Le combat d’une vie : le français, le Québec (extrait primeur)

extrait de Fernand Daoust. Bâtisseur de la FTQ (1964-1993) tome 2 de la biographie de Fernand Daoust par André Leclerc

fernanddaoust250La constance, la cohérence et la détermination dans ses engagements font partie des traits de caractère de Fernand Daoust. S’il est une cause au profit de laquelle il a mobilisé ses énergies tout au long de sa vie syndicale active et bien au-delà, c’est celle du français, la langue commune du peuple québécois. Avec une préoccupation et une insistance particulière pour la langue du travail. Pour lui, la défense de cette langue qu’il aime commande un engagement tout aussi profond, celui de la construction de son pays, le Québec. Un pays libre, affranchi de toute domination économique et politique, qui instaure et maintient une justice sociale durable.

La langue des possédants

Son intérêt pour la langue française remonte à ses années de jeunesse1, alors qu’il découvre avec stupéfaction la division linguistique de Montréal. Lui, le petit gars de l’Est, fait des incursions à l’ouest de la rue Saint-Laurent et réalise que c’est un autre monde. Les ateliers de couture où sa mère travaille, les grands magasins de la rue Sainte-Catherine, les institutions financières de la rue Saint-Jacques, tout est anglais. C’est la langue de l’argent, la langue des possédants.

Dès ses premières expériences de travail, à l’usine aéronautique Fairchild et à bord des trains de la Canadian Pacific Railways, Fernand en a la confirmation : la vie, ça se gagne en anglais. Très tôt, il ressent l’humiliation que subissent les salariéEs francophones forcéEs de parler anglais au travail, même lorsque ces salariéEs forment la majorité de la main-d’œuvre. Devenu syndicaliste, il subit personnellement à maintes reprises l’arrogance de négociateurs patronaux unilingues anglais. Il voit dans cette imposition de l’anglais aux travailleurs et aux travailleuses québécoisEs une injustice tout aussi révoltante que leur exposition à des conditions de travail insalubres ou que les salaires minables qu’on leur verse.

Pourtant, au début des années 1950, le droit de travailler en français est une revendication rarement formulée par les syndicats. Pendant qu’il découvre et apprend à connaître le syndicalisme et ses luttes historiques, il comprend mal que cette oppression linguistique ne soit pas combattue ouvertement et résolument, au même titre que toutes les autres formes d’exploitation. Et, à sa connaissance, les syndicalistes catholiques de la CTCC n’en font pas davantage que les syndicalistes des « unions » internationales. Au cours des années 1960, les syndicats industriels consolident leur présence dans les entreprises multinationales et y développent des rapports de force plus convenables. Que ces syndicalistes œuvrent dans le secteur des mines et de la métallurgie, dans celui de l’automobile, du textile, du vêtement, du tabac ou, comme Fernand, dans le secteur de la pétrochimie, les militantEs se plaignent d’être obligéEs de négocier en anglais2. De plus, leur éveil progressif est stimulé par le nouveau nationalisme moderne et progressiste qui gagne le Québec à l’heure de la Révolution tranquille. La question linguistique devient alors un enjeu de négociation dans les milieux de travail. Avec ses collègues et amis, Jean-Marie Bédard, Émile Boudreau, Jean Gérin-Lajoie, André Tibaudeau, Fernand contribue à intégrer l’enjeu de la langue au cœur des revendications du mouvement syndical. Il soutient et défend avec ferveur en 1961 la position du Conseil exécutif de la FTQ qui réclame du gouvernement qu’il fasse du français la langue des négociations et des conventions collectives. L’année suivante, en congrès, il appelle la FTQ à plus de fermeté sur la question. Il dénonce la situation injuste dont sont victimes les ouvriers et les ouvrières à qui « on impose une langue qui n’est pas la leur. […] Ce sont des relents de colonialisme économique. […] Il est temps que les Canadiens français redeviennent les maîtres dans la maison de leurs pères3 ».

Malheureusement, cette revendication ne fait pas l’objet de grands débats publics et ne sera suivie d’aucune mesure législative.

Le tournant décisif

Jusqu’en 1969, la FTQ se contente, à l’occasion d’événements comme la Saint-Jean-Baptiste4, de rappeler périodiquement sa revendication sur la langue de travail. On profite ainsi de la présentation par le gouvernement d’un règlement sur la langue d’étiquetage de produits alimentaires pour remarquer qu’on impose des règles pour le commerce, mais « qu’on abandonne le respect de la langue française au travail au jeu de la négociation collective5 ». Or, en dehors de ces sorties épisodiques, la question linguistique ne semble pas faire partie des préoccupations majeures de la FTQ.

Fernand se désole de voir la centrale avancer à pas de tortue sur cette question. Cependant, il ne désespère pas. Il se rend bien compte que la FTQ vit une mutation. Sa base se renouvelle et ses membres ne sont pas imperméables aux mobilisations nationalistes. Le tournant décisif vient à la veille du congrès de 1969, lorsque Louis Laberge se laisse convaincre de soumettre une politique linguistique aux déléguéEs. Par l’adoption de cette politique, la FTQ rejette nettement la loi 63, qui consacre le libre choix des parents de la langue de l’enseignement. La nouvelle politique linguistique de la FTQ inspirera des parties essentielles de la future Charte de la langue française, plus particulièrement en matière de langue du travail.

Si cette politique linguistique de la FTQ est adoptée par une faible majorité au congrès de 1969, c’est que les déléguéEs la jugent trop molle, lui reprochant notamment de ne pas affirmer que le français est la seule langue officielle au Québec. ConséquentEs, les militantEs feront allégrement franchir ce pas à la centrale au congrès suivant, en 1971.

Un mandat clair

Au lendemain du congrès de 1969, en assumant ses fonctions de secrétaire général, Fernand s’estime muni d’un mandat clair au chapitre de la langue. Il fait savoir aux dirigeantEs du Front du Québec français que la FTQ se joindra au mouvement d’opposition à la loi 63.

Il fait des démarches pour être entendu rapidement par la commission Gendron6. Il y expose et commente la nouvelle politique linguistique de la FTQ. Il souhaite bien marquer par là l’engagement ferme de la centrale pour le français comme langue de travail et annoncer publiquement que, désormais, la centrale ne restera plus en retrait du débat linguistique au Québec. Il annonce aussi aux commissaires qu’il a l’intention de revenir devant eux plus tard avec un mémoire plus étoffé.

Fernand juge qu’il est nécessaire d’illustrer toutes les manifestations concrètes de l’oppression linguistique que subissent les salariéEs. Il profite de l’implantation prochaine d’un nouvel aéroport international à Sainte-Scholastique7 (aujourd’hui Mirabel), pour commander une recherche sur l’impact socio-économique et linguistique de cette implantation.

Une enquête réalisée à l’aéroport de Dorval permet de constater que le plus gros employeur, la compagnie de la couronne Air Canada, « communique avec ses employés en anglais, exige l’anglais de tous ses employés. Le français par contre n’est pas exigé, sauf pour ceux ayant des contacts avec le public », qui doivent être bilingues. Toutes les compagnies aériennes, à l’exception de Québécair8, reconnaissent que chez elles, la langue de travail est l’anglais. Seul le gouvernement fédéral, en vertu de la nouvelle Loi sur les langues officielles9, a une politique d’embauche stricte concernant la maîtrise du français, mais il n’est l’employeur que de 7 % de la main-d’œuvre de l’aéroport.

Les QuébécoisEs francophones sont sous-représentéEs dans la plupart des catégories d’emplois. On trouve des concentrations de francophones dans les postes de service au public qui exigent le bilinguisme. Ailleurs, la connaissance du français n’a pas d’importance. Alors que les francophones embauchéEs à Dorval sont pratiquement tous bilingues, un nombre considérable d’employéEs sont unilingues anglaisEs.

Dans le cadre de cette recherche, une enquête de terrain est menée dans la région où sera implanté l’aéroport. Elle permet de dresser le portrait socio-économique de cette zone rurale au sud de Saint-Jérôme, ville en voie de désindustrialisation. On y constate que bien peu de la main-d’œuvre régionale laissée pour compte profitera de l’arrivée de ce nouvel aéroport.

L’enquête conclut : « Que sera Sainte-Scholastique donc ? En façade, un aéroport bilingue. Mais la majorité des travailleurs, ceux que l’on ne voit pas, ceux qui travaillent sur les avions, ceux qui conduisent les camions sur les pistes, ceux qui préparent les repas pour les envolées, tous ceux-là travailleront en anglais. [] On ne voit pas comment il pourrait en être autrement à Sainte-Scholastique10. »

Grève à General Motors

À l’automne 1970, les 2 400 salariéEs syndiquéEs de l’usine d’automobile General Motors à Sainte-Thérèse, membres des Travailleurs unis de l’automobile (TUA) engagent une grève de trois mois. Le syndicat réclame que le français, qui est la langue de plus de 80 % des employéEs de l’usine, soit la langue des négociations, celle de la convention collective, des arbitrages et des relations du travail dans l’usine.

Pour Fernand et Louis Laberge, la lutte de ces syndiquéEs est exemplaire. À l’issue de la grève, leurs gains seront minimes. Seulement, constatent les dirigeants, ils ont attiré « l’attention de toute la population du Québec sur la politique de la compagnie GM et sur le problème du français comme langue de travail. » Il faut surtout retenir que la « politique incitative du premier ministre Bourassa […] est une vaste fumisterie qui n’a donné aucun résultat. […] Les gars de GM ont déjà assez fait de sacrifices et il ne leur appartient pas de continuer seuls la bataille. […] C’est maintenant la responsabilité de toute la population11. »

Fernand profite de cette conjoncture pour convaincre Laberge de faire rédiger un mémoire étoffé à l’intention de la commission Gendron. Louis ne comprend pas trop :

– Tu t’es toi-même présenté devant cette commission après le congrès.

– On ne va pas y retourner.

– Je suis allé présenter notre nouvelle politique linguistique, mais je me suis engagé à y revenir avec un mémoire plus complet. À cause de notre présence dans le secteur privé et, particulièrement, dans les grandes compagnies multinationales, nous avons une contribution originale à faire au sujet du français langue de travail.

– Tout le monde connaît maintenant la situation après la grève de GM. […] En tout cas, si tu penses que ça sert à quelque chose d’en rajouter, fais rédiger un mémoire12.

Louis Laberge, qui n’est pas un amateur d’études compliquées, sera peu à peu sensibilisé et convaincu par Fernand de l’importance de bien étayer les revendications de la centrale. Il s’accommodera peu à peu de la présence des intellectuelLEs que son secrétaire général recrutera.

Sur toutes les tribunes

Pendant la rédaction du mémoire, Fernand profite de toutes les tribunes pour marteler son message sur l’urgence de légiférer en matière de langue. Devant les quelque 180 participantEs au congrès des relations industrielles de l’Université Laval en avril 1971, Fernand fustige les représentants du monde des affaires présents. Il dénonce « l’écart entre l’usage du français comme langue du travail pour les emplois subalternes et celui de l’anglais comme langue du travail pour les emplois supérieurs et prestigieux. […] Les détenteurs de capitaux se sont emparés unilatéralement du Québec et ont imposé leur règle du jeu13 ». Fernand cite aussi les chiffres rendus publics par la Commission des écoles catholiques de Montréal (CÉCM) qui montrent que 10 % des Néo-QuébécoisEs choisissent l’école en français, contre 84 % l’école en anglais.

En mai 1971, le rapport Duhamel14, commandé par le gouvernement canadien, recommande la création de districts bilingues au Québec. Avec la Société nationale des Québécois (SNQ), la Société Saint-Jean-Baptiste (SSJB), la CSN et le PQ, la FTQ proteste énergiquement. Fernand qualifie le rapport de « véritable baril de poudre. Le rapport Duhamel, après la crise du Bill63, manifeste une complète méconnaissance du climat d’exaspération qui gagne de plus en plus de Québécois, quant au sort qu’on veut faire subir à leur culture et à leur langue15 ».

Lors d’un débat animé par Pierre Nadeau, à Radio-Canada16, Fernand clôt le bec du président du Conseil du patronat, Charles Perreault, qui fait état des progrès du français comme langue d’usage dans les entreprises. Selon lui, de plus en plus de milieux de travail font du français la langue des communications quotidiennes. Fernand bondit :

Il faut être honnête […], il faut cesser de se sécuriser entre nous. Le fond du problème, c’est que la langue du prestige au Québec, la langue du pouvoir, c’est l’anglais. Si les Italiens, les Portugais, les Grecs choisissent l’école anglaise, c’est qu’ils veulent une langue qui soit rentable et c’est pour ça qu’on ne les trouve pas dans nos écoles françaises. La langue du travail, celle des postes supérieurs c’est toujours l’anglais, c’est ça la réalité17.

Aux personnes qui plaident que l’anglais est la langue des affaires et du travail partout dans le monde, le président de l’Office de la langue française, Gaston Cholette, réplique en relatant une expérience récente. Il a fait une tournée dans six pays européens et a visité 214 entreprises, des multinationales pour la plupart. Il témoigne : « Dans tous les pays, dans toutes les entreprises, sans exception, même en Finlande, avec sa population de quatre millions d’habitants, les communications internes et la production se font dans la langue du pays18. »

Interrogé par Pierre Nadeau, le président du Conseil du patronat admet que, si une législation contraignante était adoptée, plusieurs entreprises quitteraient le Québec. Fernand intervient à nouveau :

Je pense qu’on vient d’entendre l’exposé classique de ceux qui détiennent le pouvoir économique […] une forme de chantage. […] On va quitter le Québec si une législation impose le français comme langue de travail. […] Le pouvoir économique au Québec s’exprime en anglais parce que les détenteurs de capitaux sont anglophones. Ce sont eux qui décident des règles du jeu et, tant que le pouvoir politique n’aura pas le courage de mettre ces gens-là au pas, on n’avancera pas. […] Moi je crois à une législation. […] Les anglophones souhaitaient une législation dans le cas du bill 63 ; pourquoi ça serait mauvais dans un cas et bon dans l’autre ? Je veux que cesse l’unilinguisme anglais au Québec19.

La commission Gendron

Fernand se présente pour la deuxième fois devant la commission Gendron en août 1971. Il y présente un volumineux mémoire20 qui démontre clairement que, sans une intervention coercitive de l’État, non seulement la situation va empirer dans les entreprises, mais elle va se dégrader de façon irréversible comme langue de la majorité.

Dans ce mémoire, on rappelle quelques-unes des luttes menées par des syndicats affiliés à la FTQ au cours des dix dernières années pour faire valoir les droits du français dans leur milieu de travail. L’un des intérêts de ce mémoire tient au fait que, pour la première fois, la FTQ y fait une description sociologique sommaire d’elle-même. On y apprend par exemple qu’elle compte dans ses rangs 79,7 % de francophones, 13,6 % d’anglophones et 6,7 % d’allophones.

Les principales recommandations concernent bien sûr le français comme langue de travail, mais aussi le remplacement de l’Office de la langue française par une Régie de la langue doté de pouvoirs étendus et coercitifs. On y soutient qu’on ne peut assurer le statut de la langue de travail par des amendements au Code du travail, qui ne couvrent que les salariéEs syndiquéEs. On proclame « la nécessité d’une politique linguistique globale » s’appliquant à tous les secteurs d’activités sociale et économique (éducation, immigration, main d’œuvre). Ce mémoire contient en substance les points forts autour desquels s’articulera la Charte de la langue française quelques années plus tard. En conclusion, on y affirme :

Nous sommes parvenus au point où ce n’est plus seulement la qualité de notre avenir collectif qui est en jeu, mais cet avenir lui-même. […] Des tergiversations additionnelles ne pourront que démontrer la mauvaise foi de nos gouvernants et leur profonde impuissance à faire quelque changement dans la répartition des forces en présence, répartition inégale qui nous conduit à l’assimilation21.

Le Mouvement Québec français

Le 29 novembre 1971, Fernand participe à la formation du Mouvement Québec français, qui prend le relais du Front Québec français22. Il convainc le Bureau de direction de la FTQ de contribuer au financement du MQF, malgré la pauvreté chronique de la centrale. Le Mouvement s’engage dans une tournée des régions avec l’objectif d’y implanter des sections. Fernand et Louis Laberge se partagent la représentation de la FTQ lors de ces réunions. Durant les mois de février et mars 1972, Fernand fait des interventions à Baie-Comeau, à Val-d’Or, à Hull, à Saint-Georges, à Drummondville, à Saint-Jérôme et à Montréal. De son côté, Louis Laberge se rend à Rimouski, à Rouyn-Noranda, à Sherbrooke, à Granby, à Sorel et à Québec. Fernand intervient aussi dans de nombreuses émissions télévisées23.

Le MQF réclame une rencontre avec Robert Bourassa, premier ministre du Québec, pour discuter du statut de la langue française. La rencontre a lieu le 18 janvier 1972. Fernand et ses collègues remettent leurs recommandations sous forme de deux projets de loi. Le premier proclame le français, langue officielle et nationale du Québec. Le deuxième abroge la loi 63 sur la langue d’enseignement et la remplace par un projet de législation qui rend le français obligatoire dans les écoles pour les enfants des francophones et des immigrantEs.

Fernand avait souhaité qu’un troisième projet de loi consacre l’usage du français dans les milieux de travail. Or, le MQF, qui n’en fait pas une priorité, plaide plutôt pour que la francisation des entreprises soit inscrite dans une politique linguistique. Fernand constate que tous n’ont pas fait le cheminement de la FTQ. Recherchant le consensus, il se rallie à ce choix. Les deux projets de loi sont considérés par le MQF comme le minimum qui puisse rallier une majorité de QuébécoisEs. Fernand croit que ces projets de loi auront un effet d’entraînement pour le français comme langue de travail.

Le premier ministre répond au MQF le 23 février. Il rejette les projets de loi pour des raisons sémantiques : « Sur le plan des principes, vos projets de loi parlent par eux-mêmes. Toutefois, leur rédaction m’apparaît déficiente au point d’ailleurs de soulever des interrogations sérieuses au niveau [sic] de la signification réelle des prises de position de votre Mouvement24. »

Le MQF entreprend aussi une démarche pour rencontrer Claude Ryan, directeur du Devoir. La rencontre n’a pas lieu. Ryan l’a évitée de toute évidence. Il prétexte l’absence de son équipe éditoriale pour annuler la rencontre. Le Mouvement entame alors une autre action qui consiste à diffuser largement une pétition – une campagne nommée Opération Québec français. L’objectif est de recueillir 500 000 signatures. Fernand s’assure que la pétition circule largement dans les rangs de la FTQ.

Des recommandations molles et ambiguës

La commission Gendron remet son rapport le 13 février 1973. Ce qui aurait pu constituer la première et la plus sérieuse démarche dans l’édification d’une politique linguistique québécoise globale se révèle très décevant. Après cinq ans de travaux et plusieurs millions en frais d’exploitation, la Commission accouche d’un rapport qui a pour effet, selon Fernand, « d’enterrer tout d’un coup les espoirs d’une majorité de QuébécoisEs qui voudraient voir le français prendre toute la place qui lui revient dans notre vie nationale. […] Le rapport Gendron n’est qu’un vil camouflage du statu quo25 ».

Ses recommandations sont lâches et ambiguës. Si elle réclame que le français soit la langue officielle du Québec, elle suggère en même temps que l’anglais soit reconnu comme langue nationale au même titre que le français. Elle reconnaît le rôle crucial que jouerait l’imposition du français comme langue de travail, mais elle ne propose que des mesures incitatives. En matière d’enseignement, elle préserve pratiquement le libre choix des parents.

La FTQ juge très durement ce rapport qui s’attache aux « conséquences de notre aliénation linguistique » et fait silence sur « la situation de domination linguistique […] à l’origine de nos problèmes ». Elle reproche à ses auteurs de présenter le problème de « dépossession économique » comme un problème distinct de celui de la langue. « Pourtant, les deux réalités sont liées inextricablement dans une relation de cause à effet. […] La commission Gendron se situe, par ses solutions, dans le prolongement d’un gouvernement qui rampe littéralement devant l’entreprise privée26. »

Le 29 octobre 1973, le Parti libéral du Québec est réélu avec 54,65 % des suffrages et 102 sièges à l’Assemblée nationale du Québec. Le Parti québécois récolte 30,22 % des suffrages et seulement six sièges. Le Parti créditiste, avec 9,92 % des votes, obtient deux sièges. Une fois de plus, les carences du découpage des circonscriptions créent une distorsion que Fernand juge révoltante.

Nouvelle capitulation

Au lendemain de l’élection, à titre de porte-parole du MQF, Fernand réclame du gouvernement une intervention législative. Robert Bourassa ne ranime le dossier linguistique qu’au printemps suivant. S’appuyant sur les recommandations de la commission Gendron, il présente le projet de loi 22, en mai 1974. Ce projet de loi ne calme en rien l’insatisfaction généralisée en matière de droits linguistiques. Si la loi affirme que le français est la langue officielle du Québec, il s’en remet à la bonne volonté des entreprises pour franciser leur milieu de travail ; il se contente d’imposer des programmes de francisation à celles qui transigeront avec l’État.

La loi soulève un tollé de protestations. Les anglophones se voient perdre des privilèges comme l’affichage anglais unilingue tandis qu’ils maintiennent leur demande d’établir le bilinguisme officiel. Les francophones, de leur côté, considèrent que la loi est une demi-mesure. Fernand affirme que ce projet de loi constitue une nouvelle « capitulation du gouvernement Bourassa devant les intérêts économiques. […] On ne fera jamais du français la langue courante et normale de travail au Québec en recourant à des mesures strictement incitatives et en faisant appel à la bonne volonté de nos maîtres27 ». En juin, devant la commission parlementaire qui étudie le projet de loi, Fernand en rajoute :

Le Bill 22 constitue à nos yeux une humiliation collective du peuple et des travailleurs québécois […], il accorde peu ou pas de nouveaux droits au français, mais il institue par contre une série de nouveaux droits pour la langue anglaise. […] La FTQ ne peut que réclamer la mise au rancart du Bill 22. Car ce Bill nous ferait reculer carrément sur le plan de l’affirmation de notre identité linguistique28.

Ce cri du cœur exprimé par Fernand au nom de la FTQ n’est évidemment pas entendu par le gouvernement libéral. La loi 22 est adoptée en juillet, sans aucun amendement significatif. Quant au domaine scolaire, la seule avancée est l’imposition de tests d’aptitude aux élèves qui veulent fréquenter l’école anglaise. Même cette disposition insatisfaisante provoque un départ, celui de Jérôme Choquette29.

La Charte de la langue française

On comprendra qu’après ces épisodes de frustration, le militant pour la langue française qu’est Fernand Daoust accueille comme une embellie inespérée l’élection du PQ le 15 novembre 1976. Au lendemain de son élection, le gouvernement Lévesque annonce sa volonté de doter le Québec d’une Charte de la langue française.

Dès les réunions préparatoires, la FTQ est associée aux comités de travail gouvernementaux. C’est elle qui propose des articles qui touchent au français comme langue de travail et les comités de francisation, tandis que le patronat s’y oppose farouchement.

Fernand appuie énergiquement Camille Laurin contre les « éléments nationalistes timorés » et le patronat qui prédit l’exode des capitaux si une loi protégeant le français est votée. Dans son mémoire à la commission parlementaire chargée d’étudier le projet de loi, la FTQ dénonce « la solidarisation instinctive et immédiate des petits et grands patrons francophones avec le patronat anglophone. […] Face aux intérêts économiques qui possèdent le Québec, l’absence d’autonomie de notre bourgeoisie locale est flagrante30 ».

Le projet de loi prévoit que les entreprises de plus de 50 employéEs doivent se doter d’un programme de francisation et obtenir de l’Office un certificat de francisation ; celles de plus de 100 employéEs doivent en plus constituer des comités de francisation. Le ministre Laurin se dit d’accord avec la FTQ quand elle suggère que, là où il y a des syndicats, ces derniers doivent être partie prenante du processus de francisation. Le sociologue Guy Rocher, l’un des collaborateurs du ministre et rédacteur de la Charte, rappelle que Camille Laurin considérait que la politique linguistique devait investir en priorité les milieux de travail :

La langue française devait être « utile », sous peine d’être folklorisée. Les syndicats québécois, et tout particulièrement la FTQ, ont poussé à la roue. La FTQ avait, pour des raisons de nature historique, davantage d’ancrages dans les moyennes et grandes entreprises privées à direction anglophone. Ses responsables syndicaux étaient forcés de négocier en anglais. La négation du droit de travailler en français ou celui d’avoir des contremaîtres connaissant la langue des subalternes fut l’objet de conflits de travail et d’accrochages qui mettaient les entreprises sous tension permanente31.

Fernand salue la vision large et globale du ministre Laurin et du gouvernement du Québec, pour qui « la langue n’est pas un instrument de communication, elle est notre identité, qu’il faut affirmer pour nous-mêmes et pour les nouveaux arrivants32 ».

Trois ans après la Loi sur la langue officielle (loi 22), l’Assemblée nationale du Québec adopte le 26 août 1977 la Charte de la langue française (loi 101). Outre la consécration du français comme langue normale du travail à tous les paliers de l’activité économique au Québec, la loi prévoit notamment l’usage exclusif du français dans l’affichage public. Au plan scolaire, désormais, seulEs les enfants, dont l’un des deux parents a étudié en anglais au primaire au Québec, pourront fréquenter l’école anglaise.

Fernand juge que la Charte de la langue française constitue une victoire politique des travailleurs et des travailleuses et de tout le peuple québécois. Il croit que la politique linguistique va s’inscrire dans le cadre plus général de reprise en main de notre économie. Pour lui, la francisation des milieux de travail entraînera « la disparition d’un des signes les plus outrageants de la domination économique dont la société québécoise est l’objet. […] Trop longtemps, l’anglais a été la langue des promotions et du prestige, le français la langue des bas salaires et du mépris33 ».

Dès le 23 février 1977, Fernand est nommé membre de l’Office de la langue française par le gouvernement. Son mandat sera confirmé sans interruption jusqu’en 2002.

 


1 André Leclerc, Fernand Daoust T.01 : Le jeune militant syndical, nationaliste et socialiste 1926-1964, M Éditeur, 2013, p. 34.

2 En 1962, le syndicat de Fernand, le SITIPCA mène des batailles pour la reconnaissance du français comme langue des négociations. Voir Leclerc, op. cit., p. 230-231.

3 Le Devoir, 26 novembre 1962. Voir Leclerc, op. cit., p. 240.

4 Message de la FTQ à l’occasion de la Saint-Jean-Baptiste en 1965 et 1966.

5 Communiqué de la FTQ, 20 août 1967.

6 La Commission d’enquête sur la situation de la langue française et des droits linguistiques au Québec, créée en décembre 1968, par le gouvernement de l’Union nationale de Jean-Jacques Bertand. Elle ne rendra finalement son rapport au gouvernement libéral de Robert Bourassa que le 13 février 1973.

7 Contre l’avis du gouvernement québécois, le gouvernement fédéral de Pierre Elliott Trudeau choisit cet emplacement en 1969 pour désengorger l’aéroport de Dorval et, éventuellement, le remplacer. Pour ce faire, on exproprie à bas prix 97 000 acres des plus belles terres agricoles du Québec pour aménager le plus grand aéroport au monde. Ce projet pharaonique se dégonflera comme une baudruche. On rétrocédera plus de 90 000 acres aux agriculteurs, aux agricultrices et à des développeurs. Le trafic aérien international, d’abord transféré à Mirabel sera rapatrié à Dorval en 2004. N’y subsistent que des vols de cargos, des activités de construction aéronautique et, depuis peu, un centre commercial. L’autoroute 13, construite pour relier les deux aéroports, s’arrête en plein champ, des kilomètres au sud de Mirabel et la voie ferrée de la liaison par train rapide prévue à l’origine, n’a jamais été construite. C’est sans doute pour saluer l’esprit visionnaire de Pierre Elliott Trudeau que, trente-quatre ans plus tard, on a donné son nom à l’aéroport de Dorval, qu’il avait prévu de fermer !

8 Compagnie aérienne fondée en 1946 sous le nom de Rimouski Aviation Syndicate et rebaptisée Québécair en 1953. Elle est nationalisée par le gouvernement du Québec de René Lévesque en 1981 et est privatisée à nouveau par le gouvernement Bourassa en 1986. Au moment de l’enquête, 75 % de sa main-d’œuvre était francophone. Nordair, qui allait en faire l’acquisition (avant d’être elle-même absorbée par CP Air – Canadian Paci!c Air Lines), n’embauchait jusque-là que 40 % de francophones pour ses opérations québécoises.

9 Adoptée par le Parlement fédéral en 1969.

10 La langue de travail aux aéroports de Dorval et Sainte-Scholastique, décembre 1970.

11 Communiqué de la FTQ, 18 décembre 1970.

12 Propos reconstitués à partir des souvenirs de Fernand.

13 Pierre Vennat, « Le monde des affaires : il n’y a pas une, mais deux langues de travail au Québec », La Presse, 21 avril 1971.

14 Rapport de la Commission consultative des districts bilingues, présidée par Roger Duhamel.

15 Québec-Presse, 9 mai 1971.

16 Archives web de Radio-Canada, émission Le 60, 12 janvier 1973 ; outre Fernand Daoust et le président du Conseil du patronat, 16 autres personnalités de divers milieux participent à ce débat, dont Gérald Godin, François-Albert Angers, Gaston Cholette, Manon Vennat et Luc Martin.

17 Ibid

18 Ibid

19 Ibid

20 Mémoire sur le français langue de travail, présenté à la commission Gendron par la Fédération des travailleurs du Québec, août 1971.

21 Mémoire sur le français langue de travail, op. cit.

22 Le Front Québec français se dissout en 1971 pour céder la place à une organisation provisoire du nom de Front commun sur le statut du français. En novembre de cette même année, le Mouvement Québec français est fondé.

23 Archives de la FTQ, Rapport supplémentaire de la commission technique aux membres du Front commun sur la langue française, Montréal, octobre 1971.

24 Archives de la FTQ, Lettre de Robert Bourassa, premier ministre du Québec, à Albert Alain, porte-parole du MQF, 23 février 1972.

25 Communiqué de la FTQ, 14 février 1973.

26 Notes de la FTQ sur le rapport Gendron et le français langue de travail, février 1973.

27 FTQ, communiqué, 23 mai 1974.

28 Mémoire présenté par la Fédération des travailleurs du Québec à la Commission parlementaire chargée d’étudier le projet de loi 22 (Loi sur la langue officielle), juin 1974.

29 Le coriace ancien ministre de la Justice était devenu ministre de l’Éducation après la réélection des libéraux en 1973. Choquette préconise que le français soit la langue d’enseignement pour tous, sauf pour les élèves de langue maternelle anglaise. Il réclame un amendement que son chef lui refuse. Il démissionne du gouvernement et quitte le Parti libéral le 26 septembre 1975. Homme de droite, connu pour son intransigeance à titre de ministre de la Justice, Choquette n’en est pas moins responsable de l’adoption par l’Assemblée nationale de la Charte des droits et libertés de la personne, de la Loi sur l’aide juridique et de la création de la Cour des petites créances. Après sa rupture avec les libéraux, Choquette fonde le Parti national populaire en 1975, mais ce parti ne réussit pas à s’imposer sur l’échiquier politique.

30 Mémoire présenté par la Fédération des travailleurs du Québec à la Commission parlementaire chargée d’étudier le projet de loi no 1, le 21 juin 1977. D’abord numéroté 1 lors de sa présentation, le projet de loi portera le numéro 101, au moment de devenir loi.

31 Guy Rocher, « Revenir à l’esprit de la loi 101 », Le Devoir, 18 mars 2013.

32 Intervention de Fernand Daoust au colloque L’œuvre de Camille Laurin et les instruments de la transformation sociale. Montréal, 29 mai 2009.

33 FTQ, communiqué, 26 août 1977.