La société québécoise a été secouée ces derniers mois par des mouvements de contestations sociales sans précédent. Des indignés d’Occupons Montréal, qui campèrent au square Victoria pendant plus de 40 jours l’automne dernier, aux centaines de milliers de personnes (250 000 ?) qui ont participé à la plus grande manifestation de rue de l’histoire du Québec le 22 avril dernier à l’occasion du Jour de la Terre, en passant par les étudiants grévistes, qui ont pris d’assaut la rue pendant plus de 100 jours, soutenus ensuite par les « casseroleux », nous avons assisté ces derniers mois à une effervescence militante jamais vue au Québec. Ce qui se donne à voir est un contexte politique et social exceptionnel.
Que penser de ces mouvements ? Quel sens donner à ce « printemps érable » ? Comment penser ces bouleversements dans la perspective de la question nationale ?
Derrière ces mouvements, aussi disparates soient les causes spécifiques ou les revendications propres qui les animent, se laisse entendre, selon moi, un vif rejet de cette démission collective qui semble tenir lieu de politique d’État au Québec. On refuse ce discours d’abdication des institutions politiques et de ses acteurs au pouvoir face à notre destin collectif, au nom des impératifs du libre marché, du réalisme politique mortifère, d’une vision comptable de la société, de la nécessaire création de la richesse à tout prix, etc.
Ce qui se donne à voir au Québec est plus qu’un simple « immobilisme », celui d’un pouvoir politique sclérosé, empêché d’agir puisque empêtré dans des scandales ou poussé à l’inaction par des intérêts économiques à qui profitent le statu quo. Comme s’il y avait d’un côté un Québec « en marche », celui qui s’est abondamment exprimé ce printemps, et de l’autre, un pouvoir politique « paralysé ». Le pouvoir politique au Québec n’est pas immobile ; voyez comment il s’active autour du Plan Nord !
À mes yeux, ces mouvements sociaux témoignent en fait d’un appétit net pour la politique dans son sens fort, non pas comme simple gestion courante des affaires de l’État, ce qui relève de la simple « intendance », ce à quoi le gouvernement en place semble réduire la politique depuis qu’il est au pouvoir. Ces mouvements prônent à leur façon un retour en force du politique, comme la véritable prise en charge collective d’un peuple par lui-même, en vue de la réalisation de projets collectifs, d’une visée collective.
Autrement dit, ce qui se dégage de ces mouvements est qu’en dépit du fait que les Québécois, pris individuellement, se savent capables de grandes réalisations – pensons aux nombreux exemples de réussites de Québécois dans le domaine des affaires, de la culture, du savoir, etc. –, collectivement, comme peuple, de nombreux Québécois se sentent de plus en plus dépouillés de cette capacité collective d’agir par le pouvoir politique. Collectivement, sommes-nous encore capables de grandes choses, nous les Québécois ?
Qu’on m’entende bien, le Plan Nord, ce projet que le présent gouvernement veut être l’une de ses grandes réussites, ne sera jamais une grande réalisation collective – à la différence des grands projets de la Baie-James dans les années 1970. Il n’est qu’un projet privé ne comprenant qu’un petit nombre d’acteurs à la recherche de leurs intérêts particuliers ; le gouvernement du Québec s’étant uniquement donné comme rôle d’agir en simple gestionnaire, intermédiaire entre ces différents acteurs. Il ne fait que gérer la dépossession de nos ressources par des intérêts privés.
Un refus de cette abdication face à notre destin collectif
À l’automne dernier, les indignés se sont levé contre les dérives actuelles du système financier mondial qui permet au petit nombre (le 1 %, selon la belle formule) de s’enrichir toujours plus sur le dos du grand nombre (les 99 %). Au nom d’une certaine conception de la vie digne, ces militants refusent le fatalisme qui transpire le discours des représentants de l’ordre financier mondial, lequel est largement relayé par la classe politique québécoise. Comme si contre cette dynamique d’accroissement des inégalités économiques, il n’y avait absolument rien à faire. Comme si se soumettre volontairement et totalement à cette logique de la compétition économique mondialisée était ce qu’il a de plus responsable à faire pour un peuple. On refuse ici la politique du tout économique qui n’est en réalité rien d’autre qu’une abdication du politique face aux intérêts financiers.
Le 22 avril dernier, à l’occasion du Jour de la Terre, nombreux ont été ceux qui ont voulu rappeler combien nos ressources naturelles doivent être exploitées dans le respect de l’environnement, mais surtout, au nom du Bien commun. On s’élève ainsi contre l’exploitation de nos richesses au profit de l’intérêt privé encouragée par l’État québécois, en même temps que l’on refuse cette résignation qui consiste à voir dans l’exploitation sans limites et sans scrupules des ressources de la planète une exigence naturelle du marché pour soutenir la croissance mondiale contre laquelle on ne peut rien. Or, ce que nous disent ces militants, c’est que le Plan Nord ou l’exploitation des gaz de schiste n’ont rien d’une nécessité inéluctable.
Enfin, derrière le discours des étudiants grévistes et de leurs sympathisants se dégage une revendication pour l’accès pour tous au savoir universel. Or à cette revendication, le gouvernement a opposé deux réponses.
D’une part, il a mis de l’avant un argument comptable. Il manque 300 millions $ dans le système universitaire québécois, on est bien forcé de trouver l’argent quelque part. Il faut bien que quelqu’un paie. C’est là une réponse désincarnée, dissociée de toute vision de la société, autre que celle qui ne voit en elle rien de plus qu’un simple agrégat d’« utilisateurs-payeurs ». Or, un agrégat d’utilisateur-payeurs, pas plus qu’un ensemble de « contribuables », aussi grand soit cet agrégat ou cet ensemble, ne constitueront jamais un « peuple » ou une « nation ». Cette réponse témoigne d’une sorte d’incapacité ou de refus de la part du pouvoir politique d’assumer ses responsabilités qui sont celles de la gouverne d’un peuple et non pas de se faire simple administrateur ou simple gestionnaire d’une communauté d’utilisateur-payeurs.
D’autre part, plutôt que de tenter de justifier cette hausse en l’inscrivant dans une vision de la société et un modèle d’accès à l’éducation, on nous a servi un argument comparatif, selon lequel, en dépit de cette hausse, les Québécois vont continuer de débourser moins pour faire des études universitaires que les Canadiens. Or une simple comparaison ne pourra jamais tenir lieu de vision de société, ne pourra jamais justifier un choix politique. Cela est anecdotique. Cela est certes rassurant pour ceux qui n’ont d’autres aspirations pour le peuple québécois qu’il se confonde le plus possible au reste de l’Amérique du Nord. Mais pour tous ceux qui pensent le Québec comme le lieu de la réalisation nationale d’un peuple, cette approche est évidemment irrecevable.
Au demeurant, on ne peut manquer de souligner que si au lieu de prendre comme point de comparaison les provinces canadiennes, on prenait les pays de l’OCDE, on verra alors le champion québécois être relégué parmi les cancres.
Ainsi, face aux revendications des indignés, des manifestants du Jour de la Terre et des étudiants grévistes et de leurs sympathisants, le pouvoir politique québécois a été incapable d’être à la hauteur des responsabilités qui sont pourtant les siennes comme gouvernement du peuple québécois. Il s’est montré incapable de « gouverner », en ce que gouverner consiste précisément en cette capacité non pas de simplement « régler des problèmes » – sinon, nous sommes ici simplement dans le domaine de l’administration ou de l’intendance –, mais de déterminer les grandes orientations de la société en inscrivant celles-ci dans une conception de la société. Gouverner, c’est donner un sens à l’agir collectif d’un peuple. Gouverner, c’est incarner les grandes ambitions collectives d’un peuple.
Or, ce à quoi nous assistons au Québec est une sorte d’abdication de la part du pouvoir politique devant ses responsabilités de gouverne de notre peuple qui se traduit par une incapacité d’agir collectivement. Derrière ces trois mouvements de contestation sociale se cache une volonté forte de reprise en main de notre destin collectif. Ce qui se fait entendre ici est un désir fort de vivre ensemble qui n’a de sens que s’il s’incarne dans un agir ensemble collectif.
Un agir collectif qui devra à terme s’incarner dans les institutions
Si cette aspiration de repossession de notre agir collectif peut véritablement espérer contribuer à mieux servir la dignité humaine, à protéger le Bien commun et à garantir l’accessibilité pour tous au savoir universel, elle ne pourra à terme se dispenser de réclamer pour le peuple québécois la pleine mainmise de tous les moyens dont tout peuple doit naturellement disposer afin d’assumer ses responsabilités devant son destin collectif, à savoir ceux d’un État souverain. Toute démarche de réappropriation de notre devenir collectif qui se satisferait de moins, qui s’arrêterait en chemin, constituerait une défaite, un aveu d’impuissance. Ce serait donner raison à ceux qui plaident l’impuissance. Ce serait faire le jeu de ceux à qui profite le statu quo.
Certes, au moment d’écrire ces lignes, c’est dans la joute électorale que cette lutte devra d’abord se transporter. Même si selon moi ce n’est pas là qu’elle trouvera son aboutissement. Car s’il faut remonter aux véritables sources de cette paralysie collective, c’est, par delà le parti au pouvoir et ses politiques, dans le cadre institutionnel qu’il faut chercher. Il apparaît en effet de plus en plus clair que la structure politique dans laquelle le peuple québécois est maintenu, celle d’une simple « province » au sein d’un ensemble fédéral, est de plus en plus inadéquate, de plus en plus étroite ou handicapante pour la réalisation de ses grandes ambitions et dont ces différents mouvements se font à leur manière les porte-parole. La question nationale n’est pas un enjeu distinct de ceux portés par les mobilisations récentes. La question nationale n’est pas une question qui méritera d’être abordée ailleurs, à un autre moment. Cette question est éminemment centrale aujourd’hui. Car c’est en s’institutionnalisant que ce désir d’agir collectif, soit en se faisant politique et en s’élevant au plein pouvoir étatique, ce que seule peut garantir la souveraineté du Québec, que ce désir pourra enfin s’exprimer et s’accomplir.