Le legs du Robin des banques. Moi, ses souliers

Quousque tandem abutere, Catilina, patientia nostra ?
Quamdiu etiam furor iste tuus nos eludet?
Quem ad finem sese effrenata jactabit audacia?
Jusque à quand, Catilina, abuseras-tu, enfin, de notre patience ?
Combien de temps encore serons-nous le jouet de ta fureur ?
Jusqu’où s’emportera ton audace effrénée ?

Les Catilinaires I-V, Cicéron, 60 av. J.-C.

Tous les Yves Michaud

De tous les Yves Michaud qu’il y a eu, nous avons connu le dernier comme notre père : on est sortis de sa cuisse. Bien sûr, il y a toutes les autres affaires dont il ne servirait absolument à rien de dresser ici la liste, à commencer par celle qui est à son nom. Le Robin des banques est une affaire en soi et n’a pas besoin des autres, même s’il est évidemment possible d’arguer qu’elle en descend. Michaud n’écrivait-il pas déjà en 1974 que le « sang des pauvres doit arrêter de nourrir les grassouillets parasites qui nous dévorent. Nous nous y emploierons. Avec l’aide du monde ordinaire1. » Les « pauvres ». Le ton, la plume, tout y est déjà, depuis longtemps. Aussi, son legs vient encore aujourd’hui trancher le feutre des salons matelassés du monde financier et faire résonner les salles lambrissées de la rue de la Baie dans la Ville-Reine.

L’Association de protection des épargnants et investisseurs du Québec (APÉIQ) – 1995

C’est après avoir subi les contrecoups personnels de la faillite de Trustco Général que Michaud a fondé l’Association de protection des épargnants et investisseurs du Québec (APÉIQ) – aujourd’hui le Mouvement d’éducation et de défense des actionnaires (MÉDAC) – avec pour objectif de regrouper les épargnants et investisseurs qui, comme lui, avaient été lésés dans l’affaire, pour leur permettre d’agir collectivement. C’est là tout le génie de la chose, c’est là tout son génie à lui. En effet, la Loi interdit nommément que les propositions d’actionnaire – mécanisme prévu dont elle dispose – portent sur « une réclamation personnelle » ou visent à « obtenir […] la réparation d’un grief personnel ». Michaud avait évidemment des griefs personnels, mais il en a aussi tiré la portée collective. Non seulement ça, mais il en a également cherché les causes, qui, elles, avaient portée collective et se trouvaient dans les vices de gouverne des sociétés (les banques). Cette question-là, elle, est admissible, et féconde.

Radier un prêt de 350 millions $ aux frères Reichmann n’a pas empêché les dirigeants de la Banque Nationale de dormir. Mais pour moi, la perspective d’une radiation de 70 000 $ d’économies dans mon régime d’épargne-retraite réactive un ulcère d’estomac que je croyais avoir maîtrisé2.

Ensuite, sa victoire en Cour supérieure, le jugement Rayle (1997), a jeté les bases de la démocratie actionnariale au pays. Les règles qui faisaient en sorte qu’il était possible de soumettre des propositions d’actionnaire aux entreprises existaient déjà, mais elles n’avaient jamais été mises à l’épreuve. Deux banques lui refusaient le droit de déposer des propositions d’actionnaire. Michaud devait donc s’adresser aux tribunaux pour en disposer. Pierrette Rayle, écartant d’emblée les questions personnelles, s’est concentrée sur le sujet de fond et a tranché :

Le moyen offert à l’actionnaire n’est ni un privilège ni un recours exceptionnel : c’est un droit qui est soumis à très peu de restrictions […] Le législateur ne restreint même pas le champ des affaires de la banque qui peuvent être visées par la proposition de l’actionnaire. On peut cependant supposer que cette proposition doit tout de même satisfaire les règles usuelles de pertinence […]

… puis :

[71] Le Tribunal en conclut donc que le législateur a voulu que cette assemblée annuelle soit celle des actionnaires et non celle des dirigeants ou des administrateurs. La portée des articles est large, leur but est de favoriser la participation des actionnaires, et ils devront être interprétés en conséquence3.

Aussi, à partir de ce jugement-là, la jurisprudence était assise, accotée sur le roc. Le reste est à l’Histoire. Il faut entendre sinon réécouter son entrevue télévisée de 1997 avec Denise Bombardier – récemment publiée dans Internète par Radio-Canada4 – dans laquelle il dit : « Je ne suis pas un être silencieux. », puis « Les causes viennent à moi. »

Au fil des années, l’organisme a vu plusieurs de ses propositions d’actionnaire appuyées à la majorité des votes, sinon directement implantées par les compagnies, notamment :

  • la divulgation des honoraires des auditeurs ;
  • la divulgation simultanée de l’information à tous les actionnaires ;
  • le rapport verbal à l’assemblée annuelle ;
  • la divulgation des postes d’administrateurs occupés au cours des cinq dernières années par les candidats administrateurs ;
  • la divulgation de la valeur des régimes de retraite ;
  • la divulgation de la rémunération des conseillers en rémunération ;
  • le vote consultatif sur la rémunération des hauts dirigeants ;
  • l’indépendance des conseillers en rémunération.

La plupart de ces pratiques sont désormais courantes, qu’elles soient appliquées volontairement par les sociétés, inscrites aux lignes directrices ou aux règlements de la Bourse, sinon imposées par les ACVM5 dont l’Autorité des marchés financiers (AMF) au Québec.

Certains sont d’avis que la plupart des plus graves problèmes de gouverne d’entreprises (gouvernance) sont aujourd’hui réglés (même si d’autres ne le pensent pas…) et il est plutôt rare, désormais, de voir des propositions d’actionnaire sur ces questions gagner l’appui de la majorité des votes. Il y a, bien sûr, d’autres sujets qui retiennent l’attention des actionnaires, notamment l’engagement des entreprises à la réduction des émissions de carbone et, plus largement, les questions environnementales comme la tenue d’un vote consultatif annuel sur la politique climatique des entreprises, ou encore les questions relatives à la responsabilité sociale des entreprises, y compris la lutte à l’évasion et à l’évitement fiscal (divulgation des activités à l’étranger et des rapports « pays par pays »). L’on voit d’ailleurs le nombre d’actionnaires – individus et organisations – qui font des propositions d’actionnaire augmenter avec le temps. Voilà une chose saine.

Nous ne sommes pas seuls

Ça prenait tout une paire de bottes pour se trimbaler dans toutes ces assemblées. D’ailleurs, je chausse ces bottes-là depuis que Michaud n’est plus là et puis je dois tirer très fort sur les lacets pour venir à bout de les attacher. Michaud avait une verve exceptionnelle qu’il est inutile de singer, l’on ne peut que s’en inspirer. Il avait énormément de courage, énormément de rigueur, une rigueur incisive. On s’abreuve à ça aujourd’hui. C’est nécessaire, parce que le peuple fait face à des intérêts financiers qui sont colossaux. Soit dit en passant, les actionnaires, dans leur nombre, représentent eux aussi des intérêts colossaux. Ils sont nombreux, les actionnaires – épargnants et investisseurs individuels, par leurs placements personnels ou ceux que font leurs caisses de retraite et leurs fonds de pension –, à financer les entreprises, à investir dans les sociétés ouvertes. C’est ce que représente notre organisme, c’est ce que représentait Michaud, notre héraut. C’est encore là un vieux principe, l’idée de ce que collectivement, on peut être représentés.

Michaud avait l’habitude de dire : « Rien ne sert d’espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer6. »Il nous a démontré que ça n’est pas parce qu’on ne pense pas qu’on va gagner une bataille que la bataille n’en vaut pas la peine. Une bataille, en soi, est une victoire. Il nous l’a cent fois montré. L’important, c’est les principes. C’est la cause. Mener les batailles, sans nécessairement « obtenir » les « victoires », nous permet quand même de faire avancer les choses. On a été maintes fois à même de le vérifier au MÉDAC. Ça n’est pas parce qu’on ne gagne pas un vote sur le plancher d’une assemblée que les entreprises ne vont pas changer leur comportement. C’est arrivé souvent. Il suffit de l’exemple de l’implantation de la pratique annuelle d’un vote consultatif sur la politique de rémunération des entreprises pour s’en convaincre totalement. Toutes s’y opposaient farouchement jusques à ce que finalement, de guerre lasse, les banques s’y mettent, sous la pression du MÉDAC, que la majorité des entreprises cotées en Bourse le fasse ensuite et que, ultimement, l’obligation en soit inscrite dans la Loi.

Ni gauche, ni droite…

Michaud n’était pas « un homme de gauche », il l’a souvent répété. Libéral, dans la lettre et dans l’esprit, il n’était pas non plus un homme de droite, quoique plutôt conservateur dans la forme… Non ! Il refusait ces étiquettes et il s’agit là d’une des plus grandes leçons qu’il nous a inculquées.

Quand Michaud réclame haut et fort de sabrer dans la rémunération des dirigeants des banques d’abord et de toutes les grosses compagnies ensuite, ça n’est ni de gauche, ni de droite, c’est le bon sens même. « À mon avis, ces rémunérations insensées sont grotesques et sont plus révélatrices d’une certaine cupidité que d’une habilité en gestion7. » dit alors son contemporain Jarislowsky. Quand Michaud arpente les corridors des assemblées et en foule le plancher pour exiger la séparation des postes de PDG et de président du conseil d’administration de toutes les sociétés ouvertes, c’est à la fois à gauche et à droite. C’est même désormais devenu la règle.

Quand l’organisme qu’il a fondé exige et obtient des entreprises qu’elles s’engagent à favoriser la progression des femmes en entreprise, c’est à la fois à gauche (progrès social) et à droite (plus de main-d’œuvre, de cerveaux et de gestionnaires disponibles). La liste de ces exemples est longue et il ne sert à rien d’être exhaustif. L’idée est claire.

Il est hors de question de se faire peinturer d’un bord ou de l’autre des lignes de fracture idéologique, un péril mortel dans la vie militante, sinon financière. Il n’est pas possible de défendre les droits et les intérêts de la masse des gens si l’on coupe cette masse en deux. C’est une chose simple, mais radicale, qui a beaucoup gagné en valeur avec le temps. Il n’est pas nécessaire de répéter, comme c’est la mode, que la polarisation idéologique ambiante, exacerbée par la médiation socionumérique de gigantesques multinationales étrangères, marque notre époque et neutralise l’espace public, en en détournant le potentiel politique, voire en le détruisant. Même Larry Fink, PDG de la plus grosse société de gestion d’actifs et d’investissements au monde, le dit, quand il juge que les critères environnementaux, sociaux et de (bonne) gouverne d’entreprise (gouvernance) – Les critères « ESG » – ont été instrumentalisés à mal (weaponized), de part et d’autre des axes de polarité idéologiques.

Nous ne lâcherons pas

Michaud avait du tirant. C’est grâce à lui s’il a été possible d’asseoir à la table du conseil d’administration du MÉDAC les Parizeau, Daoust et Béland, entre autres personnalités de grande notoriété à avoir directement soutenu l’organisme. Aujourd’hui, il les rejoint tous au Ciel. Il nous appartient désormais de poursuivre son œuvre. Il nous surveille, c’est certain.

Le matin de ses obsèques, le 4 avril dernier, était particulièrement saisissant. On avait les deux pieds dans la neige jusqu’au milieu des pattes, sous l’averse de flocons grands comme des peaux de lièvre, en pleine bordée de printemps. Le cercueil grimpait lentement les marches de l’église, vers son catafalque, sous les drapeaux flottants. Au même moment, précisément, l’organisme qu’il a fondé gagnait un vote, sur le plancher de l’assemblée annuelle des actionnaires d’une grande banque. La proposition d’actionnaire exigeait le retour des assemblées en personne plutôt que virtuelles. Si le destin n’existe pas, cela ne paraît pas. On a alors eu la vive et tenace impression, qui dure encore aujourd’hui, d’être plus forts que la mort, maintenant et pour toujours.

Patience et longueur de temps font mieux que force ni que rage8. /


1 Le Jour, volume 1, numéro 1, jeudi le 28 février 1974, page 17. Le Jour n’était pas un OSBL ni un OBNL, mais bien une société par actions, avec des actionnaires et des assemblées d’actionnaires. Les appels à leur mobilisation était nombreux dans la publication.

2 Yves Michaud les convie à une réunion le 25 mai – Trustco Général : des pertes de 25 millions $ pour 1500 épargnants, Didier Fessou, Le Soleil, 1993-05-19

3 Michaud c. Banque Nationale du Canada, 1997 CanLII 8814 (QC CS), 500-05-025646-967 ; 500-05-025647-965 <canlii.ca/t/1kmmn>

4 « Entrevue avec Yves Michaud en 1997 », 15 février 1997, Radio-Canada, publiée dans YouTube le 21 mars 2024 par archivesRC, <youtube.com/watch?v=QeIAEoT6E0o>

5 Autorités canadiennes en valeurs mobilières, « organisme-cadre des autorités provinciales et territoriales en valeurs mobilières ».
autorites-valeurs-mobilieres.ca

6 Selon Michaud, la citation était de Guillaume d’Orange, mais il disait que son ami René Lévesque l’attribuait plutôt à Marc Aurèle.

7 Jarislowsky, Stephen A., « Le “pillage” des patrons », Les Affaires, volume 19, numéro 5, 1er juin 1996

8 Le lion et le rat, La Fontaine

* Directeur du Mouvement d’éducation et de défense des actionnaires.

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