Dans son chapitre sur la langue d’enseignement, la Charte de la langue française établit la règle générale que l’enseignement se donne en français dans les écoles publiques ou subventionnées de niveaux primaire et secondaire. Ainsi, l’école française est consacrée école commune, donc école de l’intégration en français des enfants issus de l’immigration. Selon la version initiale de 1977, la Charte réservait l’anglais comme langue d’enseignement aux enfants des familles qui, avant son adoption, avaient été scolarisés en anglais au Québec selon les règles alors en vigueur. Les droits acquis ne sont pas des absolus, mais, en ce cas-ci, le législateur a cru sage de les reconduire, en précisant toutefois que les élèves ayant droit à l’école anglaise ont aussi le droit fondamental à l’école française (voir articles 6, 72 et 73).
L’Assemblée nationale a choisi, en 1977, de ne pas légiférer spécialement sur la langue d’enseignement au collégial. Il faut noter toutefois que l’article 6 qui établit de façon générale le droit à l’enseignement en français crée au gouvernement l’obligation de rendre le cégep français accessible dans toutes les régions et pour les Québécois de toutes origines. L’article 6 s’applique aussi au niveau collégial. Il énonce clairement que « toute personne recevant de l’enseignement au Québec a le droit de recevoir cet enseignement en français ». Si le législateur n’a pas cru nécessaire d’aller plus loin, c’est sans doute qu’on pouvait raisonnablement penser que les élèves ayant reçu tout leur enseignement en français de la première année du primaire jusqu’à la fin du secondaire allaient, en grande majorité, choisir spontanément et tout naturellement de poursuivre leurs études en français.
Ce calcul ne tenait pas compte des jeunes immigrants qui arrivent au Québec à l’âge d’entrer au cégep et qui, eux, choisissent majoritairement le cégep anglais.
De plus, on constate que les enfants de l’école française sont proportionnellement plus nombreux à fréquenter le cégep en anglais que les enfants de l’école anglaise à fréquenter le cégep français. D’où la pression de plus en plus forte pour qu’on légifère aussi sur la langue d’enseignement au collégial.
Le débat sur la pertinence de légiférer sur la langue d’enseignement au cégep ne doit jamais perdre de vue les objectifs globaux déclarés qu’on retrouve dans le préambule de la Charte de la langue française: « faire du français la langue de l’État et de la loi aussi bien que la langue normale et habituelle du travail, de l’enseignement, des communications et des affaires. »
En d’autres mots, il s’agit de faire du français une vraie langue nationale, commune à tous les citoyens par delà la légitime diversité des langues maternelles et des langues dont chacun pourra décider librement de faire l’apprentissage. L’État et, tout spécialement, le système scolaire doivent avoir la constante préoccupation de préparer les citoyens à travailler en français, à communiquer et à délibérer en français. Cette préoccupation des pouvoirs publics doit être constante à l’égard de tous les citoyens, quelles que soient leur origine ou leur langue maternelle. Ne pas prendre les moyens nécessaires pour préparer tous les citoyens à vivre dans une société fonctionnant en français, ce serait une aberration et une injustice.
On raisonne trop souvent comme si l’objectif de francisation et d’intégration ne concernait pas tous les Québécois, comme si les anglophones de souche n’étaient pas des Québécois à part entière.
La proposition mise aujourd’hui de l’avant par la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal, appuyée par le Mouvement national des Québécoises et des Québécois, est à l’effet d’appliquer au niveau collégial les critères autorisant la dispensation de l’enseignement en anglais. Le cégep français serait reconnu comme complémentaire de l’école primaire et secondaire française et comme le lieu de l’intégration des immigrants. L’un des effets bénéfiques de cette orientation serait le rééquilibrage en faveur du cégep français de l’importance relative des deux réseaux linguistiques. Un autre effet bénéfique serait d’amener au cégep français les immigrants arrivés à l’âge adulte.
L’inconvénient majeur de la formule consiste dans le fait qu’elle garde à l’écart du cégep français le groupe de celles et de ceux qui ont été scolarisés en anglais depuis le début du primaire. Or, c’est précisément ce groupe qui devrait avoir le plus grand besoin d’intégration linguistique avant d’aborder l’université ou le marché du travail. Sans doute que l’école anglaise a l’obligation d’enseigner le français. Mais si on estime que cet enseignement du français à l’école anglaise est suffisant pour préparer ces élèves à vivre et à travailler en français, comment peut-on soutenir que les enfants de l’école française ont besoin du cégep français pour compléter leur adaptation à une société fonctionnant en français ? N’a-t-on pas l’air de pratiquer sélectivement de l’acharnement thérapeutique ?
Pour que le français devienne vraiment la langue normale et habituelle du travail, des communications, du commerce et des affaires, il ne suffit pas que la majorité (voire la très grande majorité) des Québécois aient étudié en français au primaire et au secondaire et continuent de le faire au collégial ; il faudrait que tous les Québécois aient eu l’occasion, quelque part dans leur curriculum scolaire, de recevoir de l’enseignement en français.
Si on voulait maintenir la distinction entre deux réseaux linguistiques de cégeps, il me semble que c’est aux personnes n’ayant pas reçu leur enseignement primaire et secondaire en français qu’on devrait donner obligation de fréquenter le cégep français alors qu’on pourrait laisser le libre choix aux enfants de l’école française.
La formule idéale consisterait cependant à faire de tous les cégeps des institutions québécoises accessibles à tous les Québécois sans distinction de langue ou d’origine, mais fonctionnant en français et dispensant leur enseignement en français. C’est la formule que préconisaient, en 2001 devant la commission Larose, la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal et le Mouvement national des Québécoises et des Québécois.
Le cégep français pour tous contribuerait à la rétention au Québec des jeunes anglophones qui font ici leurs études postsecondaires. La formule profiterait donc aux familles anglophones de souche qui veulent garder leurs enfants ici. En même temps, elle aurait un impact considérable sur la francisation des milieux de travail et contribuerait au rapprochement de tous les groupes constitutifs de la nation québécoise.