Le facteur d’inertie

Un article paru dans Le Monde diplomatique de mai dernier étudie les pratiques euthanasiques nazies et leur dérive, le programme d’extermination des prisonniers des camps, des Juifs et des Tziganes.

Dès 1939, on envisageait, par volonté d’économie, l’élimination d’un patient sur dix dans les hôpitaux psychiatriques, ce qui représentait de 65 000 à 70 000 personnes. Entre janvier 1940 et août 1941, de fait, « quelque 70 000 pensionnaires d’établissements psychiatriques furent systématiquement assassinés ».

Cette abomination avait d’ailleurs été précédée, depuis 1920, en Allemagne, par diverses expériences, en particulier l’une d’elles, qui visait des « enfants lourdement handicapés », dont la famille acceptait le sacrifice, pour leur bien…

L’auteur, Suzanne Heim, souligne surtout ceci : que « la liquidation des malades mentaux », qui finit par se savoir, « n’avait pas fondamentalement ébranlé la population ». Autrement dit, l’opinion s’était faite à l’idée.

En avril 1941, le « consensus autour des meurtres des malades » s’avérait positif : dans 80 % des cas, les proches étaient d’accord, 10 % protestaient, 10 % étaient indifférents.

Le régime avait appris l’étrange plasticité de l’opinion publique en ces matières. Il allait pouvoir en tirer parti.

Ces pratiques sont considérées comme ayant fait partie des causes qui conduisirent à l’Holocauste. L’expérience soit des techniques, soit du conditionnement de l’opinion publique, était précieuse. Elle fut utilisée.

Il y a ici quelque chose de très important, de mal connu et de très singulier à faire ressortir, une sorte de loi sociologique qui pèse sur toutes les sociétés. Cette loi concerne entre autres le politique, bien entendu.

De quoi s’agit-il ? De l’inertie foncière de l’opinion.

Quelque chose de lourd, un véritable poids, une certaine fatalité pèsent sur la conscience publique et sur l’histoire.

Le corps social, sauf dans des moments exceptionnels, n’est pas très alerte. Dans une large mesure, il est prêt à recevoir des opinions parfois contraires à sa conscience initiale. Il s’habitue à ces idées. Elles finissent par se fondre dans son univers moral.

Le phénomène est surtout collectif. Les masses sont plus vulnérables que des individus à cet égard et elles absorbent comme des éponges les idées à la mode, particulièrement si le modèle libère la personne des exigences qu’elle pouvait avoir. On dirait que cette société passive et conformiste est composée d’individus indifférenciés et se comporte comme un tout. La masse ainsi influencée, de déterminée qu’elle était, devient déterminante par son nombre, par un phénomène d’unanimité croissante.

Cela se manifeste de toutes sortes de façons. C’est ainsi que Tony Blair, au moment où j’écris, vient d’être réélu, avec une majorité moindre. Moindre ? Cela signifie que l’inertie a prévalu encore.

La réélection de Bush ? Une pareille pesanteur de l’opinion publique a joué là aussi – ­dans le sens d’une majorité accrue !

Au Canada, autre exemple, il s’en est fallu de peu pour que Paul Martin ne nous vende aux Américains à propos du Bouclier. Des difficultés intérieures, comme on sait, l’ont retenu. Partie remise… On finira bien par faire pencher l’opinion du mauvais côté et alors elle emportera par sa masse la majorité de la population.

L’inertie sociale est un facteur de première importance, une donnée capitale. Les politiciens misent constamment sur elle.

Le cas de l’euthanasie en Allemagne n’était qu’un exemple, bien qu’extrême. Dans des cas plus ordinaires, l’opinion, molle, paresseuse, est souvent disposée à accepter les dérives, ce qui peut aller jusqu’à modifier profondément les pensées d’une société, les plus souvent dans le sens de la facilité, de l’abandon des exigences, de la licence, de la liquidation des valeurs.

La révolution postmoderne des mœurs constitue une bonne illustration de ce fait-là. C’est un domaine où le conformisme est roi. Les automatismes sociaux, d’ailleurs activés sans relâche dans le sens où ils vont selon la postmodernité, établissent avec une rapidité déconcertante le règne de ce qu’on peut appeler une post-éthique. L’opinion de la masse est devenue en pareil cas plus ou moins normative.

Le facteur d’inertie, au sens que je lui prête, est à l’œuvre comme jamais dans nos sociétés, favorisé par la multiplicité illimitée des images, des sollicitations, – des exemples, précisément.

Pendant dix ans, après 1995, au Québec on a glissé plus ou moins dans l’inexistence politique. C’était encore l’effet du facteur dont je parle. La société accepte de ne pas réagir, puis elle n’en voit plus la possibilité ni même la nécessité.

Les sociétés sont aisément corruptibles, par le fait même. La société actuelle l’est comme jamais. Elle représente à cet égard, le contraire de l’esprit de verticalité. Sans doute, même les causes verticales par nature, comme le souverainisme québécois, subissent l’influence du laisser-aller ambiant, entrave de taille mais insaisissable et diffuse.