Le Brexit en Irlande du Nord

Là-bas, au Connemara on sait tout le prix de la guerre…
Là-bas, au Connemara on n’accepte pas la paix des Gallois ni celle des rois d’Angleterre…
Michel Sardou, « Les Lacs du Connemara », 1981

Depuis la campagne du Brexit, suivie des résultats du référendum sur la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne, nous avons assisté dans la presse française – ainsi que dans une « opinion publique » plus ou moins informée – à l’ouverture d’un « débat1 » confinant parfois à l’hystérie. En effet, alors que son objectif annoncé était d’informer les citoyens sur le processus en cours et sur ses conséquences, il s’est finalement transformé en production d’un ensemble de commentaires, analyses et prédictions catastrophistes visant à démontrer d’une part que la majorité des électeurs s’était « trompée », abusée par des élites mal intentionnées, et d’autre part que les citoyens britanniques (et européens) allaient maintenant payer au prix fort cet aventurisme irresponsable.

Nous avons ainsi été régulièrement prévenus du prochain effondrement économique et financier du royaume2 et de l’éclatement politique de l’État en autant de « nations3 » européennes ; et il y aurait sans doute une analyse politique approfondie à faire de ce catastrophisme obstiné, même démenti par les faits4. Il n’a pas manqué non plus en Irlande du Nord de prédictions apocalyptiques. On se souvient par exemple de l’annonce, en septembre 2018, de pannes générales d’électricité dans la province en cas de Brexit sans accord. Grande peur5. Juste avant, on avait brandi la menace de l’instauration d’un permis spécial pour traverser la frontière entre les deux Irlande… Ces frayeurs se sont révélées infondées au fil des négociations, mais l’Irlande du Nord, bien qu’elle n’ait été que peu évoquée pendant la campagne du référendum du Brexit, est devenue quasiment le problème central des négociations à propos de la sortie de l’Europe6 : y aurait-il un retour de la frontière entre les deux parties de l’Irlande7 ? Allait-on voir ressurgir le spectre de la guerre, c’est-à-dire des violents affrontements intercommunautaires entre catholiques et protestants dans le Nord (notamment par le biais de leurs milices armées), ainsi que le retour de l’armée de terre britannique en mission de maintien de l’ordre et de lutte antiterroriste ?

Ce scénario catastrophe prédit en cas de no-deal doit être considéré depuis le 31 octobre dernier comme peu crédible8. En effet, le gouvernement britannique n’a jamais fléchi sur son engagement de préserver le Traité du Vendredi saint (Good Friday Agreement) signé en 1998 : il a régulièrement exclu le rétablissement d’une frontière sur l’Ile, et rappelé la nécessité constitutionnelle de soumettre toute décision sur le futur statut constitutionnel de l’Irlande du Nord à l’assentiment des deux communautés. Sur ce plan, la position du gouvernement de la République d’Irlande est aujourd’hui en parfait accord avec celle du gouvernement de Boris Johnson9. C’est apparemment suffisant pour le Sinn Féin10, l’ancienne « aile politique » de l’IRA, principale source de la violence en Irlande du Nord de 1969 à 1998, aujourd’hui le parti nationaliste partageant le pouvoir avec les unionistes dans l’Assemblée d’Irlande du Nord et son Exécutif. Le parti n’a apparemment pas l’intention de mobiliser les catholiques en vue de faire échec au processus de sortie de l’Union, la raison – parfaitement logique – pour le Sinn Féin en étant que ceux-ci « n’ont aucun intérêt à participer à la définition de l’avenir politique du peuple de Grande-Bretagne11 ». Les seuls opposants aux accords négociés par Boris Johnson sont donc les unionistes démocrates (DUP) (qui ont d’ailleurs empêché son adoption par le parlement fin octobre).

Notre brève description de la situation politique en Irlande du Nord aurait aussi bien pu être faite il y a dix ans. Notre fil conducteur sera ainsi celui du changement dans la continuité, car nous pensons que – contrairement au discours courant sur le sujet – l’évolution du destin politique de l’Irlande du Nord n’est pas essentiellement liée à la construction européenne, mais bien plus aux deux éléments fondamentaux suivants :

  • les relations bilatérales entre le Royaume-Uni et la République d’Irlande : sur ce plan, la politique initiée par Margaret Thatcher dès juin 1984 a permis de dépasser le niveau proprement local du face à face avec l’IRA, et abouti 14 ans plus tard au Traité du Vendredi saint ;
  • la conscience britannique – et notamment conservatrice – du caractère premier de la souveraineté de l’État. Dans ce dernier sens, la décision de quitter l’Union européenne peut être interprétée comme un coup de frein supplémentaire donné au processus pourtant très engagé de dilution de l’État-nation souverain dans un cadre supranational, devenu à partir de la fin de la guerre froide l’horizon indépassable de la politique européenne.

En nous plaçant notamment à trois niveaux d’analyse politique couramment utilisés en théorie politique et en théorie des relations internationales12, nous allons décomposer cette problématique centrale en trois temps : au niveau d’analyse locale, la continuité politique du destin de l’Irlande du Nord ; au niveau d’analyse de l’État, la relativisation du facteur de la violence politique ; aux niveaux régional et international, le retour de la souveraineté étatique.

I – La continuité politique du destin de l’Irlande du Nord

Pour le journaliste et le citoyen qui se veulent avertis, la guerre fantasmée par Michel Sardou dans sa fameuse chanson Les Lacs du Connemara ne correspondrait plus à la réalité de l’Irlande d’aujourd’hui, l’Irlande pré-Brexit. On leur a en effet expliqué que « l’Accord du Vendredi saint » de 1998 – conclu entre les différentes parties au conflit multiséculaire opposant les Irlandais et les Britanniques, et les catholiques et les protestants (les deux oppositions ne se recouvrant pas) – avait mis fin à des décennies de « troubles » ainsi que d’oppression des « Irlandais » par le pouvoir de Westminster en inaugurant un système de coopération complexe à différents niveaux, sur le modèle de la démocratie dite « consociationnelle13 ». Or l’Europe est également considérée comme un exemple de cette conception de la décision démocratique, à savoir celle de la démocratie du consensus, de la négociation et du veto. Voilà pourquoi la sortie de l’Europe constituerait ce fameux « saut dans l’inconnu » tellement rabâché depuis les résultats du référendum. On a pu ainsi lire, sous la plume d’Alain Frachon que « l’accord de paix signé le 10 avril 1998 a mis fin à des années d’affrontements et de troubles en Ulster […] Le fait que les deux pays soient membres de l’U.E. n’a pas peu compté pour atténuer les revendications de l’IRA14. Que se passe-t-il à Belfast dès lors que l’Ulster ne fait plus partie de l’U.E.15 ? ».

Le problème de ce discours est double : il est présentiste, car il repose uniquement sur une évaluation de la situation « immédiate » ; et il est idéologique, renvoyant à une compréhension juridique et abstraite de la politique, essentiellement du fait d’une faible connaissance de l’histoire, même relativement récente, des relations entre le Royaume-Uni et la République d’Irlande, ainsi que des fondamentaux politiques de ces deux pays. À cet égard, on peut dire à la décharge de ceux qui le tiennent que le processus « d’intégration » européenne (qui a aussi un important fondement idéologique) n’a pas peu contribué à alimenter cette doctrine (à fondement juridique) selon laquelle ce qui vaut pour la France ou l’Allemagne vaut également pour le Royaume-Uni ou la Hongrie ou encore la Grèce, les mêmes causes devant nécessairement produire les mêmes effets.

C’est pourquoi il est nécessaire de rappeler que le règlement de la conflictualité en Irlande du Nord n’est pas du ressort de l’Europe, pas plus que ne l’est la question de ce que l’on appelle volontiers et faussement la « réunification » de l’Irlande.

A. Le destin de l’Irlande du Nord n’est pas une affaire européenne

Le 15 novembre 1985, un an presque après l’explosion d’une bombe dans les locaux du congrès du Parti conservateur à Brighton qui avait failli coûter la vie au premier ministre britannique, et quatre ans après le très dur affrontement de celle-ci avec les grévistes de la faim de l’Armée républicaine irlandaise, Margaret Thatcher signait l’Anglo-Irish Agreement16 avec Garret FitzGerald, le très charismatique Taoiseach irlandais. Cet accord, présenté par les deux parties comme le seul chemin possible vers non pas une résolution du conflit en Irlande du Nord, mais plutôt une « coexistence pacifique » des deux communautés antagonistes, était en réalité un traité entre les deux gouvernements, et constituait un acte fondateur de la reconnaissance officielle par le Royaume-Uni de la « dimension irlandaise » de la politique du royaume dans le nord de l’Irlande. En termes politiques, nous dirons qu’il s’agissait véritablement d’une reconnaissance qu’il existe aussi une version de l’« ordre politique » du Royaume-Uni (et donc du maintien de cet ordre) dans laquelle la République d’Irlande – un État qui d’ailleurs n’a jamais cessé de faire connaître ses vues et ses revendications en matière de « sécurité intérieure » de l’Irlande du Nord – constitue un véritable acteur17.

Cette nouvelle vision a constitué le fil rouge de la politique qui a amené au Traité du Vendredi saint18. Les unionistes ne s’y trompèrent pas, et le gouvernement de Margaret Thatcher dut faire face à une très violente fronde unioniste pendant plusieurs années. Mais elle ne varia plus, ni ses successeurs : en matière de sécurité19 notamment, la priorité fut donnée à la lutte contre tous les comportements sectaires, qu’ils émanent ou non de la majorité au pouvoir. La dissolution de l’Ulster Defence Regiment en 199220, qui plongea les unionistes dans un véritable désespoir21 fut sans doute la manifestation la plus symbolique de cette politique immanquablement qualifiée par le DUP de trahison.

Avec ce recul historique, il n’est pas difficile de comprendre l’attitude du DUP à la Chambre des Communes fin octobre 2019, qui est une manifestation de son éternel sentiment d’insécurité22 et de leur frustration de n’être plus dans le sens de l’Histoire. Les jeux sont faits depuis longtemps, le comportement du parti conservateur (comme celui du gouvernement britannique) est le même depuis des années dans une marge étroite qui n’est pas particulièrement déterminée par le rapport à l’Union européenne, mais par le rapport des forces en Irlande.

C’est ainsi que ceux qui tentent aujourd’hui de lier le destin de l’Irlande du Nord au comportement de l’Écosse23 (en réalité du Parti national écossais ou SNP) ont de fortes chances de se tromper : d’une part, il est très improbable, au vu des résultats du référendum écossais sur l’indépendance (55 % contre), que Westminster en accorde un nouveau au SNP avant des lunes ; d’autre part, le précédent de la Catalogne nous oblige à évaluer de manière très pessimiste les chances de survie en Europe d’une Écosse qui se détacherait unilatéralement du Royaume-Uni.

B. La problématique insoluble de l’ordre politique en Irlande du Nord et le fantasme de la « réunification »

Bien sûr, pour le Sinn Féin, « un référendum sur la réunification est aujourd’hui inévitable24 ». Mais le Sinn Féin est le Sinn Féin, et cette idée pour être ancienne n’a toujours pas aujourd’hui de consistance. En dehors même du fait que cette question soit au moins aussi vieille que la partition de l’Irlande, la mise en œuvre de ce désir des nationalistes se heurte à deux obstacles majeurs : tout d’abord le fait qu’il n’y ait pas d’« idée d’ordre » politique qui correspondrait à la totalité de l’Irlande. En effet, l’Irlande comme territoire n’a jamais constitué un État à proprement parler. Même l’Irlande autonome d’avant 1900 (abolition du parlement irlandais) l’était sous l’autorité du roi d’Angleterre et plus tard du Parlement anglais. Le royaume d’Irlande était ainsi gouverné par un pouvoir exécutif ayant à sa tête un Lord Deputy, appelé plus tard Lord Lieutenant (représentant du roi). Même si quelques Irlandais tinrent ce poste, la plupart des Lords Deputies firent partie de la noblesse anglaise. La guerre anglo-irlandaise de 1919-21 sonna le glas des espérances « nationalistes » irlandaises puisqu’elle déboucha sur la partition de l’Irlande et sur la création d’un État républicain catholique dans le sud de l’ile et d’une province autonome du Royaume-Uni dans le Nord.

L’idée d’une « réunification » n’a donc pas vraiment de sens en termes constitutionnels, et reste problématique en termes politiques. En effet, depuis le commencement du « processus de paix » et notamment l’instauration d’une véritable coopération entre le Royaume-Uni et la République d’Irlande, celle-ci a abandonné sa revendication constitutionnelle de souveraineté sur la totalité de l’ile. La constitution a été révisée en 1998 pour modifier les articles 2 et 3 qui mentionnaient expressément cette revendication25, ce qui constitue de facto une reconnaissance de la légitimité de l’Irlande du Nord en tant qu’entité politique et a d’ailleurs grandement contribué à détendre les relations entre les catholiques et les protestants. On ne voit pas bien aujourd’hui ce qui pourrait justifier une modification de ce statu quo déjà bien fragile.

Car l’Irlande du Nord est une société en désordre. Nous entendons cette expression dans différents sens : dans celui que nous venons d’évoquer d’une part, mais aussi d’autre part parce que la situation politique est d’essence instable, car le système repose à la fois sur une fiction (la possibilité d’entente des communautés) et sur une réalité (la coopération de deux États souverains). Pour Patrick Cauvet, maître de conférence à l’université de Poitiers, « la véritable explication de la montée des républicains se trouve dans le fondement même du système constitutionnel de l’Irlande du Nord. Depuis les accords de Paix de 1998, les partis n’ont pas eu besoin de se refonder ni de proposer des idées nouvelles. Le système en place, qu’on appelle “consociation”, ne consiste en fait qu’à les contraindre à un partage équitable du pouvoir. Les deux camps, unionistes et républicains, et en particulier les partis les plus radicaux à l’intérieur de chaque camp (Sinn Féin et DUP), se contentent de défendre les intérêts de leurs communautés respectives, plutôt que de chercher des solutions qui rassembleraient les deux communautés autour de projets communs. Avec ces élections on assiste à une polarisation extrême de la vie politique. Cela montre que l’on a atteint les limites d’un système politique et du modèle de pacification établi en 199826 ».

Peut-être, mais quelle alternative ? Une Irlande du Nord indépendante qui se gouvernerait elle-même ? Aujourd’hui, le gouvernement de Stormont ne fonctionne plus faute d’accord entre les parties (et ce n’est pas la première fois depuis la signature de l’Accord du Vendredi saint). Une Irlande unie ? Mais sous quel gouvernement ? Le sentiment que l’on éprouve en étudiant de près l’histoire et la situation de ce pays est plutôt celui d’une impossibilité politique. C’est pourquoi d’ailleurs le fantasme européen de l’intégration de l’Irlande du Nord dans une Europe des régions a pu un temps constituer l’objectif politique de la tendance multiculturaliste qui existe au Royaume-Uni, notamment à gauche.

II- Le niveau d’analyse de l’État : la question de la violence

La question de la violence politique ou encore celle de la « sécurité » en Irlande du Nord est sans doute celle qui relève le plus du « changement » que de la continuité. En effet et tout d’abord, contrairement à la vision idyllique des relations intercommunautaires véhiculée ici et là par les thuriféraires du Remain – qui assimilent la signature du Traité du Vendredi saint à l’influence de l’Europe et à la fin du conflit – la violence intercommunautaire n’a pas cessé depuis la signature du Traité27.

Cette question est abondamment documentée. Bien sûr aujourd’hui les militaires sont partis, la Royal Ulster Constabulary (qui était essentiellement une émanation de la communauté protestante) a fait place à la « Police d’Irlande du Nord28 » qui n’a plus aucune référence sectaire. Mais la tension intercommunautaire et les actes de violence (y compris les assassinats sectaires) sont toujours bien présents.

On peut dire que le conflit en Irlande du Nord a constitué depuis 1969 l’un des défis à l’ordre public parmi les plus importants et les plus longs qu’ait eu à subir un pays de la Communauté européenne dans la période contemporaine. Les statistiques de la violence en Irlande du Nord considérée comme spécifique à la situation de conflit sont éclairantes : de 1969 à 2002, on a enregistré 3349 morts (dont 2392 civils, 302 policiers et 655 militaires)29. Depuis 2002 (c’est-à-dire bien après la signature du Traité du Vendredi saint), on recense encore près d’une centaine de morts liés au conflit30. Ce que l’on peut considérer comme une propension fondamentale des parties au conflit à recourir à la violence politique (et notamment la violence armée) pourrait être le troisième sens de notre expression « société en désordre ». Cette réalité est bien sûr l’antithèse de l’idée d’État-nation souverain, qui est avant tout une idée d’ordre et la démonstration d’une capacité à le maintenir.

Ceci nous amène à la seconde dimension du facteur de la violence politique, dans cette problématique du Brexit : lorsque l’on réfléchit à la violence, on le fait essentiellement en termes « locaux », pour faire ressortir le caractère spécifique de la situation en Irlande du Nord. Mais une analyse réaliste ne peut aujourd’hui se passer d’une mise en perspective : il est un fait que le développement majeur de la violence politique dans le Royaume-Uni (comme dans le reste de l’Europe occidentale), et en particulier le terrorisme islamiste, qui a durement frappé et à plusieurs reprises et notamment en Angleterre, relativise la violence liée au conflit en Irlande du Nord.

III- Le contexte politique européen et international : le retour de la primauté de la souveraineté de l’État

The Community is not an end in itself.
Nor is it an institutional device to be constantly modified
according to the dictates of some abstract intellectual concept.
Nor must it be ossified by endless regulation.
Willing and active cooperation between independent and sovereign states
is the best way to build a successful European Community

Margaret Thatcher
Discours au Collège européen de Bruges, 20 septembre 1988

« The UK is reconstituting the state31 ». Cette phrase d’un journaliste anglais résume à notre avis remarquablement la problématique du Brexit, qui relève essentiellement de la réaffirmation de la souveraineté de l’État du Royaume-Uni, à la fois au plan interne et dans le système international.

En nous plaçant à ces deux derniers niveaux d’analyse (celui du sous-système régional européen et celui du système international), nous pouvons comprendre à quel point le « réveil identitaire » exprimé par le vote Leave n’est pas à comprendre en termes « nationaux32 », mais constitue une manifestation d’un mouvement plus vaste de « retour de l’État » comme unité principale d’action dans le système international33. En effet, si l’on se souvient que le Brexit est essentiellement une demande anglaise ou britannique (par opposition aux sentiments nationalistes écossais et/ou irlandais, c’est-à-dire dans ce dernier cas catholique/républicain), cette demande doit être analysée comme une demande de protection ; protection vis-à-vis de la politique migratoire européenne notamment, mais aussi protection contre l’extension de l’ordre normatif (et donc, politique) européen, une règlementation jugée abusive et anti-britannique. C’est en ce sens que l’on doit d’ailleurs à notre avis comprendre le « non » au référendum écossais de 2014. Les Écossais dans leur majorité ont en effet finalement, et contre l’attente de nombreux analystes pro-européens, choisi l’État (le Royaume-Uni) contre l’Europe régionaliste et multiculturaliste. Et le SNP, même revigoré, ne peut toujours pas (et encore moins aujourd’hui) prétendre à une représentativité d’un « sentiment national écossais » hypothétique, voire appeler à la mobilisation de la « nation » écossaise, dont l’observation du comportement électoral des Écossais rend plus que sceptique à propos de son existence.

La réflexion sur le cas catalan nous paraît conforter notre analyse : en effet, même dans ce cas largement interprété par les observateurs – spécialistes ou sympathisants – comme une sorte d’archétype de « nation sans État », la très forte mobilisation (y compris électorale) des Catalans hostiles à l’indépendance, ainsi que la politique des gouvernements espagnols (de droite ou de gauche), de même que l’analyse des données de la conflictualité en Espagne et en Catalogne (très forte tradition anarchiste couplée d’une vulnérabilité plus grande au développement de l’islamisme) nous montrent que la situation dans ce pays est loin de correspondre à la vision chimérique dominante d’un affrontement État central/périphéries nationalistes ou encore de l’oppression politique de la « nation catalane » par un pouvoir autoritaire espagnol.

La vision dominante de la question d’un point de vue politico-constitutionnel est que la sortie du Royaume-Uni changerait non seulement l’Union européenne, mais aussi abîmerait les liens anciens qui font tenir ensemble l’Angleterre, l’Irlande du Nord, le Pays de Galles et l’Écosse34 (d’où la peur de « l’éclatement » ou de « l’implosion »). Cette vision repose sur un présupposé essentiel et pourtant quelque peu trompeur, à savoir que ce sont « les lois européennes qui ont contribué à garder le royaume uni35 ». Cette idée est largement fausse : en effet, ce que l’on appelle le « processus de dévolution » entamé en 1997 par le nouveau premier ministre travailliste Tony Blair a eu pour conséquence immédiate de formaliser l’autonomie des différentes parties du royaume (appelées aussi les « périphéries36 ») ainsi que d’institutionnaliser encore plus fortement une asymétrie déjà présente depuis des siècles. On peut donc estimer que les velléités d’indépendance (notamment écossaises) que l’on n’avait pas ré-évoquées depuis les années 1960 ont été largement ravivées par le processus de dévolution lancé en 1997… Il faut se souvenir à ce propos que l’on était alors au pic de l’enthousiasme européen pour « l’Europe des Régions ». Et la création du « comité des régions » par le Traité de Maastricht était une manifestation importante et supplémentaire de la nouvelle doctrine européenne de création et de développement d’une sorte d’ordre politique européen supérieur à ceux des États et visant éventuellement à les remplacer. Il n’est donc pas juste d’affirmer que l’Europe ait eu un quelconque effet « centripète » sur le Royaume-Uni : celui-ci est un État naturellement centrifuge, et l’idée de l’Europe des régions a en fait exacerbé cette tendance fondamentale. On peut d’ailleurs se demander si l’expérience européenne n’a finalement pas eu pour effet d’émousser les identités politiques subétatiques européennes. La théorie puis le projet de l’« Europe des régions », mais aussi le processus de migration de masse, peuvent avoir eu pour conséquence un affaiblissement de la « conscience » de l’affirmation nationale au profit de celle de la nécessité du retour au cadre étatique jugé plus protecteur face à une noyade dans un espace à la fois non réellement délimité (effacement des frontières) et producteur de milliards de normes éloignées du citoyen.

Dans le cas de l’Irlande du Nord, comme l’écrit John Loughlin, l’Europe n’est pas intervenue directement dans le conflit, mais en a changé le cadre : « en particulier, le progrès de l’intégration européenne et le fait que les deux gouvernements étaient membres de l’Union européenne modifiaient les revendications absolues de souveraineté sur le même territoire : de nouvelles visions de la souveraineté, du territoire, et même de l’État-nation étaient possibles. Ce qui était auparavant non négociable est devenu négociable37 ».

C’est ce véritable paradigme européen que le Brexit remet fondamentalement en question.

 

L’auteure est Maître de conférence à l’Université de Toulouse I Capitole. Responsable du Diplôme Universitaire d’Analyse des conflits

 

 


1 On peut en trouver une excellente synthèse critique dans le magazine Marianne.fr, in « Brexit : comment les médias français ont pris leurs rêves pour des réalités », 27/06/2016.

2 « C’est une boucherie sur les marchés, les Anglais ont signé leur arrêt de mort économique », in « Brexit : la City se réveille avec une sacrée gueule de bois », Laure Cometti, 20 Minutes, 24/06/2016 ; «Maintenant tous ceux qui ont une maison, une retraite ou qui prévoyaient de partir en vacances à l’étranger sont beaucoup plus pauvres […] C’est la folie ici, c’est un bain de sang, un carnage », Ouest-France, 24/06/2016 ; « des dizaines d’emplois vont disparaître en raison du Brexit, prévient le magazine américain Fortune : “La ville qui a longtemps été considérée comme la capitale financière de l’Europe pourrait perdre jusqu’à 40 000 travailleurs à la suite du Brexit”. Le cabinet d’audit Price Waterhouse Coopers estime que le Brexit pourrait avoir un impact sur 70 000 à 100 000 postes dans le secteur de la finance à Londres d’ici 2020 », in « Brexit : inquiétude dans la City et chez les expat », Courrier International, 24/06/2016. Le catastrophisme a parfois emmené les journalistes très loin sur ces sujets : voir ainsi Guillaume Gosalbes, « Les conséquences inattendues du Brexit sur les zoos anglais », Liberation.fr, 5 avril 2017.

3 Voir par exemple : Edouard Pflimlin, « Brexit voté, éclatement du Royaume-Uni et de l’U.E. ? », Le Monde, 24/06/2016.

4 Voir ainsi « Médicaments stockés en prévision d’un Brexit dur », La Nouvelle République, 29/07/2018, « Brexit : pénurie de nourriture en vue ? », Le Parisien, 16/01/2019 « Brexit : risques de pénurie de médicaments et de nourriture en cas de sortie sans accord », L’Express, 12/09/2019, ou encore « BREXIT : LA CRAINTE D’UNE PÉNURIE… DE PAPIER TOILETTE » in Capital, 18/01/2019: « Au Royaume-Uni, où les habitants consomment 127 rouleaux par an selon Statista (les Allemands font mieux avec 134 rouleaux), 80 % de l’approvisionnement en papier toilette dépend des importations, que ce soit des rouleaux eux-mêmes ou de la matière première pour les fabriquer, explique le Monde. Un “no deal” aurait comme conséquence de rétablir les barrières douanières et de sérieusement perturber le travail des camions devant fournir les sujets de Sa Majesté en papier toilette ».

5 Lire Newton Emerson, « Dark times lie ahead under a no-deal Brexit, but the lights won’t go off », The Times, 30 sept. 2018.

6 Au centre notamment des discussions sur le fameux backstop, qui a fait capoter trois fois les projets du gouvernement de Theresa May.

7 Qui n’est pas un État, faut-il le préciser ?

8 La recherche académique irlandaise va d’ailleurs plutôt dans ce sens : voir https://www.iiea.com/brexit/europe-and-northern-irelands-future-negotiating-brexits-unique-case/, et Phinnemore, D., & Hayward, K. UK Withdrawal (‘Brexit’) and the Good Friday Agreement, European Parliament Policy Department for Citizens’ Rights and Constitutional Affairs 2017 (https://doi.org/http://www.europarl.europa.eu/RegData/etudes/STUD/2017/596826/IPOL_STU (2017)596826_EN.pdf)

9 Voir https://www.msn.com/en-ie/news/other/varadkar-assures-unionist-fears-over-revised-brexit-deal-and-northern-irelands-place-in-the-united-kingdom/vi-BBXk27S

10 « Sinn Fein MLA Conor Murphy was asked if his party’s candidates would take their seats in Westminster even if they were a position to stop Brexit. Mr Murphy said that ‘the reality is that the British people want to leave the European Union and I imagine, whatever formation of parliament takes place on the other side of this, that would be the case’ », in « Boris Johnson Brexit deal ‘threat to Northern Ireland stability’ says DUP’s Donaldson», Belfast Telegraph digital, 26 novembre 2019.

11 Ibidem.

12 Voir notamment Barry Buzan, “The level of analysis reconsidered”, in Ken Booth & Steve Smith, International Relations Theory Today, Polity Press, 1995, p. 198-216. Voir aussi Anne Mandeville, « Le rapport Patten : texte et contextes. Éléments pour une analyse politique et systémique de la réforme de la police en Irlande du Nord », Revue d’études irlandaises, printemps 2006, no 30-1, pp. 151-168

13 Voir notamment John McGarry et Brendan O’Leary, The Politics of Antagonism: Understanding Northern Ireland, Bloomsbury Academic, 2016, mais aussi Arend Lijphart, Democracy in Plural Societies: A Comparative Explanation, Yale University Press, New Haven, 1977, et Patterns of democracy, USA, Yale University Press, 2012. Voir aussi S. Huntington, Reform and stability in a modernising multi-ethnic society, Conférence de l’Association sud-africaine de science politique, Rand Afrikaanse University, Johannesburg, 1981. Voir enfin Anne Mandeville, Systèmes politiques comparés, cours pour le M1 de science politique, Université de Toulouse I, n. p.

14 C’est nous qui soulignons.

15 Alain Frachon, « Le Brexit, la guerre et le nazisme », Le Monde.fr, 25 mai 2016.

16 Voir https://www.youtube.com/watch?v=BskjMCyNcBs

17 Voir pour plus de détails Anne Mandeville, Le système de maintien de l’ordre public du Royaume-Uni : modèle européen ou exception culturelle ?, Tome 2, Publibook, Paris, 2016, p. 350-358. Voir Jennifer Todd, « Institutional Change and Conflict Regulation: The Anglo-Irish Agreement (1985) and the Mechanisms of Change in Northern Ireland », West European Politics, Volume 34, 2011, n° 4, p. 839-858, et aussi John McLoughlin, « The First Major Step in the Peace Process’? Exploring the Impact of the Anglo-Irish Agreement on Irish Republican Thinking », Irish Political Studies, Volume 29, 2014 – n° 1: Breaking patterns of conflict in Northern Ireland: the British and Irish states, p. 116-133.

18 https://www.youtube.com/watch?v=bFq8v9pzecQ

19 Un domaine prioritaire de coopération dans lequel la République d’Irlande a largement tenu ses promesses.

20 Voir Anne Mandeville, « Format organisationnel et violence de l’État : le cas de l’Ulster Defence Regiment en Irlande du Nord », in Philippe Braud (dir), La violence politique dans les démocraties occidentales, Éditions l’Harmattan, Paris, 1993, p. 205-226, et « La sécularisation du système politique nord-irlandais : le cas de l’Ulster Defence Regiment », in Paul Brennan, La sécularisation en Irlande, Presses Universitaires de Caen, 1998, pp. 171-192.

21 Comme l’auteur de cet article a pu le constater dans une correspondance avec Ian Paisley jr, qui était à l’époque élu au Parlement européen.

22 https://www.theguardian.com/uk-news/2019/oct/18/betrayal-ridiculous-northern-ireland-ready-to-move-on-from-brexit

23 https://www.theguardian.com/commentisfree/2019/nov/25/scotland-election-results-northen-ireland-future-independence-referendum

24 Voir le discours de la Deputy Leader de Sinn Féin Michelle O’Neill à la conférence du Parti en 2019 le 16 novembre 2019 à Derry : https://www.youtube.com/watch?v=__6lXXKMd28

25 On peut en trouver une description sur https://en.wikipedia.org/wiki/Articles_2_and_3_of_the_Constitution_of_Ireland#Article_2_3

26 Sylvain Labaune, « Irlande du Nord : “Les limites du modèle de pacification ont été atteintes” », Libération, 7 mars 2017.

27 Voir pour une évocation Sylvain Labaune « Le Brexit briseur de paix ? », Libération. fr, 1er mars 2017. Voir surtout les statistiques de la violence en Irlande du Nord considérées comme liées au conflit jusqu’à aujourd’hui : https://cain.ulster.ac.uk/issues/violence/violence.htm

28 Northern Ireland Police Service

29 https://cain.ulster.ac.uk/sutton/

30 https://cain.ulster.ac.uk/issues/violence/deathsfrom2002draft.htm

31 Cité par Amanda Sloat, in « Divided Kingdom: How Brexit is remaking the UK’s constitutional order », Brookings, October 2018, p. 17.

32 Dans le sens de conflits d’appartenance identitaire.

33 Voir sur ce sujet l’excellent article de George Friedman, « 2008 and the return of the State », 27 octobre 2008, stratfor.org. Voir aussi Anne Mandeville « La perspective internationale », in Modèles d’Autonomie territoriale. Points communs et différences, Conférence Académique Internationale, Dakhla, 2-3 juillet 2018.

34 Op.cit.

35 Ibidem. p. 1.

36 Le mot d’ordre était de « rendre le pouvoir aux périphéries ».

37 John Loughlin, « Refaire l’Union, la dévolution démocratique », Projet, 2007/2 (n° 297), p. 15.