Le Brexit à la croisée des chemins – ou de la lucidité stratégique de Boris Johnson

Postdoctorant ÉNAP. Ce texte a été rédigé entre les 15 et 21 novembre 2019.

Ainsi donc, trois ans et demi après le référendum de juin 2016 sur la sortie de l’Union européenne (U.E.) et la démission du premier ministre David Cameron ; deux ans et demi après les élections générales britanniques de juin 2017 ayant fait perdre aux conservateurs de Theresa May leur majorité parlementaire ; deux ans et demi également après le début officiel des négociations entre le Royaume-Uni (R.-U.) et l’U.E. ; plus d’un an après la conclusion d’une première entente entre ces deux parties ; plus de huit mois après le premier report de la date d’entrée en vigueur du Brexit, d’abord fixée au 29 mars 2019, puis au 30 juin 2019, puis au 31 octobre 2019, puis au 31 janvier 2020 ; sept mois après les élections européennes de mai dernier ; plus de 120 jours après l’entrée en fonction du nouveau premier ministre Boris Johnson et enfin plus de 90 jours après sa prorogation « inconstitutionnelle » du Parlement, le R.-U. est de nouveau en campagne électorale et connaîtra son sort le 12 décembre 2019. Alors que vous lisez ces lignes, chers lecteurs et lectrices, vous êtes au fait des résultats de cette élection charnière ; je ne peux donc vous en proposer qu’une brève rétrospective analytique afin que vous puissiez bien déterminer s’il s’agit plus vraisemblablement d’un dénouement ou, plutôt, d’un énième retour à la case départ.

L’élection référendaire – ou comment Boris Johnson a sauvé le Parti conservateur

Il se sera donc écoulé exactement 1268 jours entre le référendum de 2016 et l’élection de 2019. Durant cette interminable saga qui, disons-le franchement, n’aurait de toute façon pas pu se clore simplement et de façon expéditive compte tenu de la complexité des négociations et de la pluralité des intérêts politiques en jeu, les ententes transitoires R.-U./U.E. présentées au parlement britannique par Theresa May auront été officiellement rejetées à deux reprises, avant que son successeur Boris Johnson ne réussisse à faire adopter le principe d’un troisième accord, à 329 voix contre 299, le 22 octobre dernier. Or, préalablement à cette adoption de principe, le parlement avait adopté, à 322 voix contre 306, un amendement visant à prolonger l’étude de cet accord et forçant le premier ministre Johnson à demander une extension de la date d’entrée en vigueur de l’Article 50, officialisant la sortie de l’U.E., au 31 janvier 2020. Ces mêmes 322 députés ayant rejeté le calendrier d’étude proposé par Johnson, des élections anticipées auront donc été déclenchées afin de dénouer l’impasse dans laquelle la démocratie britannique se trouvait plongée en raison de la division interne au sein d’un Parti conservateur minoritaire en chambre, puis des positions irréconciliables des différents partis d’opposition sur les modalités et l’opportunité du Brexit.

La question qui se posait donc au moment d’écrire ces lignes consistait à savoir si effectivement ces élections seraient à même de dénouer cette impasse partisane ou, à l’inverse, l’approfondiraient en portant au pouvoir un parti ou une coalition formelle ou informelle de partis opposés au Brexit et réclamant soit son annulation, soit une renégociation complète avec l’U.E. sur de nouvelles bases et dans les deux cas, la tenue d’un nouveau référendum sur le Brexit portant sur l’une ou l’autre de ces options. Des huit partis principaux s’étant alignés sur la ligne de départ électorale en novembre, seulement deux étaient favorables à une sortie de l’U.E. indépendamment de l’accord – ou de l’absence d’accord – transitoire proposé : les conservateurs de Boris Johnson, qui se sont engagés à mettre en œuvre l’entente présentée aux parlementaires en octobre et à ne pas prolonger cette période transitoire au-delà de décembre 2020 ; puis le Brexit Party de Nigel Farage, dont la préférence explicite demeure celle d’une sortie sans accord – le fameux no-deal – mais qui, tôt dans la campagne, aura décidé de ne pas présenter 650 candidats à travers le R.-U., mais de laisser le champ libre aux conservateurs dans les 317 circonscriptions remportées par ces derniers lors de l’élection générale de 2017.

Cela se sera sans doute révélé être une heureuse décision pour les conservateurs, leur ayant permis de remporter quelques sièges supplémentaires chaudement disputés aux travaillistes de Jeremy Corbyn, aux libéraux-démocrates de Jo Swinson, ou même au Scottish national Party (SNP) de Nicola Sturgeon. En définitive toutefois, la division du vote conservateur générée par le Brexit Party n’aurait vraisemblablement pas été très importante même si Farage en eut décidé autrement, et ce pour une raison simple : l’arrivée de Boris Johnson à la tête du Parti conservateur et du pays, dès la fin juillet, avait déjà tout changé. À la suite des élections européennes du 23 mai 2019 en effet, l’une des pires défaites électorales de l’histoire du Parti conservateur britannique alors que les candidats de Theresa May ne récolteront que 8 % du vote et 4 sièges, derrière le Brexit Party, les libéraux-démocrates, les travaillistes et même les verts (12 %, 7 sièges), les troupes de Nigel Farage auront effectivement le vent dans les voiles. Entre la fin mai et la fin juillet, le Brexit Party atteindra, dans la plupart des sondages, entre 20 % et 25 % des intentions de vote pour une éventuelle élection générale britannique, au coude-à-coude avec les conservateurs et les travaillistes alors en chute libre. L’émergence de Johnson renversera cette tendance de façon spectaculaire.

Les tout premiers sondages publiés à la suite de son entrée en poste à titre de premier ministre témoigneront d’une remontée des conservateurs à 30 %, puis à 35 %, faisant chuter le Brexit Party à entre 10 % et 15 % des intentions de vote. Depuis, c’est-à-dire dans la foulée de la renégociation menée par les conservateurs de Johnson sous le signe de la menace, semble-t-il fructueuse, d’un no-deal, ces derniers ont atteint les 45 % et le parti de Farage s’est retrouvé à patauger dans les bas-fonds électoraux, à environ 5 %. Les grands perdants de ce revirement de situation drastique auront certainement été les travaillistes de Jeremy Corbyn, ne pouvant dès lors plus compter sur la division du vote conservateur-populiste pour se tailler une place au soleil dans quelques comtés mauves. Ce fut même dorénavant la division du vote entre travaillistes et libéraux-démocrates qui risqua de bénéficier aux conservateurs de Johnson, considérant la substantielle montée en popularité des lib-dems auprès des europhiles et la réticence de ces derniers à appuyer un Jeremy Corbyn ayant tellement joué de duplicité sur la question du Brexit que personne ne sait guère plus ce qu’il en pense vraiment. Au moment d’écrire ces lignes, à la mi-novembre, les sondages prévoyaient ainsi un triomphe conservateur absolu, à environ 42 % des voix et 360 sièges, une large majorité.

Comment expliquer cet impressionnant renversement de la vapeur, au-delà de la simple popularité de Boris Johnson lui-même ? La réponse est d’une triple nature : d’abord, la très large majorité des partisans du Brexit ainsi que Boris Johnson et ses alliés sont, pour le dire ainsi, sur la même longueur d’onde. La stratégie de Johnson, que l’on sait maintenant avoir été efficace, a été de placer les Européens – et par le fait même, les Britanniques – devant un choix clair : « vous acceptez de renégocier l’entente conclue avec Theresa May, notamment en ce qui concerne le filet de sécurité nord-irlandais, ou nous sommes préparés à sortir sans accord ». Voilà une posture de négociation agressive que n’avait jamais adoptée, du moins avec crédibilité, madame May qui de toute façon et à l’évidence n’avait à l’esprit que de conclure et d’imposer, en droite ligne avec sa propre europhilie, mais heureusement sans succès, un accord qui aurait officieusement pérennisé la subordination du R.-U. à l’U.E., au marché unique et à l’union douanière à l’encontre du choix démocratique de 2016 puis, très clairement, et j’y reviens plus loin, de l’intérêt national britannique. Or, cette posture de négociation combative, à l’inverse, était justement celle que privilégiaient les brexiters.

C’est en effet, en tout cas, ce que montrent les sondages : selon les compilations et les analyses, toujours excellentes d’ailleurs, du politologue John Curtice, entre les deux tiers et les trois quarts des Britanniques ayant voté Leave en 2016 sont tout à fait ouverts à l’idée d’un no-deal. En raison de cet appui non négligeable à une sortie sans accord chez les eurosceptiques, la population britannique dans son ensemble se trouve à peu près divisée à 50-50 entre les partisans et les opposants d’une telle éventualité. Boris Johnson a donc visé juste : en laissant clairement savoir à l’Europe qu’un no-deal n’était aucunement exclu, il parlait au nom d’une réelle masse populaire, électoralement influente. Il faut dire que, pour quiconque ayant un flair politique minimal, le résultat des européennes de mai et les 5,25 millions de voix accordées au Brexit Party avaient envoyé un signal majeur en ce sens. En fait, non seulement les partisans du Brexit considèrent-ils le no-deal acceptable, mais près de la moitié d’entre eux y verraient même un dénouement positif, souhaitable, surtout dans la situation où l’U.E. refusait de négocier (et/ou de renégocier) de bonne foi un accord transitoire. Pas moins de 75 % des brexiters, qui plus est, considèrent qu’une sortie sans accord serait soit sans conséquences graves, soit carrément positive d’un point de vue économique. Ils n’ont peut-être pas tort, j’y reviendrai également.

Bref, Boris avait visé dans le mille. Peut-être davantage qu’il ne le pensait d’ailleurs, puisque les élections qu’il aura été forcé de déclencher ont révélé un autre trait fondamental de l’opinion publique britannique : elle rejetait à la majorité relative toutes les options mises de l’avant par les principaux partis d’opposition. D’un côté, d’abord, les travaillistes proposaient une nouvelle renégociation avec les 27 sur la base d’un maintien du R.-U. au sein de l’union douanière – une folie furieuse, le pire des deux mondes, une idée que rejettent la plupart des Britanniques bien au fait des avantages d’une autonomie commerciale accrue – puis un nouveau référendum soumettant au vote cette éventuelle entente face à l’option de l’annulation pure et simple du Brexit. Les libéraux-démocrates, pour leur part, étaient favorables au maintien intégral du R.-U. au sein de l’U.E. et proposaient également la tenue d’un second référendum sur la question, tout comme les verts, le SNP et les autonomistes gallois du Plaid Cymru. N’en déplaise à ces partis, qui auront misé sur ces propositions, les chiffres obtenus par la firme de sondage Opinium entre janvier et octobre 2019 montraient qu’une majorité de Britanniques (entre 50 % et 55 %) préférerait une sortie de l’U.E. sans accord à la tenue d’un second référendum sur le Brexit si aucune entente transitoire ne pouvait être conclue et adoptée. À l’inverse, une majorité écrasante favorisait l’accord négocié par Boris Johnson plutôt qu’un no-deal.

La troisième raison principale expliquant le revirement de situation auquel nous avons assisté depuis la montée en puissance de Boris Johnson, enfin, consiste en ce que la confiance des Britanniques envers son principal adversaire, Jeremy Corbyn, ainsi que l’enthousiasme envers ses propositions aient manifestement été limités de longue date. Corbyn, soyons francs, n’est pas grand-chose d’autre que le reflet inversé de Boris Johnson : un populiste de gauche à la Bernie Sanders, ressassant de vieilles rengaines socialistes des années 1970, malhonnête et opaque, complaisant face à l’antisémitisme rampant de l’aile multiculturaliste de son camp, et qui aura réussi l’exploit de faire douter un nombre toujours croissant de Britanniques europhiles quant au choix à faire entre le Brexit et… un gouvernement Corbyn ! Si bien que, non seulement les trois quarts des Britanniques pensent-ils que ce dernier est déconnecté de leurs préférences quant au Brexit, pour les raisons évoquées plus haut, mais 60 % d’entre eux, toutes tendances politiques confondues, considéraient aussi dans les semaines précédant l’élection qu’un Brexit sur la base de l’entente conclue par Boris Johnson serait préférable à l’élection d’un gouvernement Corbyn. À cela s’ajoute évidemment l’accaparement du vote progressiste par les nationalistes du SNP en Écosse, une perte sèche pour les travaillistes sur laquelle je reviens également en conclusion.

L’accord sur la table – ou comment Boris Johnson a sauvé le Royaume-Uni

Au-delà de ces considérations électorales et politiques toutefois, si le positionnement stratégique de Boris Johnson s’est révélé en accord avec les préférences d’une majorité de Britanniques ou en tout cas, avec une claire majorité de brexiters c’est bien et peut-être contre toute entente parce que ceux-ci font montre d’une compréhension instinctive des intérêts du pays face aux enjeux, notamment économiques et commerciaux, que pose cette sortie de l’U.E.. Que Boris Johnson ait réussi à rassembler ainsi alors que Theresa May avait réussi à faire l’unanimité contre elle n’est donc pas particulièrement surprenant lorsqu’on réalise à quel point le R.-U. a évité la catastrophe de peu, grâce aux renégociations menées par ce premier. J’explique plus haut que le no-deal, contrairement à ce que Theresa May voulait bien faire croire, n’a jamais été une option abhorrée par les Britanniques. La raison en est la suivante : comme je l’ai expliqué il y a quelques mois (L’Action nationale, Février 2019), le Brexit est d’abord et avant tout un phénomène économique, issu du mécontentement face au Traité de Maastricht, de la paupérisation de couches entières de la population britannique dans la foulée des multiples élargissements de l’U.E. vers l’est, des crises financière, monétaire et migratoire successives depuis douze ans, de l’austérité budgétaire perpétuelle, puis de l’approfondissement du déficit commercial britannique face à l’Allemagne en particulier et à l’U.E. plus généralement.

Dans ce contexte, les brexiters semblent avoir bien saisi le fait que l’avantage majeur d’une sortie de l’U.E. doit être celui d’une récupération maximale d’autonomie en matière de politiques commerciales, fiscales et industrielles. Dans une étude de 2018 sur les préférences des Britanniques face au Brexit par exemple, les politologues de l’Université de York Sofia Vasilopoulou et Liisa Talving ont bien montré que le commerce – plutôt que l’immigration, par exemple – était considéré par une majorité comme devant constituer l’enjeu prioritaire des négociations avec l’U.E. L’une des raisons pour lesquelles le commerce international est ainsi devenu objet de contentieux entre le R.-U. et l’U.E. renvoie effectivement au déficit commercial dont souffre le premier face à la seconde, un gouffre sans cesse croissant de près de 70 milliards de livres sterling, dont 23 milliards avec l’Allemagne seulement. En fait, les exportations britanniques vers l’U.E. ont reculé d’un bon 10 % en proportion du PIB depuis la fin des années 1990, alors qu’elles ont augmenté vers le reste du monde, si bien que le R.-U. jouit à l’inverse de surplus commerciaux multipliés par dix depuis le tournant du siècle – de plus de 30 milliards de livres sterling au total – avec ses partenaires hors-U.E., notamment avec les États-Unis, l’Australie et la Nouvelle-Zélande, mais également avec des puissances économiques d’Asie-Pacifique telles que Singapour ou la Corée du Sud.

Balance commerciale du R.-U. avec les pays membres et non membres de l’U.E. 1999-2018

RIOUXGRAPHIQUE 600
Tiré de M. Ward (2019), Statistics on UK-EU Trade, House of Commons Library Briefing Paper, No. 7851.

Si les Britanniques favorables au Brexit se sont jusqu’ici montrés beaucoup plus sympathiques à l’accord négocié par Boris Johnson qu’à l’entente conclue par Theresa May, puis si par surcroît ils se sont révélés sinon ouverts, du moins carrément favorables à une sortie sans accord advenant l’échec des négociations avec l’U.E., c’est parce que l’Accord Johnson, justement, tout comme d’ailleurs un éventuel no-deal et ce encore plus rapidement, permettraient au R.-U. de retrouver sa pleine autonomie en matière de politiques commerciales en l’extirpant définitivement du carcan de l’union douanière. Actuellement, le R.-U. se voit forcé d’harmoniser ses politiques – non seulement commerciales, mais également dans une foule de domaines pouvant affecter le commerce intra-U.E. – avec un ensemble économique dont ses structures économiques tendent à l’éloigner. Comme c’est le cas de l’Europe latine, le R.-U. est contraint de concurrencer les exportateurs allemands tout en étant soumis aux stratégies macroéconomiques, commerciales et tarifaires européennes qui elles-mêmes servent prioritairement les intérêts de l’Allemagne, alors que ses intérêts propres ainsi que les mouvements structurels de son commerce – des exportations et des importations hors-U.E. multipliées par trois depuis vingt ans – devraient la porter à diversifier ses ententes commerciales. Déjà sous Theresa May d’ailleurs, le gouvernement britannique reconnaissait ces intérêts stratégiques tout en mettant l’accent sur la sauvegarde, en parallèle, d’un accès le plus libre possible aux marchés de l’U.E.

Le problème est que justement, ce souci d’un maintien quasi intégral des liens économiques et commerciaux existants avec l’U.E., notamment en raison des tendances europhiles de madame May et de ses alliés au sein du Parti conservateur, mais également du fait de la complexité du « problème » irlandais, les aura amenés à brader les intérêts nationaux britanniques de manière totalement absurde. Évidemment, les médias libéraux et corporatistes occidentaux, qui ont depuis longtemps abandonné toute conception réaliste de la souveraineté nationale au point où ils n’en comprennent même plus le sens, n’y auront vu que du feu. Ils n’auront ainsi eu de cesse de nous « expliquer » que le point d’achoppement majeur quant aux ententes négociées par Theresa May portait sur la frontière irlandaise. Bien que cela n’ait pas été complètement faux, il s’agissait d’une lecture banale et superficielle, alors que les opposants conservateurs de madame May, de même que les populistes des mouvances Farage et Johnson ainsi qu’une majorité de brexiters avaient, eux, très bien compris pourquoi l’Accord May devait être rejeté à tout prix. Pour le dire simplement, l’entente transitoire signée par Theresa May aurait eu pour effet, littéralement, d’enfermer indéfiniment le R.-U. au sein du marché unique et de l’union douanière et ce en lui retirant simultanément toute influence sur les affaires européennes puis en octroyant à chacun des 27 autres membres de l’U.E. un veto sur la souveraineté britannique.

Nul besoin ici de revenir en détail sur l’entente négociée par Theresa May pour comprendre. Cette entente, nous nous en rappelons tous, comprenait le fameux « filet de sécurité » nord-irlandais, dont l’objectif était d’assurer que jamais une frontière douanière entre l’Irlande du Nord et la République d’Irlande ne soit rétablie. Or, qu’impliquait cette clause ? De façon tout à fait ahurissante lorsqu’on y songe sérieusement, elle impliquait effectivement que durant la période transitoire suivant l’entrée en vigueur de l’article 50, le R.-U. serait effectivement exclu de l’U.E. et de ses institutions, mais demeurerait assujetti aux règles du marché unique et de l’union douanière indéfiniment, soit jusqu’à ce qu’un accord économique et commercial global entre les deux parties permettant un libre-échange complet des marchandises et donc l’absence de contrôles douaniers irlandais soit conclu et approuvé à l’unanimité par les 27 membres de l’U.E. En d’autres termes, tout pays membre de l’U.E. qui, pour une raison ou une autre, aurait été défavorable à un éventuel accord ou aurait considéré contraire à ses intérêts que le R.-U. puisse effectivement s’émanciper du marché unique et de l’union douanière aurait pu, aussi longtemps qu’il l’aurait souhaité ou aussi longtemps que les pressions politiques internes à Bruxelles ne l’en eurent empêché, opposer un veto à cet accord et par le fait même, à l’autonomie économique et commerciale du R.-U..

Qu’un tel accord ait pu être signé suffit à expliquer pourquoi Theresa May aura réussi à faire l’unanimité contre elle. Après tout, ou bien le R.-U. sort de l’U.E., comme l’a voulu une majorité de Britanniques, ou bien il y reste ; mais de le confiner aux limbes européens ad vitam aeternam tout en octroyant à chacun des 27 membres de l’U.E., sur un plateau d’argent, un veto sur le statut futur du pays et sur sa capacité à mener une politique économique et commerciale autonome relève de la folie pure. Boris Johnson aura mis un terme à cette folie, et les Britanniques doivent l’en remercier. Selon les termes de la nouvelle entente transitoire négociée par le gouvernement Johnson avec Bruxelles en effet, c’est bien l’Irlande du Nord seule, et non le R.-U. dans son ensemble, qui demeurerait de facto assujettie au marché unique et à l’union douanière si un accord économique et commercial de libre-échange des marchandises ne pouvait être conclu entre le R.-U. et l’U.E. d’ici au 31 décembre 2020, soit dans les onze mois qui suivraient en principe l’entrée en vigueur de l’article 50 le 31 janvier prochain. Qui plus est, l’assemblée nord-irlandaise elle-même, plutôt que les 27, aurait le pouvoir de voter l’abrogation de ce « filet de sécurité 2.0. » à partir de 2025 si aucune entente R.-U./U.E. excluant la nécessité d’une frontière irlandaise n’était signée d’ici là.

Comparaison des accords transitoires et déclaratoires négociés avec l’U.E.

Tiré en quasi-intégralité de The Economic Impacts of Boris Johnson’s Proposals, The UK in a Changing Europe (2019), p. 4.

Enjeux

Accord May

Accord Johnson

Politique douanière/tarifaire pour la Grande-Bretagne

Accord douanier formel avec l’U.E. (coordination avec l’Union douanière)

Sortie de l’Union douanière et autonomie complète

Frontière douanière nord-Irlandaise

Aucune frontière ; filet de sécurité sans échéance

Contrôles douaniers extra-frontaliers

Marchandises et produits agricoles

Coordination réglementaire et sanitaire maximale avec l’U.E.

Autonomie pour la Grande-Bretagne, coordination pour l’Irlande du Nord

Droit du travail et politiques environnementales

Harmonisation maximale avec l’U.E.

Autonomie pour le R.-U.

Politiques commerciales internationales

Autonomie en matière de services seulement

Autonomie pour le R.-U.

Relations avec l’U.E. après la période transitoire

Libre-échange maximal, coordination douanière et réglementaire

Libre-échange minimal, limité aux marchandises et maintien de barrières non-tarifaires

Libre circulation des personnes

Fin de la libre circulation avec l’U.E., maintien de la Zone commune de voyage

R.-U./Irlande

Fin de la libre circulation avec l’U.E., maintien de la Zone commune de voyage

R.-U./Irlande

Quiconque n’est pas libéral ou cosmopolite jusqu’à la moelle, quiconque reconnaît que l’U.E. est déjà profondément engagée sur la voie de la perdition économique et démocratique, puis quiconque possède encore le moindre sens de l’État reconnaîtra que dans les circonstances, Boris Johnson pourrait bien avoir sauvé non seulement son parti, mais également sa patrie d’un véritable désastre. Par ailleurs, au-delà du filet de sécurité nord-irlandais, l’accord transitoire conclu par ce dernier comporte quelques différences notables avec l’entente issue du gouvernement May : sans entrer dans les détails, on peut dire que l’Accord Johnson vise à terme une relation beaucoup moins étroite avec l’U.E., fondée sur un simple accord de libre-échange des marchandises et non plus sur une coordination douanière, économique et réglementaire maximale. Tout n’est évidemment pas rose : cette rupture plus radicale qui s’annonce – si l’accord Johnson était effectivement adopté – aura des coûts économiques, pour le R.-U. comme pour l’U.E. et ses pays membres, plus importants que ceux qu’auraient engendrés, en principe, l’entente de Theresa May. Toutefois, et c’est évidemment ce que vous n’entendrez ni ne lirez si vous suivez les médias libéraux dominants, la fin de la coordination R.-U./U.E. en matière de subventions industrielles, de concurrence, de fiscalité, de politiques sociales et de droit du travail, doublée d’une récupération rapide de l’autonomie complète du R.-U. en matière de négociations commerciales internationales pourraient laisser au pays suffisamment de flexibilité pour mettre en œuvre des politiques industrielles volontaristes, à même de contrebalancer les effets régressifs du Brexit.

Un mot sur l’Écosse en terminant – ou comment Boris Johnson pourrait avoir perdu l’Écosse

Si l’affreux populiste Boris Johnson – la notion de populisme, aujourd’hui, en étant venue à englober à peu près toute idéologie politique qui s’écarte du libertarisme multiculturaliste à droite et du socialisme communautariste à gauche – a ainsi, osons le dire, sauvé son parti, le Brexit et son pays, il est probablement vrai de dire également qu’il aura du fait même pratiquement garanti un durcissement du nationalisme écossais et de l’appui à la sécession au nord du Mur d’Hadrien. Le gouvernement Sturgeon, en effet et avec raison, aura eu tôt fait d’exprimer son désaccord fondamental avec l’approche adoptée par Johnson. Cela était inévitable, puisque l’Écosse et, au premier chef, les nationalistes écossais comptent évidemment non seulement sur l’U.E. politiquement, mais peut-être surtout sur le marché unique et l’union douanière économiquement afin d’assurer une transition raisonnablement douce vers l’indépendance. Le Brexit lui-même, mais surtout, dans les circonstances, tout Brexit plus « dur » ou plus « radical » que ce que proposait Theresa May apparaît donc inacceptable puisque incompatible avec les intérêts nationaux écossais. La première ministre Sturgeon a donc déjà annoncé qu’elle s’engage à tenir un nouveau référendum sur l’indépendance à court terme, soit dès 2020 ou en tout cas, avant les élections écossaises de mai 2021.

Durant l’élection générale britannique qui vient de se terminer, cet enjeu de l’indépendance, en parallèle au Brexit lui-même, aura donc été l’enjeu central en Écosse et explique l’écrasante domination du SNP sur ses adversaires conservateurs, travaillistes et libéraux-démocrates. Les derniers sondages, en effet, placent l’indépendance de l’Écosse à 50 %-52 % des intentions de vote et puisque le SNP demeure le seul parti indépendantiste qui compte vraiment, en plus d’être au diapason des positions europhiles d’un bon 65 % de la population écossaise, ceci explique cela… Reste que le dilemme ou plutôt, les dilemmes auxquels font face les nationalistes écossais demeurent : d’abord ils devront, légalement, obtenir l’approbation du gouvernement britannique afin de tenir ce référendum et contrairement à David Cameron, Boris Johnson n’est certainement pas du genre à leur en offrir l’opportunité simplement parce qu’il se croit en position de le gagner ; et deuxièmement, une éventuelle campagne référendaire soulèverait immédiatement la question cruciale de l’adhésion d’une Écosse indépendante à l’U.E., alors même que nous venons d’assister au cours des deux dernières années à l’abyssale pleutrerie – ou à la profonde indifférence, ce qui est peut-être encore pire – de l’U.E. face à la répression brutale et proto-fasciste du mouvement indépendantiste catalan. C’est donc bien triste à dire, mais si la classe politique britannique s’est vraisemblablement aliéné les Écossais définitivement, l’Écosse se retrouve probablement aujourd’hui plus isolée et plus fragile que jamais. Madame Sturgeon, que l’on sait habile, devra être plus frondeuse et adroite que Johnson dans les mois qui viennent. Ce ne sera pas mince tâche.