Le bilinguisme canadien propose un accommodement raisonnable pour le français

Entretien

Impératif français a mandaté l’avocat François Côté, qui est candidat au doctorat en droit à l’Université de Sherbrooke, afin qu’il élabore des propositions pour la modernisation de la Loi sur les langues officielles du Canada. Il préconise trois mesures de protection particulière pour le français : l’extension de la Charte de la langue française aux entreprises privées de compétence fédérale au Québec, la création d’un régime particulier protégeant le français dans la fonction publique fédérale et la restauration du français comme langue officielle du Québec1. Les membres du comité permanent des langues officielles de la Chambre des communes l’ont questionné à ce propos2. Au même moment, la ministre Mélanie Joly a rendu publique la politique du gouvernement canadien3. Le gouvernement du Québec a également indiqué ses attentes en la matière4.

Vous redoutez que le gouvernement fédéral fourbisse un ersatz d’accommodement raisonnable pour protéger le français ?

Le problème avec l’approche de Mélanie Joly tient en deux mots : égalité réelle. C’est malheureusement ce que l’intitulé de sa politique énonce. Si nous tirons les conclusions qui s’imposent du document qu’elle a présenté à titre de ministre responsable des langues officielles, recourir au français serait apparenté à un accommodement raisonnable. J’affirme cela parce qu’elle prône une approche législative favorisant le bilinguisme systémique individuel partout au Canada. La politique révèle d’ailleurs la volonté du gouvernement de Justin Trudeau : « Bien que le Canada soit un pays officiellement bilingue, il reste du chemin à faire afin que les Canadiens soient eux-mêmes bilingues5. » C’est politiquement insultant et loin de régler le problème de la moindre attractivité du français par rapport à l’anglais.

Puisqu’elle découle de la common law, la logique de l’accommodement raisonnable détonne aussi de la culture juridique civiliste québécoise. Le français ne serait pas d’emblée utilisé au Québec selon cette approche, mais seulement si un individu le réclame. On parlerait français sur demande, pour accommoder. Or, nous savons que le modèle fédéral est un échec, car il favorise le passage à l’anglais quand le choix est laissé à l’individu. Placer le français et l’anglais à égalité revient en effet à considérer comme identiques un pot de terre et un pot de fer. Ils sont semblables en apparence, mais l’un d’eux s’avère bien plus résistant que l’autre dans les faits. L’attractivité supérieure de l’anglais fait en sorte qu’au Québec, particulièrement dans la région métropolitaine, le statut du français s’en trouve compromis. En se référant au recensement de 2016, le document de la ministre évoque pourtant que « le maintien de la place du français comme langue d’intégration, de travail et de formation demande des efforts accrus6 ». Dans le fond, madame Joly promet une réforme qui ne change pas le système ni n’agit sur la cause du problème. Nous verrons si les mesures du projet de loi qu’elle présentera confirmeront mes craintes ou non.

La politique fédérale prônant le bilinguisme est-elle compatible avec le principe qui fait du français la langue commune au Québec ?

C’est absolument incompatible. Le gouvernement du Canada réchauffe le modèle individualiste pour nous le servir en une version 2.0 édulcorée. Être bilingue n’est pas une identité culturelle. Plus particulièrement, l’intégration culturelle ne s’accomplit pas grâce à la capacité d’un locuteur de parler une langue. Certes, parler une langue y contribue, mais l’intégration exige de dépasser l’approche purement fonctionnaliste ou instrumentale. En effet, à l’heure où l’usage du français au travail et à la maison diminue, le bilinguisme représente l’avant-dernière étape avant le passage définitif à l’anglais.

Des anglophones qui savent parler français, mais qui ne le parlent pas, et des francophones qui n’osent plus le parler, cela ne rehausse pas le statut du français. Or, les trois propositions que j’ai présentées découlent du principe que le français est la langue commune au Québec.

Pourquoi proposez-vous d’étendre la Charte de la langue française aux entreprises privées de compétence fédérale au Québec ?

Le modèle de la Charte en matière linguistique cumule 40 ans d’expérience pratique. Les dispositions de la Charte qui font du français la langue de travail pour les employés et la langue de service pour les clients ont aussi été interprétées par les tribunaux, la jurisprudence à cet égard est claire. De nouvelles dispositions fédérales n’auraient pas ces qualités, elles pourraient même laisser poindre des interprétations différentes si leur libellé différait de celui de la Charte. Dans le mémoire présenté au comité parlementaire, deux approches sont suggérées sur ce point. Soit le parlement fédéral ne fait rien, laissant ainsi la voie libre à l’Assemblée nationale pour légiférer, soit il légifère par renvoi du Code canadien du travail à la Charte.

Rappelons une des raisons qui ont motivé Camille Laurin à rédiger la Charte en août 1977 était que le français devienne la langue commune d’usage au Québec, notamment au travail et dans les commerces. La proposition s’inspire directement de lui, car l’enjeu demeure actuel en 2021. Elle est cohérente avec la Charte telle qu’elle est en vigueur, sauf qu’il y a un vide juridique sur la question des entreprises privées de compétence fédérale au Québec. Actuellement, rien ne les oblige à communiquer en français avec un employé. Il serait logique d’étendre l’application des dispositions de la Charte à celles-ci, ce qui devient possible depuis un arrêt où la Cour suprême a statué sur le double aspect d’une même matière sur lesquels chaque palier de gouvernement peut validement légiférer en même temps que l’autre7.

Estimez-vous que cette proposition sera retenue ?

Si le gouvernement Trudeau reste aux commandes de l’État fédéral, j’en doute parce que ce gouvernement retient l’approche optative individuelle. Ainsi, un comité d’experts :

 […] devra considérer la possibilité d’établir une entente administrative avec le gouvernement du Québec quant à l’application du nouveau régime fédéral pour les entreprises choisissant d’obtenir volontairement un certificat de francisation de l’Office québécois de la langue française relativement à la gestion de plaintes au titre du nouveau cadre législatif fédéral8.

Une entente administrative entre les gouvernements canadien et québécois dépossèderait le Québec d’une question qui l’intéresse directement. Pour qu’une entente porte ses fruits, elle nécessite la confiance à long terme entre les gouvernements signataires. Ceux-ci doivent alors maintenir leur collaboration sans craindre que l’autre gouvernement révoque l’entente à tout moment. Gardons en tête qu’une loi confère une stabilité supérieure aux dispositions.

Vous avez peut-être entendu quelques commentateurs de l’actualité régler la question en opinant que les « entreprises fédérales » devraient être régies par des lois fédérales. Ils se trompent. Il serait plus exact de parler d’entreprises dont les objets d’activités relèvent des compétences fédérales. L’attention doit porter ici sur l’objet d’activités, car ce n’est pas l’entreprise en soi qui est fédérale. Ces entreprises ne devraient donc pas être régies en matière linguistique par une loi fédérale parce qu’il est essentiel que l’Assemblée nationale du Québec conserve la compétence législative en droit des affaires et en droit des entreprises, ne serait-ce que pour un souci de concordance des règles juridiques. La langue de travail ressort du Québec en vertu de sa compétence à légiférer sur les affaires et les entreprises. Il est souhaitable que le même droit s’applique à toutes les entreprises au Québec afin que tous les travailleurs puissent œuvrer en français selon les mêmes modalités et conditions. Ceci vaut d’autant plus lorsque l’entreprise exerce ses activités au Québec.

Votre deuxième proposition crée un droit à travailler en français au Québec et dans la région de la capitale canadienne pour les fonctionnaires fédéraux ?

Oui, elle reflète une préoccupation réelle des fonctionnaires francophones fédéraux. Actuellement, 44 % parmi eux ressentent un malaise à travailler dans leur langue comme le permet pourtant déjà la Loi sur les langues officielles. Cette proportion a été mesurée par le Commissariat aux langues officielles qui constate que les fonctionnaires fédéraux francophones passent à l’anglais lorsqu’un collègue ou leur supérieur s’expriment dans cette langue9. Il s’agit de modifier la Loi sur les langues officielles pour y ajouter deux dispositions, inspirées des articles 45 et 46 de la Charte.

La première disposition déclare que travailler et communiquer en français au sein de la fonction publique constitue un droit fondamental. Elle est assortie d’un régime de protection élevé à l’égard du français, c’est-à-dire qu’aucune atteinte ou restriction ne serait admise contre ce droit fondamental, hormis bien sûr la nécessité liée à des fonctions ou postes qui exigent l’anglais. Cela inclut une protection contre la discrimination à l’embauche envers des francophones recalés parce qu’on considère que leur niveau d’anglais n’est pas assez élevé. Évidemment, il n’est pas question d’exiger désormais des candidats et des fonctionnaires francophones unilingues dans la fonction publique fédérale, alors qu’on dénonce les unilingues anglophones. La deuxième disposition instaure un régime spécifique de recours pour que les fonctionnaires puissent concrétiser leur droit. Il faut un mécanisme de recours direct en Cour fédérale plutôt que devant le Commissariat aux langues officielles parce que l’heure n’est plus à la conciliation et à la médiation, qui ont conduit à de nombreux compromis à l’encontre du français. Cette piste judiciaire prévoit l’attribution de dommages-intérêts au bénéfice du plaignant et un régime de présomption en sa faveur.

Ces modifications à la Loi sur les langues officielles seraient applicables à la grandeur de la fonction publique fédérale sur le territoire du Québec, où un besoin criant se fait sentir particulièrement dans les grandes régions de Montréal et de Gatineau – et on proposera de les rendre également applicables au sein même de la région administrative de la capitale fédérale à Ottawa vu son importance dans le contexte fédéral. Ensuite, pour le préciser, la proposition s’arrête là territorialement parce que notre mémoire est rédigé dans une perspective québécoise, mais, disons-le, absolument rien ne s’opposerait en théorie à l’étendre plus largement si les communautés francophones hors Québec voulaient également en bénéficier.

Dans cette approche asymétrique que je préconise, les langues officielles ne sont plus traitées à l’identique. Le français n’est donc plus une option à côté de l’anglais. Les tribunaux traitent déjà différemment les langues, désormais ils devraient toujours le faire puisque la loi l’exigerait. Bien que Mélanie Joly reconnaît dans sa politique que le français exige une protection supplémentaire, même au Québec, nous divergeons d’avis sur les mesures à employer dans la fonction publique. Dans le dessein de mousser le bilinguisme, elle propose des cours de langue seconde, de revoir les seuils de connaissance et d’évaluation du français pour certains postes d’encadrement et promet de s’efforcer de recruter plus de candidats maîtrisant le français. N’oublions pas qu’elle conclut en évoquant l’importance du Bureau de la traduction, sans blague10.

Vous proposez enfin une modification constitutionnelle…

Certainement, c’est un symbole fort pour restaurer l’officialité du français en tant que langue de la législation québécoise. Dans cet enjeu d’intérêt national, la portée d’une telle modification constitutionnelle bilatérale entre Québec et Ottawa conférerait au français toute l’importance qu’il mérite. Il enverrait un puissant message à tous les citoyens, notamment aux immigrants qui se demandent à quelle communauté linguistique s’intégrer au Québec. Actuellement, tous les citoyens sont témoins qu’au sommet de l’échelle démocratique, le français est optionnel parce que les lois adoptées par l’Assemblée nationale du Québec sont bilingues. Comme Guillaume Rousseau et moi le proposons dans le livre que nous avons rédigé ensemble, cet amendement constitutionnel modifierait l’article 133 de la Loi constitutionnelle de 1867 pour que le Québec adopte ses lois en français comme l’Ontario adopte les siennes en anglais11. Ensuite, elles seraient traduites en anglais de la même façon que la province voisine traduit les siennes en français. Cette proposition renverse le discutable arrêt Blaikie de 1979, qui a invalidé les dispositions de la Charte sur la langue de la législation12.

Vous critiquez l’ancien juge de la Cour suprême Michel Bastarache dans votre livre, mais le citez au soutien de votre troisième proposition. Comment est-ce possible ?

Monsieur Bastarache a une vision néo-brunswickoise des langues, axée sur la protection des minorités. Or, au Québec les francophones forment la majorité et ils ont tout de même besoin de protection. Tandis qu’il retient une approche individuelle des droits linguistiques, je préfère une approche territoriale pour le Québec. Il faut en prendre et en laisser, car il n’y a pas que du bon ou du mauvais dans ce qu’il affirme. Je le cite dans le mémoire soumis aux communes parce qu’il modère l’élan favorable au bilinguisme individuel de la ministre Joly quand il écrit que chaque communauté linguistique a conscience de son identité culturelle13.

Comment les parlementaires ont-ils réagi à la présentation de vos propositions ?

 

Si les bloquistes ont démontré un intérêt manifeste et ont posé plusieurs questions sur l’application de la loi, les néodémocrates semblent peu convaincus. En effet, ils soutiennent officiellement le français au Québec pour gruger des votes aux libéraux, mais leur esprit est fermé et ils ne considèrent aucune mesure concrète. Souvenons-nous de la déclaration d’Alexandre Boulerice, qui prétend qu’exiger une connaissance du français pour obtenir la citoyenneté canadienne au Québec rime avec division et exclusion14.

La fermeture d’esprit des libéraux est complète aussi. Ils m’ont poliment questionné sur les modifications à apporter à la législation pour étendre la Loi sur les langues officielles aux entreprises privées de compétence fédérale au Québec… mais non seulement cette proposition ne figure pas au mémoire déposé qu’au surplus j’y affirme que c’est une mauvaise idée pour une série de raisons techniques, juridictionnelles et démocratiques. Je réitère que la proposition prévoit plutôt de laisser le champ libre au législateur québécois ou un renvoi à la loi 101 dans le Code canadien du travail. Leurs positions, sur lesquelles ils semblent fermés à toute discussion, ne feront selon moi que reconduire et régulariser la situation sans changer grand-chose dans le monde réel et m’apparaissent purement cosmétiques. Je ne relève aucun véritable désir de leur part de protéger le français au Québec ou au Canada et nos positions sont tout simplement incompatibles.

Du côté conservateur, il existe une ouverture de principe, mais la manière par laquelle ils réaliseront leurs intentions demeure nébuleuse.

 

 


1 Impératif français, Dépasser l’égalité de façade du bilinguisme symétrique, rédigé par Me François Côté, 5 février 2021.

2 Comité permanent des langues officielles de la Chambre des communes du Canada, 43e législature, 2e session, réunion 19, 25 février 2021.

3 Patrimoine canadien. Français et anglais : vers une égalité réelle des langues officielles au Canada. Ottawa, 19 février 2021

4 Gouvernement du Québec. Position du gouvernement du Québec – Modernisation de la Loi sur les langues officielles. Québec, 5 février 2021

5 Patrimoine canadien, précité, page 13.

6 Patrimoine canadien, précité, page 10.

7 Banque canadienne de l’Ouest c. Alberta, [2007] 2 R.C.S. 3, 2007 CSC 22.

8 Patrimoine canadien, précité, page 24.

9 Commissariat aux langues officielles, Mieux comprendre l’(in)sécurité linguistique, Ottawa, 8 janvier 2021. Guillaume St-Pierre, « Bilinguisme de façade », Le Journal de Montréal, 17 janvier 2021. Bruno Cournoyer-Paquin, « Insécurité linguistique dans la fonction publique fédérale : rien de nouveau sous le soleil », Francopresse, 18 janvier 2021.

10 Patrimoine canadien, précité, pages 27-28.

11 François Côté et Guillaume Rousseau, Restaurer le français langue officielle, Institut de recherche sur le Québec, Montréal, 2019.

12 Procureur général du Québec c Blaikie et autres, [1979] 2 RCS 1016.

13 Impératif français, précité, p. 38, note 77.

14 Boris Proulx, « Le français ne deviendra pas une exigence pour obtenir la citoyenneté depuis le Québec », Le Devoir, 19 novembre 2020.