Le pétrocanadianisme: un puits sans fond

Député de Saint-Hyacinthe–Bagot à la Chambre des communes. Vice-président du Comité permanent sur le commerce international.

Les automobilistes ont pu le découvrir récemment : le prix à la pompe était pour le moins alléchant. Derrière ces bas prix, se cache cependant le piètre état dans lequel se trouve l’industrie pétrolière au Canada. En cette matière, la crise de la COVID-19 a eu à la fois le rôle d’occulteur et d’amplificateur.

La dynamique énergétique est au cœur des mouvements géopolitiques et économiques qui agitent le Canada. Depuis l’essor de la mondialisation, le Canada a cherché à se positionner comme une puissance en la matière. C’est aussi la politique du gouvernement de Pierre Eliott Trudeau, le Programme énergétique national, qui a causé la colère de l’Ouest canadien au point de mener à une rupture durable entre ces régions et le gouvernement canadien. En Alberta, en Colombie-Britannique et en Saskatchewan, le PÉN était perçu comme une invasion des juridictions provinciales en plus de représenter une tentative de confisquer leurs ressources naturelles. Le programme gardait les prix du pétrole sous les prix mondiaux, soutenant essentiellement les provinces de l’Est. C’est ce PÉN qui a mené l’Ouest à se constituer un véhicule politique, le Reform Party, qui fut l’ancêtre du Parti conservateur du Canada. Comme on le sait, le PCC au pouvoir, sous Stephen Harper, a accentué à plein régime l’extraction gazière et pétrolière, politique poursuivie par Justin Trudeau.

Le Canada, fondamentalement pétrolier, est un puits sans fond. Mais est-il également un puits sans fonds ? Avant de répondre à cette question, il importe de fournir un portrait complet de l’importance de l’extraction pétrolière pour le Canada, les difficultés qu’elle colporte, la situation à l’heure du Coronavirus, ainsi que quelques pistes de solutions.

Portrait du pétrocanadianisme

Le Canada détient la troisième réserve de pétrole du monde et disposerait de 172 milliards de barils de pétrole extractible, dont 166 milliards se trouveraient dans les sables bitumineux albertains. L’Agence internationale de l’énergie (AIE) « prévoit qu’au cours des 25 prochaines années, la production de sables bitumineux au Canada augmentera d’environ 2,5 millions de barils par jour1 » (la production quotidienne en 2014 était estimée à 2,2 millions de barils). Le site de Ressources naturelles Canada évoque la question en des termes dithyrambiques : « La production des sables bitumineux est assurée par le secteur privé et fait l’objet d’investissements importants de la part d’entreprises situées au Canada, aux États-Unis, en Europe et en Asie. En conséquence, les avantages économiques de l’exploitation des sables bitumineux se font sentir au Canada et dans le reste du monde. » La ministre fédérale de l’Environnement l’affirmait le 30 mars 2016, le Canada « a besoin » des emplois pétroliers. 150 000 emplois ont été créés en 2015 en relation avec l’industrie des sables bitumineux2.

On n’a qu’à constater à quel point les projets de transport pétrolier occupent l’actualité depuis plusieurs années. Northern Gateway de la compagnie distributrice Enbridge a rencontré la résistance du gouvernement de Terre-Neuve et des Premières Nations qui peuvent s’appuyer sur leurs droits constitutionnels3. Au sud, les États-Unis ont bloqué le projet Keystone XL, ce qui a poussé l’entreprise TransCanada à poursuivre l’administration américaine4, avant que le nouveau président Donald Trump ne l’approuve en 2017. Le projet d’oléoduc Énergie-Est, qui aurait traversé le fleuve Saint-Laurent, a quant à lui été officiellement annulé en 2017, suite à une contestation de grande ampleur, mais aussi à la baisse du prix du pétrole. En 2018, l’Office national de l’énergie a fait état de 119 incidents concernant le réseau canadien de pipelines.

Le Québec, et plus particulièrement le fleuve Saint-Laurent, est devenu un élément central de la géopolitique pétrolière canadienne. Or l’État québécois n’a aucune juridiction sur les voies fluviales, maritimes, ferroviaires et aériennes qui traversent son territoire si celles-ci ne s’y trouvent pas exclusivement. Malgré les protestations des populations locales, l’État canadien est donc en droit de procéder à sa guise. En 2014, les municipalités riveraines de Sorel-Tracy et de L’Isle-aux-Coudres5 se plaignirent ainsi du fait que la norme de largeur des superpétroliers avait été augmentée de 32 à 44 mètres de large sans consulter les municipalités les accueillant et sans que les plans d’urgence soient adaptés alors qu’on sait qu’à peine 5 à 20 % des hydrocarbures déversés dans le fleuve peuvent être récupérés6. Le cas du lac Saint-Pierre, désigné Réserve mondiale de la biosphère par l’UNESCO en 2000, est aussi frappant : les pressions pour faire interdire le transport de bitume dans cette partie du fleuve sont restées lettre morte, malgré la publication d’une étude démontrant qu’une marée noire traverserait l’ensemble du lac en à peine huit heures7.

Mais l’exemple le plus tragique demeure sans aucun doute celui de Lac-Mégantic : un train rempli de pétrole a explosé au cœur de la petite ville le 6 juillet 2013, entraînant la mort de quarante-sept personnes en plus de détruire une quarantaine de bâtiments dans un incendie monstrueux. La réglementation défaillante du transport ferroviaire du pétrole s’inscrit pleinement dans la vision canadienne de l’économie ; Ottawa a, en effet, coupé tant dans le nombre d’inspecteurs tant sur les wagons que sur les voies ferrées. Il y a quelques années, des militants maskoutains regroupés dans une initiative nommée Convoi citoyen se sont aventurés non loin de la gare de Saint-Hyacinthe et ont pris plusieurs photos où on pouvait notamment apercevoir des fils électriques à l’air libre, ainsi que des rails reposant non pas sur du ciment, mais sur de la terre mouillée.

Le pétrocanadianisme est transpartisan. L’appui du Green Party of Canada (!) à l’extraction des sables bitumineux de l’Alberta – destinés très largement à l’exportation – témoigne de manière percutante du consensus pétrolier des élites canadiennes. Tout cela, alors que les scientifiques s’entendent sur le fait que 80 pour cent du pétrole doit rester sous terre si nous voulons adopter une posture écoresponsable.

Maladie hollandaise, mal canadien

On l’appelle « maladie hollandaise ». Elle désigne un processus de désarticulation structurelle de la production – pouvant s’accompagner de désindustrialisation – d’un pays, causé par un important secteur d’exportation de matières premières. L’exploitation des ressources naturelles sera alors étroitement liée au déclin de l’industrie manufacturière dudit pays. Ça vous rappelle quelque chose ? Cela évoque assurément la perte de plus de 100 000 emplois liée à la hausse du dollar canadien, elle-même reliée à la hausse des exportations de pétrole bitumineux.

Le terme est apparu au cours de la décennie 1960, quand les revenus des Pays-Bas ont connu une importante augmentation suite à la découverte de gisements de gaz. La monnaie hollandaise a été appréciée, nuisant aux exportations non gazières. On retiendra la « maladie hollandaise » comme un nécessaire rappel qu’un pays ne doit impérativement pas dépendre uniquement de son secteur des matières premières.

Le développement économique canadien est centré sur l’extraction des matières premières. Ce paradigme était présent dès les débuts de l’expérience canadienne, alors que la colonie canadienne d’alors se spécialisait dans les marchandises en vrac, produits de l’agriculture et matières extractibles, destinées à l’exportation. Ces produits ne nécessitent pas beaucoup de transformation et leur marché est en grande partie conditionné par le commerce international.

L’histoire du Canada est marquée par la recherche d’extraction de produits possédant déjà un marché8. C’est la voie facile, en somme, pour pouvoir payer les travailleurs canadiens et importer les biens demandés par les consommateurs. La croissance économique canadienne était ainsi étroitement liée à l’état de la demande dans les pays industrialisés avec lesquels le Canada fait affaire.

La vie politique canadienne est aussi fortement influencée par la dépendance aux exportations, car le pouvoir politique et la richesse sont concentrés entre les mains d’élites qui font souvent converger les deux. Il faut dire que les contraintes géographiques expliquent l’importance du rôle de l’État, qui doit fournir certains capitaux que le milieu d’affaires n’a pas les moyens d’envisager. L’accent mis sur l’exportation des matières premières a un impact important sur les politiques publiques. Le politique est appelé, pour préserver la compétitivité nationale, à fournir des infrastructures, mais aussi à ajuster ses réglementations environnementales et sanitaires. Par contre, le développement de ces denrées ne nécessite pas un niveau de spécialisation technique particulièrement élevé de par l’absence de transformation importante du produit. Le territoire canadien n’est plus dès lors que l’arrière-poste servant à fournir les produits bruts qui seront ouvragés par les industries de transformation, pour le plus grand bénéfice du développement économique des pays industrialisés et des compagnies canadiennes impliquées.

Les ressources consacrées à soutenir ces exportations sont appelées à grossir perpétuellement. Le chemin de fer à l’origine de la création du Canada devait être rentabilisé par le transport des denrées, ce qui a contribué à geler l’exploration de nouvelles voies technologiques. Le résultat a été de renforcer encore la dépendance aux produits non transformés. Il y a une logique d’autorenforcement : la dépendance accrue aux exportations de matières premières amène une nécessité d’investissements accrus dans les infrastructures des transports, sommes qui ne sont alors pas injectées dans d’autres domaines de l’économie.

Si ce recours au passé colonial est toujours pertinent, il va de soi que l’économie canadienne s’est diversifiée et complexifiée, et ne se résume pas aux forêts du Québec, aux fermes de la Saskatchewan, aux mines de l’Ontario ou au pétrole albertain. Les marchés ont changé, de nouveaux débouchés ont été trouvés, il y a eu de l’innovation, des interventions des États, les villes se sont peuplées, l’immigration a connu des phases d’explosion, les compétiteurs sont apparus, certaines ressources se sont épuisées, etc. L’économie canadienne n’est certainement plus celle des décennies 1930 ou 1940. Cependant, force est d’admettre que le Canada reste fidèle à cet esprit en optant encore et toujours pour une spécialisation dans le domaine des ressources naturelles pour tirer son épingle du jeu de la compétitivité mondiale.

L’Ouest canadien a ainsi misé maximalement sur l’extraction pétrolière, délaissant la nécessaire diversification de l’économie. Or, pour revenir à la maladie hollandaise, les conséquences peuvent être encore plus grandes si ledit secteur connaissait lui aussi des difficultés, comme un épuisement des gisements ou des fluctuations du prix du baril, par exemple.

Le pétrole à l’ère de la COVID-19

Peu avant la crise mondiale, les Saoudiens et les Russes ont débuté une véritable guerre pétrolière, voulant en profiter du même coup pour éliminer les producteurs de schiste américains et canadiens9. Comme on le sait, le prix est actuellement extrêmement faible. Le Texas en a notamment subi largement les conséquences10. Les Américains ont créé une bulle énergétique en surproduisant le pétrole, ce qui a représenté une pression à la baisse du pétrole de schiste.

Qu’en est-il au Canada ?

Il y a à la peine quelques mois, un mouvement albertain laissait agiter le spectre de la naissance d’un nouvel État indépendant dans l’Ouest. Signe du sérieux de cette mouvance, le premier ministre Jason Kenney s’est permis de flirter avec celle-ci. Le modèle albertain a, de fait, longtemps fait saliver les provinces : en exploitant ses ressources naturelles, Calgary parvenait à être exempte de dettes et de déficit. En plus de subvenir largement à ses besoins, la province prétendait faire vivre le reste du Canada à travers la formule de la péréquation.

Le revirement a été total. Aujourd’hui, l’Alberta est plutôt en train d’appeler à l’aide. Terre-Neuve-Labrador vit des difficultés gigantesques après l’échec du barrage de Muskrat Falls. Ironiquement, c’est peut-être désormais le Québec qui va se trouver à payer pour ce gâchis. Une réforme de la formule de la péréquation n’est pas à exclure, si tant est qu’on puisse supposer que de nombreux Canadiens de l’Ouest la réclameront.

On peut s’attendre à ce que les faillites se multiplient. Les coûts d’exploitation sont également très élevés. S’ils sont certes plus bas aux États-Unis, leur modèle d’affaires s’apparente à un système de Ponzi. Le président Trump tente de trouver des moyens de limiter l’effondrement des prix, mais par une fuite en avant pour chercher d’autres moyens de financer.

L’impact sur l’avenir économique du Canada est considérable. Nous payons aujourd’hui, avec la crise de la COVID-19 et celle du pétrole, le prix pour le soutien indéfectible d’Ottawa, des banques et des fonds de pension au secteur du pétrole canadien. Les fonds de pension, dont la Caisse de dépôt et placement du Québec, ont multiplié les investissements dans ce secteur11. Les pensions des Canadiens et des Québécois se trouvent ainsi mises à risque en étant dépendantes des fluctuations pétrolières.

La part d’entreprises étrangères se lançant dans le pétrole canadien n’a cessé de s’amoindrir depuis environ 4 ans, rapportant ainsi très peu de redevances12. Le pétrole de schiste représente donc une très mauvaise opportunité de développement et le Canada semble en être prisonnier. L’un de ses plus grands drames est que, sur le marché mondial, au cœur de cette grande lutte géopolitique, il ne représente qu’un joueur mineur incapable d’influencer le jeu.

Nous percevons bien des ennuis découlant de cette obstination à mettre tous les œufs dans le même panier, celui d’un secteur énergétique déréglementé et fluctuant. Et il est très ardu de sortir du pétrole. Quand le prix est élevé, les investissements pleuvent. Le secteur des énergies renouvelables cherche à se développer, mais l’argent ne va pas là. A contrario, quand le prix est faible, les investissements sont faméliques, mais les consommateurs (particuliers ou entreprises) se bousculent aux pompes. Il n’y a donc pas plus d’argent pour les énergies renouvelables.

C’est, pour le dire dans la langue du Canada, un « lose-lose » pour quiconque pense à une réelle transition.

La réaction canadienne à la crise

Au moment de rédiger ces lignes, l’Association canadienne des producteurs pétroliers, dont le siège social est à Calgary, a exigé tout récemment des mesures se chiffrant entre 27 et 37 milliards de dollars, soit la mise en place de nouveaux crédits d’impôt à l’industrie pétrolière et gazière, une réforme fiscale, la réduction des exigences obligatoires en matière de prestations de retraite, l’augmentation des avantages de l’amortissement fiscal, de même que l’amortissement du coût en capital de 100 pour cent sur l’équipement.

Ottawa n’a aucunement chiffré les soutiens apportés par Exportation et Développement Canada et la Banque de développement du Canada. Le ministre des Finances Bill Morneau s’est contenté d’affirmer qu’il n’y aurait pas de plafond13 à l’aide et que cette dernière serait axée sur la demande14. Les entreprises pétrolières et gazières bénéficient également bien entendu de la subvention salariale de 75 pour cent et du Programme de crédit aux entreprises (PCE), à l’instar d’autres compagnies, y compris celles qui ont recours aux paradis fiscaux.

Le gouvernement Trudeau a aussi souhaité utiliser la Loi canadienne sur l’évaluation d’impact pour aller de l’avant quant à des forages pétroliers exploratoires en mer. Le but ? Éliminer les évaluations environnementales exigées pour les forages exploratoires à l’est de Terre-Neuve ; plus d’une centaine sont envisagés pour les dix prochaines années. Quand ça presse, ça presse : le rapport du comité, nommé pour ce faire le 15 avril 2019 dans le but de terminer son travail à l’automne, insiste sur « le délai très court » accordé « pour s’acquitter de sa tâche ». « Cela a non seulement limité la capacité du Comité à préparer le rapport, mais a également réduit la confiance du public dans le travail du Comité et les possibilités pour les autres de contribuer15. » En continuant à mettre le cap sur l’extraction, le Canada n’a clairement pas appris de ses erreurs.

Puis, tout récemment, la compagnie Irving Oil Ltd a obtenu l’approbation d’Ottawa pour une nouvelle route afin qu’elle puisse acheminer du pétrole bitumineux albertain vers la raffinerie de Saint John, au Nouveau-Brunswick.

Le gouvernement a également annoncé qu’il débloquait 1,7 milliard de dollars pour le nettoyage des puits de pétrole abandonnés, communément appelés les « sites orphelins ».

On ne peut s’opposer à la vertu. On peut cependant estimer que le montant annoncé est très loin d’être conforme à l’exigence. L’an dernier, l’Alberta Liabilities Disclosure Project (ALDP), un consortium qui comprend des propriétaires fonciers et des scientifiques, évaluait que le nettoyage des 100 000 puits orphelins allait coûter de 40 à 70 milliards de dollars. L’organisme de régulation énergétique de la province, l’Alberta Energy Regulator (AER), estimait plutôt le coût à 58,65 milliards de dollars, comprenant dans son calcul les oléoducs et installations16. L’écart entre ces deux études est important, mais toutes les deux indiquent que le nettoyage des puits nécessiterait des besoins budgétaires infiniment plus grands que le 1,7 milliard de dollars annoncé par Ottawa.

Il demeure qu’aussi bénéfique que ce soit ledit nettoyage, ce sera à l’État de payer – donc à la population – et non pas à celles qui le devraient, c’est-à-dire les compagnies. Quand une entreprise investit dans un parc éolien, elle a l’obligation d’assumer les externalités négatives. Pourquoi les pétrolières n’ont-elles pas de telles obligations, et peuvent-elles procéder à leurs projets d’extraction pour ensuite se sauver sans décontaminer ? Il y a là un trou législatif important. Ne faudrait-il pas envisager que cette subvention soit conditionnelle à l’engagement des provinces (les sites orphelins étant de leur juridiction) à ce qu’il y ait une clause stipulant que les conséquences des projets pétroliers soient à la charge de l’exploitant ? L’Office national de l’énergie ne devrait-il pas exiger l’étude des impacts post-exploitation et non plus ceux de l’exploitation en elle-même ? Pour clore cette question, mentionnons que l’Institut de recherche en biologie végétale du Jardin botanique de Montréal est particulièrement performant quant à l’enjeu des décontaminations. L’expertise québécoise, mondialement reconnue, pourrait être très avantageusement mise à profit.

Conclusion : la nécessaire transition

Il nous faut impérativement et urgemment opérer la transition. Les crises sont des moments lourds de conséquences, mais peuvent aussi être porteuses d’opportunités. La transition énergétique, pensée et réclamée depuis si longtemps, doit enfin être enclenchée de manière décisive.

Personne n’affirme que le pétrole ne doive plus être utilisé du tout. La production, à son niveau d’avant la crise, inclut notre approvisionnement. Ce dernier n’est pas un cadeau du Canada envers le Québec. Nous le payons.

Il faudrait cependant cesser de se contenter d’attendre que le prix remonte tout bonnement. Cela pourrait arriver, mais ce serait une nouvelle fuite en avant. Il nous faut mettre fin aux subventions aux énergies fossiles, promesse canadienne devant le G8 il y a dix ans.

Les énergies propres manquent actuellement de main d’œuvre, même si ce secteur représente l’avenir de l’emploi au Québec. Il paraîtrait approprié de mobiliser les travailleurs qualifiés pour la transition énergétique en les transférant vers les énergies vertes, comme les parcs éoliens ou les autobus électriques, pour ne nommer que ces exemples de projets. Certaines raffineries pourraient servir à la biométhanisation : ces zones étant déjà contaminées, nous ne perdrions rien à ce que les vidanges s’y rendent.

Au premier rang de cette transition énergétique se trouve bien entendu l’électrification des transports. Dans le cas du Québec, il s’agit à la fois d’une bonne occasion d’affaires et du meilleur choix écologique. On peut également dire maintenant qu’il s’agit de la nécessaire porte de sortie vis-à-vis de la dépendance au pétrole qui nous tire collectivement vers le bas.

Malgré ce que les libéraux prétendent, il n’y a actuellement aucun plan d’électrification des transports. Il y a certes des rabais sur la vente de voitures rechargeables – le Canada étant le dernier pays industrialisé à mettre en place de telles mesures – mais ce n’est pas ce qu’on peut appeler un plan d’électrification des transports, lequel devrait logiquement inclure la flotte gouvernementale, les véhicules lourds, les camions de marchandise, etc. La filière « consommateurs et consommatrices » est certainement importante, mais il ne faut surtout pas négliger la filière industrielle.

Il y a certes eu cette annonce, par Justin Trudeau, de construire 5000 nouvelles bornes électriques. Espérons que le Québec puisse en bénéficier. Or, on ne sait toujours pas où elles se trouveront et Richard Lemelin du blogue Roulez électrique n’est pas parvenu à le savoir malgré les questions posées au PLC, concluant son texte par « quand on ne veut pas répondre, on parle d’autre chose ». Dans la construction des nôtres, nous avons essentiellement compté sur l’argent des Québécois et très peu sur celui d’Ottawa. Or, la récente annonce peut nous laisser entendre que nous devrons payer pour les bornes des autres sans savoir clairement si nous aurons notre part du gâteau.

Un tel plan s’impose parce que les émissions de gaz à effet de serre ont augmenté au Canada depuis 1990. En 1990, les émissions de GES se situaient à 602 mégatonnes. En 2017, dernière année où elles ont été calculées, nous en étions à 716 mégatonnes. Si les politiciens canadiens prétendent qu’elles ont diminué, c’est parce que l’année de référence a été changée. En 2002, lors de la signature du protocole de Kyoto, on fixait 1990 comme année de référence. En 2015, le gouvernement de Stephen Harper, qui a sorti le Canada de Kyoto, a fixé un nouvel objectif de baisse des GES, mais par rapport à 2005. L’année de référence n’a pas été ramenée à 1990 après l’élection des libéraux. C’est commode pour prétendre que les GES diminuent alors qu’elles ont en réalité augmenté depuis les premiers objectifs.

Selon l’Agence internationale de l’énergie, le Canada est le pays dont les véhicules émettent le plus de GES au monde. Plus que les États-Unis !

Une loi pour contraindre Ottawa à respecter ses engagements dans le but de se conformer aux objectifs de la Conférence de Paris devra être votée. Vous me direz que nous ne sommes pas encore dans la réalisation concrète de l’électrification des transports, mais il est fondamental d’établir un cadre, un horizon, pour contraindre l’État canadien à poser des actions réelles. La loi inclura un mécanisme de reddition de compte et une clause exigeant d’en tenir compte, dans toutes ses actions (réglementations, subventions, contributions, fiscalité, etc.).

Une loi zéro émission serait également une corde essentielle à l’arc de la transition. Celle-ci vise à obliger les constructeurs automobiles à vendre un nombre croissant de véhicules rechargeables. De telles lois existent dans plusieurs États et tirent leur inspiration de la Californie, qui compte autant d’habitants que le Canada. Le Québec a lui aussi, depuis quatre ans, sa loi zéro émission. Ma collègue de Repentigny, Monique Pauzé, a déposé une motion au Comité permanent sur l’environnement de la Chambre des communes. Hélas, elle n’a pas été discutée.

Le Québec a toujours été un meneur en électrification des transports. Évitons de tomber dans le « greenwashing » et précisons que l’électrification n’est pas une panacée. Des véhicules électriques, ça pollue moins, mais ça pollue tout de même. Il demeure que l’électrification des véhicules individuels, qui – il faut le reconnaitre – ne sont pas prêts de disparaître, contribuerait indéniablement à un air plus respirable et un environnement plus propre. Le Québec a de quoi être fier de son hydroélectricité, qui est économiquement avantageuse en plus d’être écoresponsable. Mentionnons que 99 pour cent des véhicules rechargeables se trouvent dans trois provinces, et près de la moitié est au Québec.

Les programmes fédéraux sont cependant injustes.

L’Initiative pour le déploiement d’infrastructures pour les véhicules électriques et les carburants de remplacement vise certes à soutenir la construction de bornes de recharge, mais aussi les véhicules au gaz naturel et à hydrogène. Or, 40 pour cent des fonds de l’« Initiative » ont été consacrés à ces deux derniers secteurs : 6 millions de dollars pour l’hydrogène et 10,5 millions pour le gaz naturel. Or, un camion au gaz naturel émet plus de GES qu’un camion diesel et il est clair que la voiture à hydrogène ne saurait être considérée comme une solution. Ce programme doit être corrigé.

Quant au Fonds d’innovation du secteur automobile, il vise sur papier à soutenir les « constructeurs automobiles qui effectuent des travaux de recherche et de développement stratégiques de grande envergure axés sur le développement de véhicules innovateurs, plus écologiques et à plus faible consommation de carburant ». Le FISA est aujourd’hui intégré au Fonds stratégique pour l’innovation. Or, les PME du Québec, qui, à l’instar de Bectrol dans ma circonscription, travaillent activement à l’innovation dans le domaine de l’électrification, n’ont pas accès au Fonds à cause des critères du programme. En effet, 99 pour cent de l’argent du Fonds a bénéficié à l’Ontario (principalement des multinationales qui y sont basées), même si l’Ontario de Doug Ford s’est positionné clairement contre les véhicules électriques. Rappelons que M. Ford a fait ce que même Donald Trump n’a pas osé faire, éliminer les rabais sur la vente de voitures électriques, ce qui a fait chuter les ventes de VE de 50 pour cent. Les critères du Fonds doivent être modifiés pour que les PME du Québec puissent en profiter.

Quant à la vente de véhicules rechargeables, elle doit être bonifiée par des rabais supplémentaires. Nous proposons donc un rabais de 1 500 dollars de plus pour les acheteurs dont le salaire est inférieur au revenu moyen au Canada (47 000 $ annuellement), 1 500 de plus pour le remplacement par un véhicule électrique d’un véhicule âgé de 12 ans et plus, et 2 000 aux acheteurs d’un véhicule d’occasion.

Il nous faut aussi offrir un incitatif financier aux transporteurs qui achètent des autobus scolaires électriques. L’incitatif prendrait la forme d’une garantie qui permettrait aux transporteurs scolaires d’emprunter au taux du gouvernement du Canada, plus avantageux que celui du marché. Le gouvernement fédéral assumerait pendant cinq ans les intérêts liés à ces emprunts. Remplacer 90 % des autobus scolaires québécois par des versions roulant à l’électricité équivaudrait à retirer 32 000 voitures à essence des routes québécoises.

Il faut cependant aussi être cohérent. Un plan en électrification des transports qui servirait à s’exempter de rompre avec le pétrole sale ne serait pas bien différent d’acheter un oléoduc pour planter des arbres, c’est-à-dire un verdissement qui ne serait rien d’autre qu’un vernis. Ottawa a annulé l’an dernier la dette d’Irving. Cette multinationale roulant sur l’or (noir) avait-elle vraiment besoin qu’on lui annule sa dette ? Plusieurs étudiants aimeraient bien, eux aussi, avoir droit à un tel traitement. Selon un rapport d’Équiterre, en avril 2019, Finances Canada et Environnement Canada n’ont pas livré la marchandise en matière d’annulation des subventions aux énergies fossiles. 1,6 milliard de dollars aux pétrolières, selon l’organisme. Ce même groupe estimait en novembre 2018 que, de 2012 à 2017, Exportation et développement Canada a offert 12 fois plus d’argent aux énergies fossiles qu’aux énergies propres. Si vous doutez d’Équiterre, demandons au Fonds monétaire international ce qu’il en pense : en 2019, il estimait que les subventions directes et le soutien indirect aux énergies fossiles au Canada s’élevaient, en 2017, à 54 milliards de dollars. Ce soutien financier doit tout bonnement cesser.

Toutes ces propositions visent à agir en amont. Or, il faut aussi mettre en place un système capable de récompenser et de punir les provinces en fonction des résultats. C’est l’idée de « péréquation verte », portée par le Bloc québécois lors de la dernière campagne électorale. Nous proposons ainsi de hausser la taxe carbone pour les provinces où les émissions de GES par habitant sont plus élevées que la moyenne, pour verser le revenu ainsi obtenu aux provinces où les GES par habitant sont inférieurs à la moyenne. Le pollueur paierait ainsi le bon élève. Pour chaque dollar reçu en péréquation verte, Ottawa couperait 90 cents au chèque de péréquation. Ainsi, plus les émissions seraient basses, plus le chèque serait élevé. Ce mécanisme devrait lancer une véritable course à l’innovation verte. Payée par la taxation de la pollution, la péréquation verte serait moins coûteuse que la vieille formule de péréquation, payée par l’impôt sur le revenu. Sa mise en place permettrait une réduction des impôts sur le revenu des ménages québécois.

Pour finir, d’aucuns affirmeront que ces réformes attaquent le cœur même du fonctionnement du Canada et qu’elles sont par conséquent purement utopiques. Soit, je n’ai aucun problème à ce qu’on les applique dans un nouveau pays indépendant ! q


1 Ressources naturelles Canada, Que sont les sables bitumineux ?, disponible en ligne : https://www.rncan.gc.ca/nos-ressources-naturelles/sources-denergie-reseau-de-distr/combustibles-fossiles-propres/petrole-brut/que-sont-sables-bitumineux/18152

2 Ibid.

3 « Northern Gateway: des Premières Nations poursuivent Victoria », radio-canada.ca, 14 janvier 2015.

4 « Keystone XL rejection leads TransCanada to sue Obama administration. Calgary-based company ‘throwing the corporate equivalent of a temper tantrum,’ say opponents », CBC News, 6 janvier 2016.

5 « Arrivée d’un autre superpétrolier : Sorel-Tracy écrit à Harper et à Couillard », radio-canada.ca, 8 octobre 2014.

6 « Arrivée d’un autre superpétrolier : Sorel-Tracy écrit à Harper et à Couillard », radio-canada.ca, 8 octobre 2014 ; « Impossible de récupérer le pétrole déversé dans le fleuve ? », radio-canada.ca, 23 septembre 2014.

7 « Une marée noire traverserait le lac Saint-Pierre en ٨ heures, dit une nouvelle étude », radio-canada.ca, 12 février 2015.

8 Gordon Laxer, Open for business: The roots of foreign ownership in Canada, Toronto, Oxford University Press, 1989, 247 p.

9 Clifford Krauss, « As Russia and Saudi Arabia Retreat, U.S. Oil Industry Avoids the Worst

Job losses and bankruptcies appear certain, but a deal among producers may put a floor under prices for now », New York Times, 13 avril 2020.

10 Tamir Kalifa and Clifford Krauss, «This Feels Very Different», New York Times, 1er mai 2020.

11 Éric Pineault et François L’Italien, « Se sortir la tête du sable. La contribution de la Caisse de dépôt et placement aux énergies fossiles au Canada », Institut de recherche en économie contemporaine, février 2012 ; François L’Italien, Maxime Lefrançois et Éric Pineault, « Cesser de dormir au gaz. Le soutien de la Caisse de dépôt et placement à la filière du gaz de schiste au Québec », Institut de recherche en économie contemporaine, avril 2012.

12 Daniel Breton, « L’Alberta “junkie” du pétrole », Roulezelectrique.com, 4 mai 2016.

13 Kate Bolongaro et Kevin Orland, « Trudeau gives aid to energy workers, hints at liquidity help », Bloomberg News, 17 avril 2020.

14 Robert Fife, Bill Curry, Kelly Cryderman, Emma Graney, «Ottawa provides $2.4-billion to get oil and gas workers back on the job», Globe and Mail, 17 avril 2020.

15 Alexandre Shields, « Le gouvernement Trudeau veut accélérer les forages pétroliers en mer », Le Devoir, 22 mars 2020.

16 « Nettoyer les puits de pétrole abandonnés : un travail qui pourrait coûter 70 G$ », Radio-Canada, 9 avril 2019.