Professeur titulaire la Faculté de droit de l’Université de Montréal
Comme pour les siècles précédents, le XXIe siècle aura donné lieu à la tenue de multiples référendums portant sur l’accession de peuples à l’indépendance. De la Catalogne à l’Écosse, en passant par le Kurdistan irakien et Porto-Rico, des consultations populaires se sont déroulées sur plusieurs continents. De telles consultations sont également prévues d’ici la fin de la décennie relativement à l’indépendance de Chuuk, l’un des quatre États fédérés de Micronésie (5 mars 2019) et à celle de la province et région autonome de Bougainville en Papaousie-Nouvelle-Guinée (15 juin 2019).
Mais, il faut ajouter à ces référendums celui qui se tiendra le 4 novembre 2018 sur un territoire que les tenants de l’indépendance dénomment Kanaky et que la République française présente quant à elle comme la Nouvelle-Calédonie. Ce référendum se tiendra 20 ans après la conclusion, le 5 mai 1998, et son approbation lors d’un premier référendum le 14 novembre 1998, de l’Accord de Nouméa en vertu duquel « [l]a consultation portera sur le transfert à la Nouvelle-Calédonie des compétences régaliennes, l’accès à un statut international de pleine responsabilité et l’organisation de la citoyenneté en nationalité ». Le libellé de la question à laquelle pourront répondre les personnes inscrites sur la liste électorale spéciale confirme que le référendum portera sur l’accès à un tel statut international : « Voulez-vous que la Nouvelle-Calédonie accède à la pleine souveraineté et devienne indépendante ? »
Si la question de l’accession à l’indépendance de la Kanaky–Nouvelle-Calédonie suscite des débats sur l’opportunité politique et les impacts économiques de choisir une telle option d’avenir, elle ne semble pas être sujet à des controverses de nature juridique analogues à ceux qu’ont connu le Québec et, davantage encore, la Catalogne, lorsqu’il s’agit de la reconnaissance d’un droit à l’indépendance fondé sur le droit international.
Dans son chapitre XI et la Déclaration relative aux territoires autonomes, la Charte des Nations unies prévoit, en son article 73, que « [l]es membres des Nations unies qui ont ou qui assument la responsabilité d’administrer des territoires dont les populations ne s’administrent pas encore complètement elles-mêmes reconnaissent le principe de la primauté des intérêts des habitants de ces territoires ». En vertu de cet article, ils acceptent comme une mission sacrée l’obligation de favoriser dans toute la mesure possible leur prospérité, dans le cadre du système de paix et de sécurité internationales établi par la présente Charte et, à cette fin, comme le précise l’alinéa b) :
[…] de développer leur capacité de s’administrer elles-mêmes, de tenir compte des aspirations politiques des populations et de les aider dans le développement progressif de leurs libres institutions politiques, dans la mesure appropriée aux conditions particulières de chaque territoire et de ses populations et à leurs degrés variables de développement.
Si cet article se contentait à l’origine d’affirmer un devoir des puissantes administrantes de développer la capacité des territoires non autonomes à s’administrer eux-mêmes, il a ultérieurement été interprété comme reconnaissant un droit à l’indépendance de ces territoires. Cette reconnaissance fut le résultat de l’adoption, le 14 décembre 1960, de la Déclaration sur l’octroi de l’indépendance au pays et peuples coloniaux (Résolution 1514) en vertu duquel était notamment affirmé que :
[…] des mesures immédiates seront prises, dans les […] territoires non autonomes […] qui n’ont pas encore accédé à l’indépendance, pour transférer tous pouvoirs aux peuples de ces territoires, sans aucune condition ni réserve, conformément à leur volonté et leurs vœux librement exprimés, sans aucune distinction de race, de croyance ou de couleur, afin de leur permettre de jouir d’une indépendance et d’une liberté compléte.
Adoptée le même jour, la Résolution sur les principes qui doivent guider les États membres pour déterminer si l’obligation de communiquer des renseignements prévue à l’alinéa e de l’article 73 de la Charte leur est applicable ou non (Résolution 1541) confirme l’émergence d’un droit à l’indépendance des territoires non autonomes. Après avoir rappelé dans son principe II que :
[…] [t]els que le Chapitre XI de la Charte les conçoit, les territoires autonomies sont dans un état dynamique d’évolution et de progrès vers la pleine capacité à s’administrer eux-mêmes […] et à la « pleine autonomie », elle ajoute en son principe VI « qu’un territoire non autonome a atteint la pleine autonomie : a) Quand il est devenu un État indépendant et souverain ; b) Quand il s’est librement associé à un État indépendant ; c) Quand il s’est intégré à un État indépendant.
Le gouvernement français a refusé de communiquer des renseignements sur la Nouvelle-Calédonie et a semblé ne pas vouloir ainsi lui reconnaître son statut de territoire non autonome. Ce refus pourrait avoir été fondé sur la clause de sauvegarde contenue à l’article 6 de la Résolution 1514. Celle-ci prévoit que « [t]oute tentative visant à détruire partiellement ou totalement l’unité nationale et l’intégrité territoriale d’un pays est incompatible avec les buts et les principes de la Charte des Nations unies ».
Une clause de sauvegarde analogue se retrouve dans la Déclaration sur les relations amicales (Résolution 2625), et plus particulièrement dans sa partie relative au « principe de l’égalité de droits des peuples et de leur droit à disposer d’eux-mêmes », la disposition communément appelée « clause de sauvegarde » se lit comme suit :
Rien dans les paragraphes précédents ne sera interprété comme autorisant ou encourageant une action, quelle qu’elle soit, qui démembrerait ou menacerait, totalement ou partiellement, l’intégrité territoriale ou l’unité politique de tout État souverain et indépendant se conduisant conformément au principe de l’égalité de droits et du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes… et doté ainsi d’un gouvernement représentant l’ensemble du peuple appartenant au territoire sans distinction de race, de croyance ou de religion.
Ces clauses de sauvegarde ne peuvent être opposées à la Nouvelle-Calédonie en raison de son statut de territoire non autonome. Ainsi, d’après la Résolution 2625 :
[…] [l]e territoire d’une colonie ou d’un autre territoire non autonome possède, en vertu de la Charte, un statut séparé et distinct de celui du territoire de l’État qui l’administre ; ce statut séparé et distinct en vertu de la Charte existe aussi longtemps que le peuple de la colonie ou du territoire non autonome n’exerce pas son droit à disposer de lui-même conformément à la Charte et, plus particulièrement, à ses buts et principes » (l’italique est de moi).
On ne saurait donc opposer le principe de l’intégrité territoriale à un territoire non autonome comme la Nouvelle-Calédonie qui détient un « statut séparé et distinct » de la France.
La portée du principe de l’intégrité territoire considérée par la Cour internationale de Justice dans son Avis consultatif sur le Kosovo de 2010 a été réduite aux relations entre États et n’est pas opposable au peuple qui est titulaire du droit à l’indépendance et de l’État qui l’administre. Le paragraphe 80 de cet avis est on ne peut plus clair à ce sujet : « La portée du principe de l’intégrité territoriale est donc limitée à la sphère des relations interétatiques ».
En dépit du fait que le gouvernement n’avait pas communiqué de renseignements sur la Nouvelle-Calédonie et ne semblait pas vouloir ainsi lui reconnaître le statut de territoire non autonome, l’Assemblée générale des Nations unies adoptait le 2 décembre 1986 la résolution 41/41 et y déclarait qu’« en vertu des dispositions du chapitre XI de la Charte des Nations unies et des résolutions 1514 (XV) et 1541 (XV) […], la Nouvelle-Calédonie est un territoire non autonome au sens de la Charte ». La résolution affirmait au surplus « le droit inaliénable du peuple de la Nouvelle-Calédonie à l’autodétermination et l’indépendance conformément aux dispositions de la résolution 1514 (XV) ».
Depuis lors, et à la lumière de la résolution 68/92 de l’Assemblée générale des Nations unies adoptée le 11 décembre 2013, ainsi qu’un document de travail établi par le Secrétariat général des Nations unies en 2014, on doit dorénavant comprendre que le gouvernement français accepte le statut de territoire non autonome de la Nouvelle-Calédonie et son droit à l’indépendance fondé sur la Charte des Nations unies ainsi que les résolutions 1514, 1541 et 2625 de l’Assemblée générale des Nations unies et de son obligation de transmettre des renseignements au Comité spécial de la décolonisation au titre de l’alinéa e de l’article 73 de la Charte des Nations unies.
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La reconnaissance par la France d’un droit à l’indépendance du peuple de Nouvelle-Calédonie selon le droit international semble être aujourd’hui confortée par une garantie analogue par le droit français. Pour donner suite à la conclusion de l’Accord de Nouméa, la Constitution de la République française a été modifiée et contient en ces articles 76 et 77 des dispositions transitoires relatives à la Nouvelle-Calédonie. L’article 77 prévoit en outre :
[…] Après approbation de l’accord [de Nouméa], la loi organique, prise après avis de l’assemblée délibérante de la Nouvelle-Calédonie, détermine, pour assurer l’évolution de la Nouvelle-Calédonie dans le respect des orientations définies par cet accord et selon les modalités nécessaires à sa mise en œuvre « les conditions et les délais dans lesquels les populations intéressées de la Nouvelle-Calédonie seront amenées à se prononcer sur l’accession à la pleine souveraineté ». Ces conditions et délais ont été précisés aux articles 216 à 222 de cette loi organique relative à la « Consultation sur la pleine accession à la souveraineté ».
La reconnaissance d’un droit à l’indépendance est un acquis important pour le peuple kanak et l’exercice de ce droit le 4 novembre 2018 sera une illustration additionnelle de l’importance – et de l’application qui doit devenir universelle – d’un principe du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes en vertu duquel les peuples peuvent déterminer librement leur statut politique et assurer librement leur développement économique, social et culturel.l