégep anglais : plus de 60 % des jeunes de 21 ans connaissent l’anglais suffisamment pour soutenir une conversation[6].

La citoyenneté québécoise

Le projet du PQ de rendre la citoyenneté conditionnelle à une démonstration de la connaissance du français a également soulevé l’ire de nombreux commentateurs. Rappelons que la citoyenneté permettrait aux nouveaux arrivants d’obtenir entre autres le droit de vote et le droit de briguer des postes électifs au municipal et à Québec. Plusieurs ont invoqué le fait que cette citoyenneté « à deux vitesses » viendrait créer des citoyens de seconde zone, inapte à voter ou à représenter leurs concitoyens. Dans la mesure où la connaissance du français ou de l’anglais est déjà une condition préalable à l’obtention de la citoyenneté canadienne, pourquoi une mesure équivalente serait-elle moins légitime au Québec qu’au Canada ? Ou peut-être s’oppose-t-on simplement au fait que le français soit la seule langue officielle, ce qui aurait au moins le mérite d’être une position cohérente.

Un immigrant de Bordeaux vaut-il un immigrant chinois ?

Jean-François Lisée affirmait en fin de campagne qu’un candidat à l’immigration parlant le français à la maison pourrait être favorisé par rapport à un candidat connaissant le français, mais parlant une autre langue à la maison. Pour illustrer son propos, Lisée utilise un exemple malheureux : à caractéristiques égales, en excluant la langue parlée à la maison, un immigrant de Bordeaux pourrait être priorisé par rapport à un immigrant chinois. Cette sortie du candidat de Rosement laisse pour le moins perplexe. Pourquoi et comment faire de la langue parlée à la maison un critère de sélection ? Lisée prêtait inutilement le flanc aux accusations de xénophobie et de racisme (qui ne tardèrent pas à arriver d’ailleurs). Et il n’est pourtant pas sans savoir que cette mesure serait impossible à renforcer (comment en effet vérifier la langue parlée à la maison des immigrants ?) et que l’État n’a aucune prise directe sur la langue parlée à la maison, qui demeure un choix individuel et privé.

Lisée aurait mieux fait de souligner, indépendamment du pays d’origine ou de la langue parlée à la maison, l’importance d’une solide maîtrise de la langue française pour assurer une intégration linguistique et économique réussie au Québec. Les compétences linguistiques pourraient aisément être un critère objectif dans une grille de sélection.

Cela étant dit, même si l’état ne peut intervenir directement pour influer sur la langue parlée à la maison, celle-ci demeure importante pour au moins deux raisons. La langue parlée à la maison correspond généralement à la langue qui sera transmise aux enfants et nous donne des indications sur l’avenir du français à plus long terme. Ensuite, la langue parlée à la maison est corrélée à la langue qui est utilisée au travail : les allophones qui parlent le français à la maison utilisent plus le français au travail que ceux qui connaissent le français sans le parler à la maison. En somme, même si on ne peut influer directement sur la langue parlée à la maison, il est tout de même nécessaire d’en faire le suivi puisqu’elle nous donne des indications sur la force d’attraction relative du français.

Analyse et conclusion

Ce qui frappe lorsque l’on examine l’ensemble des mesures linguistiques proposées par les différents partis, c’est le manque d’adéquation entre les problèmes soulevés et les politiques proposées pour y remédier. Les liens qui sont tissés sont généralement plutôt impressionnistes. Québec solidaire a par exemple choisi de mettre tous ses œufs dans le même panier, celui de la francisation des milieux de travail. Pourquoi ? Sur quelle analyse se base-t-elle pour prioriser ce secteur ? S’agit-il simplement d’une intuition ? L’histoire montre que la francisation des entreprises et du monde du travail est extrêmement difficile. D’ailleurs, comment QS, ON et le PQ comptent-ils faire pour franciser les petites et moyennes entreprises, alors que les comités de francisation sont largement inopérants au sein des grandes entreprises présentement soumises à la Charte ? Sachant que les comités de francisation ne sont vraiment efficaces que lorsqu’ils sont soutenus par une organisation syndicale, comment assurer une francisation efficace des petites et moyennes entreprises qui sont dans l’ensemble peu syndiquées ? Comment ces trois partis s’y prendront-ils pour faire la promotion du français comme langue d’usage public alors que les administrations municipales, provinciales et fédérales financent à hauteur de milliards de dollars des dizaines de milliers d’emplois dont la langue de travail est l’anglais (pensons aux secteurs de l’éducation, de la santé, de la fonction publique fédérale, etc.) ? Prétendre s’attaquer au problème de la langue de travail sans proposer un plan précis et crédible constitue une sorte de fuite en avant.

On s’étonne aussi que deux enjeux majeurs se soient retrouvés dans l’angle mort de cette campagne électorale estivale.

Le premier enjeu concerne le lien entre la capacité d’accueil du Québec et l’intensité de l’immigration. Le Québec affiche un taux d’immigration parmi les plus élevés au monde. Considérant la situation minoritaire du français au Canada et en Amérique du Nord, et considérant la force d’attraction incontestable de l’anglais, est-il raisonnable de supposer que le Québec est en mesure d’intégrer linguistiquement et économiquement 50 000 immigrants par année, de surcroît concentrés géographiquement dans la région de Montréal ? Si oui, les efforts d’intégration présentement déployés sont-ils suffisants ? Si les efforts sont insuffisants, quels investissements seraient nécessaires pour atteindre un niveau de francisation acceptable ? L’immigration constituant une part grandissante de la croissance démographique québécoise, cette question ne pourra être éludée encore longtemps.

Le deuxième enjeu oublié est aussi un des plus importants : il s’agit de l’anglais intensif obligatoire en 6e année. Cette politique improvisée et imposée par le PLQ (ce qui ne manque pas d’ironie, considérant que ce parti se targue de privilégier les méthodes incitatives en matière de francisation) pourrait entraîner des conséquences importantes. Le programme et sa genèse soulèvent trop de questions pour qu’on puisse l’accepter d’emblée. Nous ne savons même pas qui est à l’origine de l’anglais intensif. Des sources fiables prétendent que le programme aurait été élaboré par l’organisme SPEAQ, un regroupement voué à la promotion de l’anglais langue seconde au Québec. Est-ce vraiment le cas ? Le MELS a-t-il adopté tel quel un programme conçu par une organisation externe ? Les fonds nécessaires à l’implantation du programme seront-ils fournis en partie par Patrimoine Canada, comme le laisse entendre un article de l’agence QMI ? Pourquoi rendre l’anglais intensif obligatoire pour tous ? Pourquoi les anglophones ne sont-ils pas eux aussi soumis à une demi-année de français intensif ? De plus, a-t-on idée de l’impact que cette politique aura à Montréal, où se concentre l’immigration allophone ? Quel problème concret justifie une telle politique « mur-à-mur » ? Sans doute prétendra-t-on que les Québécois ne sont pas suffisamment « bilingues », une autre manière de dire que les francophones ne maîtrisent pas assez l’anglais. Il serait peut-être utile de se rappeler ici quelques faits sur la connaissance de l’anglais. Elle est en hausse au Québec depuis des décennies et les jeunes générations maîtrisent beaucoup plus l’anglais que leurs parents. Le taux de bilinguisme au Québec est tout à fait respectable : il se situe à peu près dans la moyenne de l’UE et largement au-dessus de la moyenne en Amérique du Nord. Ensuite, la proportion de ceux qui connaissent l’anglais augmente rapidement avec le niveau d’éducation[7]. Finalement, il y a au Québec beaucoup plus d’individus qui maîtrisent l’anglais que d’emplois qui requièrent une connaissance de l’anglais. Une pénurie de main-d’œuvre compétente en anglais reste à démontrer.
Il y a fort à parier que l’engouement des Québécois pour l’anglais intensif en sixième année émane surtout du prestige associé à l’anglais, de l’éternelle impression que les Québécois ne sont pas suffisamment bilingues, mais aussi de l’illusion que la connaissance de l’anglais mènera nécessairement à de meilleurs emplois. Il y a là une sorte de miroir aux alouettes. Il ne suffit pas de connaître l’anglais pour toucher un revenu plus élevé : pour rentabiliser pleinement ce capital humain, il faut aussi travailler en anglais. Les individus bilingues qui travaillent seulement en français gagnent significativement moins que ceux qui travaillent aussi en anglais. Dans un marché où tous auraient une connaissance de l’anglais, quel intérêt aurait-on de franciser les milieux de travail ? Après la « bilinguisation » de l’ensemble des francophones, les employeurs auront-ils le champ libre pour angliciser les emplois ?

En imposant l’anglais intensif en 6e année, le gouvernement libéral fragilise l’acquis le mieux établi de la loi 101 : la francisation en milieu scolaire. Une telle mesure ne peut être prise à la légère et doit être soumise à un véritable débat de fond.

Avec le recul, la campagne nous aura aussi permis de constater que les défenseurs du français comme langue commune ont peut-être perdu la guerre des idées. L’esprit de la loi 101 reste toujours incompris et à bien des égards, c’est plutôt la philosophie derrière la loi fédérale sur les langues officielles qui tient lieu de grille d’analyse. Dans l’intelligentsia politique et médiatique, on sent que le centre de masse s’est déplacé du français langue officielle de la loi 101 vers la libre concurrence entre les langues qui caractérise plutôt la loi sur les langues officielles. La langue est davantage perçue comme un choix individuel plutôt que comme un bien collectif, même si on reconnaît généralement la pertinence du français dans le contexte québécois. Pour ceux qui s’intéressent à l’avenir de la question linguistique, il y a là quelque chose de potentiellement inquiétant. D’autant plus que les effets de la libre concurrence sont relativement bien connus. Au Canada anglais, elle mène à l’assimilation galopante et à la « disparition tendancielle » des francophones. Au Québec, elle mène à une minorisation de la majorité francophone, à un rétrécissement des institutions francophones et à la dépréciation du statut du français.

Puisque le gouvernement a promis de présenter une nouvelle loi 101 dans les trois premiers mois de son mandat, le défi que devra relever Mme De Courcy est considérable. Elle devra se familiariser avec la question linguistique, fort complexe, et le fonctionnement des institutions de la Charte. Elle devra aussi montrer ses talents de négociatrice et de communicatrice. Dans le contexte d’un gouvernement minoritaire, les mesures les plus ambitieuses en matière de langue devront assurément être mises sur la glace. Mais dans la mesure où trois des quatre partis représentés au parlement reconnaissent un recul du français, il subsiste un espace de négociation et une réelle possibilité d’action. Souhaitons que les débats se déroulent dans le respect des hommes et des faits. Les derniers mois nous ont appris qu’il est urgent de retrouver la mesure des mots. Il faut cesser d’assimiler toutes les mesures de promotion du français à de la xénophobie et de l’anglophobie. Les propositions linguistiques avancées par les différents partis ne dépassent pas le cadre de l’état de droit et se situent dans la norme de ce qui se fait dans bon nombre de pays occidentaux. Et les droits des anglophones, nous avons tendance à l’oublier, sont garantis par la Charte. N’est-il pas normal et souhaitable que le français obtienne sa juste part dans cet îlot francophone qu’est le Québec en Amérique du Nord ?

 

 


 

[1]On se rappellera que Pauline Marois avait malencontreusement affirmé que les citoyens actuels devraient aussi se soumettre à une épreuve de français. Elle s’est rétractée le lendemain.

[2]Johanne Marcotte a qualifié la loi 101 au cégep de « liberticide » sur son blogue du Journal de Montréal.

[3]À titre d’exemple, citons Lise Ravary qui, rabrouant Pauline Marois qui avait refusé de participer à un débat des chefs en anglais, prétendait qu’un débat des chefs en français avait eu lieu lors des dernières élections ontariennes, ce qui est faux.

[4]Ou un « ersatz pour la souveraineté », dans les mots de Louis Bernard.

[5]Notons que les anglophones et les allophones du secondaire anglais qui passent au cégep français sont rarissimes : quelques dizaines seulement par année. En comparaison, plusieurs milliers d’étudiants francophones et allophones passent chaque année du secondaire français au cégep anglais.

[6]http://www.statcan.gc.ca/pub/81-004-x/2008004/article/10767-fra.htm#a

[7] Moins du quart des francophones qui n’ont pas de diplôme connaissent l’anglais. Cette proportion augmente à 40 % pour les détenteurs d’un diplôme d’études secondaires et à 63 % pour les détenteurs d’un diplôme universitaire.